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Universaliser les droits : un impératif laïque

Lucie Barridez · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM

Mise en ligne le 14 octobre 2025

L’universalisme, longtemps pensé comme le socle de l’émancipation, est aujourd’hui traversé de critiques : trop abstrait, trop occidental, trop sourd aux inégalités qu’il prétend abolir. De la mission coloniale aux exclusions contemporaines, son histoire est aussi celle de ses détournements. Mais faut-il renoncer à l’universel ? Ou, au contraire, le reconstruire depuis ses marges, au plus près des discriminations vécues ? C’est à cette condition, portée par la laïcité, qu’il peut redevenir une promesse de justice pour toutes et tous.

Photo © Anton Vierietin/Shutterstock

À force d’être invoqués à tout va, certains principes finissent par sonner creux. L’universalisme fait partie de ces grandes notions que l’on retrouve partout : des textes fondateurs jusqu’aux frontons républicains, en passant par les discours politiques et médiatiques. Longtemps moteur de luttes et d’avancées concrètes pour l’émancipation, il est désormais accablé de critiques l’accusant de dissimuler les intérêts du particulier : un sujet masculin, blanc et occidental. Sous couvert d’être le reflet de l’humanité, l’universel particulier s’est alors imposé comme seul horizon du commun, légitimant parfois des systèmes de domination. Et c’est là que la promesse de l’universalisme, à savoir que « les hommes naissent libres et égaux en droits », a commencé à faillir.

En effet, longtemps, on a pensé que proclamer les droits suffisait à les garantir. Que gommer les différences permettait d’effacer les discriminations. Que la loi, dans son abstraction égalitaire, s’appliquerait spontanément et de la même façon à chacun. Mais, comme le rappelle Véronique De Keyser dans son essai Ce que la laïcité doit aux femmes, l’universalité des droits et de la citoyenneté ne concerne originellement qu’une partie de l’humanité : les hommes. Elle écrit : « Les femmes en ont été de facto exclues : le suffrage universel n’a jamais été universel. Pas plus que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Pas plus que l’universalisme humaniste de la franc-maçonnerie. Pas plus que l’égalité salariale »1.

Mais les femmes n’ont pas été les seules victimes de cette exclusion. Les personnes noires ont elles aussi été mises en dehors de l’universel et soumises à de violents régimes d’oppression et d’infériorisation : l’esclavagisme et le colonialisme, deux faces d’une même pièce qu’est le racisme. Pire, c’est justement au nom de l’universalisme et de sa promesse d’émancipation que de tels projets de domination ont été entrepris.

Civiliser au nom de l’universel

Dans leur essai Universalisme, Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau analysent ce paradoxe : l’universalisme, loin d’être toujours une promesse, fut aussi « l’arme du crime et la rivière où on la jette »2. Sous couvert de diffuser la Raison et le Progrès, les puissances coloniales ont justifié des politiques impérialistes et d’appropriation des terres et des peuples colonisés. Ainsi est née la « mission civilisatrice », censée faire entrer ceux qu’on a appelés les « sauvages » dans l’Histoire, dans la modernité, dans l’ordre de la loi. Jules Ferry, en 1885, osait cette phrase tristement célèbre : « Les races supérieures ont un devoir de civiliser les races inférieures. »3 L’universel servait de vernis idéologique à une entreprise de domination, comme en témoigne l’usage du verbe transitif : « universaliser ». On « universalise », comme on annexe, comme on convertit. Cette action ne suppose aucun rapport égalitaire, bien au contraire. Elle implique que certains hommes naissent libres et égaux en droits, d’autres pas.

La contradiction était criante : la Déclaration des droits de 1789 proclamait l’égalité, mais l’Empire en refusait l’exercice. Les colonisés n’étaient pas citoyens. Le droit de propriété leur était refusé et l’esclavage, pourtant aboli, fut rétabli par Bonaparte en 1802. Ce double standard reste, à raison, inscrit dans les mémoires, et constitue un discrédit de taille auprès de tous ceux qui, encore aujourd’hui, défendent sincèrement l’universalité des droits. Cependant, c’est bien au nom de l’universalisme que les groupes minorisés ont revendiqué leur émancipation et qu’ils ont réclamé justice en exigeant le droit à la reconnaissance et à l’autodétermination. D’Aimé Césaire à Frantz Fanon, les anticolonialistes ont ainsi retourné l’instrument contre les bourreaux.

universalisme diversité

L’universel a trop souvent porté les traits du dominant. Pour redevenir une promesse de justice, il doit se reconstruire depuis les marges – au plus près des regards trop longtemps invisibilisés.

© Master1305/Shutterstock

Un universel abstrait, aveugle aux discriminations réelles

Si, aujourd’hui, la liberté et l’égalité en droits s’appliquent à tous les citoyens et toutes les citoyennes, l’universalité effective des droits n’est, pour autant, pas encore atteinte. Tout le problème réside dans le fait qu’on a inclus les groupes minorisés dans l’universel, en voulant gommer les catégories qui auparavant avaient servi d’instrument à leur infériorisation. La race est une de ces catégories. En tant que construction sociale, elle désigne l’ensemble des normes qui ont rendu possible la hiérarchisation des Blancs et des Noirs, justifiant la domination des premiers sur les seconds. La race est en même temps un produit du système raciste et ce qui le reproduit. Proclamer l’universalité des droits en faisant abstraction de cette catégorie ne revient pas à en gommer les effets. Cela pousse à l’aveuglement de ce qui se trouve pourtant sous nos yeux : un racisme toujours bien réel et persistant.

Pire, cette application abstraite et formelle de l’égalité entrave parfois toute ambition de justice sociale. C’est l’angle d’attaque analysé par la juriste française Danièle Lochak qui illustre les effets pervers de cette égalité illusoire et hors sol, rappelant qu’aux États-Unis, le principe de colorblindness – cette idée que la loi ne devrait pas voir les couleurs – a d’abord servi à abolir la législation ségrégationniste. Mais ce même principe a ensuite été instrumentalisé par les détracteurs des politiques de discrimination positive mises en place dans les années 1960, qui jugeaient douteuse la réintroduction de catégories différentielles et qui ont ainsi entravé les efforts visant à corriger des inégalités raciales structurelles. Niang et Suaudeau le disent également sans détour : cet universalisme abstrait, s’il n’est pas repensé, devient une machine à exclure. Il transforme les victimes en suspects, les voix minoritaires en voix « communautaristes ».

Le piège est là : confondre universel et uniforme, égalité et similitude, neutralité et déni.

Impartialité de l’État, condition de justice

Mais si l’universalisme a été à ce point dévoyé, peut-on encore le sauver ? C’est indispensable, mais à condition de le ramener au sol. Un « universalisme concret », voilà ce qu’invoque Véronique De Keyser dans Ce que la laïcité doit aux femmes, c’est-à-dire un universalisme qui repartirait des discriminations vécues, qui « serait concret et situé, accessible à tous et faisant sens même pour les plus vulnérables, eux qui sont trop souvent exclus des valeurs de liberté, d’égalité et de solidarité au quotidien »4. La présidente du Centre d’Action Laïque rappelle aussi que ce sont les combats féministes et antiracistes qui ont permis de visibiliser les failles de l’universalisme tout en le consolidant. Surtout, ces luttes ont révélé une vérité fondamentale : l’universel ne précède pas l’égalité, il en est le fruit.

Attention toutefois que cette exigence de neutralité « d’apparence » ne concerne que les signes convictionnels. En outre, il s’agit bien d’un effort momentané, limité à un cadre précis : celui des missions confiées par l’État dans un espace clairement défini. Ce n’est ni une exigence universelle ni une règle qui doit s’imposer dans tous les espaces publics, et encore moins dans la sphère privée. L’espace public dans son ensemble reste un lieu de liberté d’expression et de pluralisme. La neutralité, elle, est un devoir professionnel dans des contextes spécifiques où l’autorité publique s’exerce.

Dans l’universalisme laïque, cette construction passe par un principe cardinal : l’impartialité de l’État. C’est cette impartialité qui garantit à chaque citoyen et à chaque citoyenne un traitement juste et équitable devant la loi, quel que soit leur genre, leur origine sociale, leurs croyances ou leur couleur de peau. L’impartialité n’est pas l’indifférence. Pour que son action soit impartiale, il incombe à l’État de tenir compte des effets sociaux (donc aussi des discriminations) produits par les catégories précitées (genre, race, etc.). Un traitement juste et équitable est impossible sans un examen concret des causes matérielles de l’injustice et de l’inégalité. De même, l’impartialité implique que l’État reconnaisse et garantisse le pluralisme sans toutefois exprimer de préférence ni de parti pris à l’égard de l’une ou l’autre conviction. C’est là le sens même de l’impartialité. D’où l’exigence de neutralité des agents de l’État, qui, dans l’exercice de leurs missions, se dépouillent de tous signes convictionnels. Ce geste est lui-même le signe explicite que les fonctionnaires et leur employeur ne privilégient aucune opinion en particulier. Il symbolise aussi l’aptitude des agents à suspendre temporairement leurs convictions et leurs intérêts particuliers, et ce afin de produire une action qui a pour finalité l’universalité.

La neutralité, un levier contre les dominations

Mais cette exigence de neutralité ne doit jamais être détournée de son objectif initial. L’histoire de l’universalisme nous apprend combien les principes, aussi nobles soient-ils, peuvent être instrumentalisés pour renforcer les dominations qu’ils prétendaient abolir. L’impartialité ne peut devenir le masque d’une exclusion ciblée ni la justification de politiques discriminatoires. Elle ne doit pas être un outil de contrôle social déguisé, mais une garantie d’égalité.

C’est d’ailleurs cette même impartialité qui oblige l’État, dans un cadre postcolonial, à mener des politiques volontaristes de lutte contre le racisme et les discriminations. Car garantir l’égalité de traitement, c’est aussi combattre les inégalités structurelles héritées de l’Histoire. L’universel ne prend tout son sens que lorsqu’il se donne les moyens de devenir effectif. Il ne suffit pas de proclamer les droits : il faut les rendre accessibles à toutes et à tous, dans leur pleine universalité.

  1. Véronique De Keyser, Ce que la laïcité doit aux femmes. Les voix de l’émancipation, Bruxelles, Centre d’Action Laïque, 2022, p. 54.
  2. Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang, Universalisme, Paris, Anamosa, 2022, p. 18. Nous les avions rencontrés au moment de la sortie de leur livre. Cf. Sandra Evrard, «Repenser l’universalisme au-delà des Lumières », dans EDL, n° 506, juin 2022.
  3. Ibid., p. 23.
  4. Véronique De Keyser, op. cit., p. 15.

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