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De la création humaine
aux « produits synthétiques »

Catherine Haxhe · Journaliste

Mise en ligne le 11 août 2025

Quel est l’impact de l’IA sur la création culturelle ? Peut-on assimiler une œuvre créée par l’IA à de l’art ? Comment les artistes peuvent-ils encore trouver leur place lorsque peinture, photos, vidéos, peuvent être créées de toutes pièces par la machine ? Autant de questions qui s’appliquent aujourd’hui à tout processus créatif.

Illustrations : Marco Paulo

Dans un monde où les outils d’intelligence artificielle générative émergent comme des instruments disruptifs, entraînant une véritable rupture dans le fonctionnement de tant de métiers et de pratiques, une question se pose : la créativité est-elle encore le privilège de l’être humain ?

Produits vs processus créatif

Selon le professeur en psychologie de l’Université du Québec à Montréal Pier-Luc de Chantal, il faut tout d’abord définir la créativité : « (Ce) n’est pas l’apanage de l’art, elle est indispensable à toutes les sphères d’activité où les idées novatrices sont valorisées. Celle-ci peut être comprise à la fois comme un voyage et comme une destination. Les idées créatives forment la destination, mais un long voyage précède : le processus. Les scientifiques qui s’intéressent à la créativité font depuis longtemps cette distinction entre le produit et le processus. À notre avis, cette nuance importante devrait colorer toutes les questions entourant la créativité et l’IA. »1

Le professeur poursuit en se posant deux questions cruciales : l’IA génère-t-elle des « produits créatifs » ? Et s’engage-t-elle dans un « processus créatif » ? Réponse affirmative à la première interrogation, négative à la seconde. Explications !

En matière de « créativité », l’IA produirait davantage d’idées que la plupart des humains. C’est du moins ce que tendent à révéler les dernières études scientifiques canadiennes, américaines et européennes. Plus d’idées et plus originales.

Mais le « processus créatif » semblerait impossible pour l’IA. Pourquoi ? Des chercheurs ont analysé les procédés mentaux, donc humains, précurseurs du processus créatif. Ils relèvent deux phases : « la génération » au cours de laquelle les idées sont formées, et « l’exploration » qui les affine et les adapte en fonction du contexte. Ce qui fait la spécificité de notre cerveau humain, c’est le va-et-vient entre ces deux phases encadré par une « intention », un désir de créer. Or l’IA, elle, ne dispose pas d’une telle intention de créativité et n’opère pas ce va-et-vient. Pour l’instant, cette intention émane encore de la personne derrière l’écran qui utilise l’outil.

Ce qui est certain, poursuit le professeur Pier-Luc de Chantal, c’est que la créativité humaine est augmentée par l’outil : « Une équipe de recherche à Prague a demandé à environ 130 personnes de réaliser un exercice de créativité en utilisant ou non ChatGPT 3.5. Les personnes qui ont utilisé l’IA ont produit des idées de meilleure qualité et plus originales. »

Harmoniser l’équipée sauvage « humain-machine »

« L’une des possibilités est d’utiliser cette nouvelle technologie pour aider les personnes à affiner leurs idées, propose le professeur Chantal, et à réfléchir à leur propre processus, ce qu’on appelle la “métacognition”. Le contexte de cocréation avec l’IA pourrait accroître le potentiel créatif de l’être humain. »

L’IA semble être tout bénéfice, alors pourquoi en avoir peur ? Depuis des temps immémoriaux, l’arrivée de techniques inédites ou d’inventions pose question. Platon lui-même s’est demandé, à propos de l’écriture, si elle ne risquait pas de nous rendre moins intelligents. « Si l’être humain apprend “cela”, il implantera l’oubli dans son âme ; il cessera d’exercer sa mémoire puisqu’il s’en remettra à “cette technologie”, se souvenant des choses non plus en lui-même, mais par des références extérieures », écrivit-il dans les Dialogues.

Arrêter de frotter la manche du génie

Rino Noviello est photographe. Il a créé voici quatre ans Picturimage, société active dans la production photo et vidéo, ainsi que dans la formation. Il est également enseignant dans une école d’art. Il a décidé de s’emparer de l’IA, car il estime que l’on ne peut plus faire sans. Et en matière de créativité, il a d’abord interrogé la figure du « génie » : « L’image du génie isolé, nous explique Rino Noviello, symbolisée par des personnalités comme Léonard de Vinci et profondément enracinée dans notre imaginaire collectif, influence encore largement notre manière de concevoir la créativité et le talent. » Se défaire de l’idée du génie solitaire semble ardu. Cette représentation suggère que le talent serait un privilège inné et qu’il ne pourrait s’exprimer qu’en dehors de toute influence extérieure. Conséquence : on continue de mettre sur un piédestal des figures dites « extraordinaires », mais isolées, en négligeant souvent les conditions collectives ou les environnements qui les ont façonnées.

Un booster d’intelligence collective

En somme, l’intelligence artificielle agit comme un miroir grossissant, mettant en lumière les mécanismes d’imitation, de combinaison et de normalisation déjà présents dans nos démarches créatives. Elle nous pousse à redéfinir les frontières entre l’original et la copie, entre talent et savoir-faire, entre élan créatif et automatisation. Au-delà de sa fonction d’outil, elle s’impose comme un phénomène culturel qui bouscule nos conceptions du génie, de l’authenticité et de la valeur artistique. À l’époque de l’IA, la véritable question ne porte plus seulement sur l’auteur d’une création, mais sur ce qui a du sens – et pour qui. « Oui, conclut Rino Noviello, toute œuvre, même la plus “géniale”, est d’abord un assemblage, une réinterprétation de matériaux préexistants, enrichis par le contexte et les interactions. »

Caroline Zeller est artiste, directrice créative et ingénieure visuelle basée à Lyon. Après une formation en arts visuels et en typographie, la transition vers l’IA générative et le « word art » lui est apparue comme une évolution naturelle. Et en matière de créativité, elle ne dit pas autre chose que Rino Noviello lorsqu’elle affirme : « Je n’ai jamais créé ex nihilo, j’ai toujours été nourrie de plein d’influences. Tout ce qu’on est, c’est une somme d’influences culturelles, de ce qu’on voit et de ce qu’on ne peut pas détacher de soi… On va tous piocher dans cet espace. Et in fine, c’est toujours moi. »2

Ainsi que le suggèrent Rino Noviello et Caroline Zeller, ce n’est plus la « fulgurance d’un individu isolé qui prime », mais la capacité d’un groupe à explorer, à sélectionner, à affiner et à donner du sens à une diversité de propositions, tel un jeu d’équipe. Loin de menacer la créativité, l’intelligence artificielle nous pousse à la reconsidérer comme une démarche collective.

Le « prompt », l’instruction qui donne vie

Mais pour ce faire, il faut maîtriser la technique du prompt, à savoir les instructions ou consignes que l’on donne à l’IA. Si on lui demande par exemple de nous dessiner la tour Eiffel, c’est essentiellement elle qui va générer l’image. Toutefois, si les instructions vont vers une idée plus créative, alors là, on génère « avec » l’IA. « Moi, j’ai commencé par générer des images photoréalistes, se souvient Rino Noviello. J’ai immédiatement choisi de garder une cohérence par rapport à ma formation et à mon métier. La première image que j’ai créée, c’était un loup. C’était assez génial ! On ne peut plus faire sans l’IA : je dois former mes étudiants à ces procédés, il en va de mon devoir, de ma responsabilité. Sinon, c’est comme si j’étais resté en argentique ou en plaque de verre 30 x 40. »

Pourtant, d’aucuns disent que cette déferlante d’images IA pourrait perturber l’imaginaire visuel collectif. Caroline Zeller contre-attaque : « Cet imaginaire a de tout temps été imposé, à travers l’art, le cinéma, la pub, les séries. Un nouvel imaginaire collectif IA va sûrement apparaître et c’est tant mieux. »

Maîtriser et protéger

Bien sûr, le gros du boulot en définitive, c’est de dompter cet outil, de se l’approprier. Deux points sont avancés par tous les experts et les artistes : se former à la bonne pratique du prompt, et ensuite, protéger les auteurs et leurs créations IA par des droits et une jurisprudence adéquate.

Qu’en est-il aujourd’hui des droits d’auteur lorsqu’on crée avec l’intelligence artificielle ? Peut-on en revendiquer la paternité ? Carine Doutrelepont, avocate spécialisée et artiste photographe, témoigne : « J’ai toujours défendu les droits de l’auteur. Or ces droits ne sont encore accordés de nos jours que pour protéger des créations humaines, il faut l’empreinte de la personnalité de l’auteur. »

Aux États-Unis, les créations ayant été reconnues comme « protégeables » intègrent souvent d’autres étapes de travail : retouches en postproduction, ajouts d’éléments photographiques réels, etc. Pourquoi pas l’IA ? « Si effectivement, un travail minutieux est fait avec des choix esthétiques très importants, poursuit Carine Doutrelepont, cela pourrait être pris en compte. On le voit dans le secteur du livre, il y a eu un accord sur l’importance de l’utilisation de l’IA dans les textes écrits, puisque aujourd’hui, on peut écrire facilement “à la manière de”. C’est vrai que c’est essentiel de bien déterminer la part d’IA et la part créative de l’auteur. Nous ne sommes qu’au début, c’est assez passionnant, mais il faut être très vigilant. L’Europe a une fâcheuse tendance à détricoter les textes de protection, mais c’est dangereux de laisser tout faire. Aux États-Unis, avec la “phagocytation” [sic] des œuvres par l’IA, Meta et OpenAI, ont absorbé et mangé une quantité d’œuvres au détriment des auteurs. »

Après le « fait maison », le « fait humain »

Depuis janvier 2024, les auteurs s’auto-éditant chez Librinova peuvent décider d’apposer sur la couverture de leur livre le macaron « Label Création humaine ». À l’origine de ce label, une entreprise française fondée en mai 2023. Pour 49 €, elle s’engage à vous fournir cette certification après un processus en quatre étapes comprenant une vérification avec un détecteur d’IA. La société explique que ce label permet de « distinguer avec clarté les ouvrages créés par l’esprit humain des contenus générés par intelligence artificielle » et de « se prémunir contre le risque de contrefaçon et des conséquences pour la crédibilité du diffuseur ».

Bien sûr, nous ne pouvons conclure sans songer à tous ces artistes qui craignent pour leur job, car si l’IA permet de magnifiques avancées, elle volera probablement le gagne-pain d’un tas de créatrices et de créateurs. Ainsi, Clémentine Achat, connue sous le nom de Clemzillu, en réponse à la tendance virale des starter packs, a lancé une contre-offensive sur les réseaux sociaux avec d’autres artistes : #starterpacknoAI. Ils ont décidé de créer leurs propres starter packs à la main. Dans le sien, Clemzillu a dessiné son chat, des fleurs, ses crayons et un ordinateur. « J’ai choisi de le faire pour protester contre cette tendance dans laquelle tout le monde s’engouffre, avec des contenus lisses, similaires, sans singularité. Il faut sans cesse rappeler que créer une image, ça prend du temps, c’est de la réflexion, c’est un travail d’humain. Ce n’est pas juste appuyer sur le bouton d’une application. »

Pour l’instant, l’illustratrice ne craint pas le remplacement par l’IA de son métier, car la création de motifs, notamment pour le textile, est complexe. Mais qu’en sera-t-il demain ? Qui aurait pu dire le matin du 11 mai 1997 que le champion d’échecs Garry Kasparov allait être, quelques heures plus tard, battu par Deep Blue ?

© Clemzillu

starter pack clemzillu

À voir

Pour découvrir le monde étonnant des « projets IA », on vous conseille de promener vos yeux sur les créations photo innovantes d’Alys Thomas avec sa série « World Cop » ou d’Andrés Reisinger et son anthologique « Take Over ».

  1. Pier-Luc de Chantal, « La créativité de l’IA repose sur la personne derrière l’écran… pour l’instant », mis en ligne sur theconversation.com, 24 avril 2024.
  2. Benoît Raphaël, Thomas Mahier et Flint GPT, « Peut-on être (vraiment) créatif avec l’intelligence artificielle ? », mis en ligne sur generationia.flint.media, 9 mars 2024.

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