Chronique du Nord
Extrême droite :
écouter pour comprendre et agir
Propos recueillis par Joke Goovaerts1 · Chargée de communication à deMens.nu
Avec la rédaction
Mise en ligne le 22 mai 2025
Le 13 octobre dernier, près d’un habitant de Ninove sur deux a voté en faveur de l’extrême droite, permettant au Vlaams Belang de décrocher son premier mayorat. Six ans plus tôt, lors des élections précédentes, la liste Forza Ninove emmenée par le député VB Guy D’haeseleer avait déjà remporté un score impressionnant. Auteur et metteur en scène, Dominique Willaert a voulu comprendre ce qu’il se passait dans cette commune de Flandre-Orientale. Il a parcouru les rues et quartiers du Pays de la Dendre durant quatre mois en 2022. À l’écoute, sans a priori, il a recueilli les récits et points de vue des habitants pour ensuite les consigner dans un livre.
Photo © Werner Lerooy/Shutterstock
Le périple de Dominique Willaert l’a conduit de Denderleeuw et Ninove à Aalst, Herzele, Zottegem et Grammont, pour s’achever à Liedekerke. Il a échangé avec quelque 120 habitants, aussi bien des personnes récemment installées que d’autres profondément enracinées dans la région. Il mêle ces témoignages aux réflexions d’acteurs engagés dans la société civile locale : syndicats, associations de quartier, mouvements de jeunesse, défenseurs de l’environnement, initiatives solidaires… Le résultat est un portrait large et nuancé des préoccupations de la population.
Pourquoi avoir écrit ce livre, alors que vous n’êtes pas originaire de la région ?
En 2022, j’ai publié Dansen op een ziedende vulkaan2, un essai sur le malaise et la colère qui traversent notre culture. Cet ouvrage, plutôt théorique, m’a été inspiré par l’assaut du Capitole aux États-Unis. Enfant, j’avais appris que l’Amérique était le symbole du monde libre et de la démocratie. Et soudain, cette démocratie était frappée en plein cœur. Après la parution du livre, un travailleur social m’a écrit pour me proposer de passer de la théorie à la pratique en me rendant dans un bastion du mécontentement : le Pays de la Dendre.

Dominique Willaert et Yasmina Besseghir (photos), Niet alles maar veel begint bij luisteren. Een verslag uit de Denderstreek, Berchem, EPO, 2023, 279 pages.
En 2018, 40 % des électeurs de Ninove avaient voté pour Forza Ninove. Et en 2024, la liste de Guy D’haeseleer a encore progressé, obtenant 47,4 % des voix et la majorité absolue des sièges. Pourquoi un tel terreau pour l’extrême droite ?
En 2018, 40 % des électeurs de Ninove avaient voté pour Forza Ninove. Et en 2024, la liste de Guy D’haeseleer a encore progressé, obtenant 47,4 % des voix et la majorité absolue des sièges. Pourquoi un tel terreau pour l’extrême droite ?
Le Pays de la Dendre est-il un laboratoire pour le Vlaams Belang ?
Oui, plusieurs facteurs entrent en jeu. Guy D’haeseleer et Kristof Slagmulder, deux figures du Vlaams Belang, possèdent un réel talent politique. Leur stratégie de proximité crée un sentiment de sécurité et d’appartenance. Chaque samedi, le Vlaams Huis de Ninove organise une permanence. Les habitants qui s’y rendent allaient autrefois dans les Volkshuizen (« maisons du peuple ») qui ont depuis fermé. En parallèle, le Vlaams Belang déploie un dispositif efficace sur les réseaux sociaux, avec d’importants investissements.
Comment avez-vous rencontré les habitants que vous avez interrogés ?
J’ai beaucoup marché, lentement, à travers rues et quartiers. J’interpellais spontanément les gens en leur demandant : comment est-ce que l’on vit ici ? Une question simple qui, le plus souvent, déclenchait immédiatement la conversation. Ce qui m’a surpris, c’est que malgré mon apparence peu conventionnelle, très peu m’ont éconduit. Certains me disaient seulement : « Je n’ai pas le temps maintenant, mais repassez plus tard. » J’ai abordé des personnes sur des terrasses, dans des cafés, aux arrêts de bus, dans des clubs canins, sur les marchés…
Votre approche repose donc sur le dialogue approfondi ?
Oui, je voulais dépasser les clichés. Cela implique une certaine intimité. Lors d’un premier échange, les gens expriment surtout leur colère et leurs frustrations. Mais pendant une deuxième ou troisième rencontre, des nuances apparaissent, et on touche à des sentiments existentiels plus profonds : la peur, l’isolement, les coups durs en série…
Qu’est-ce qui motive le mécontentement et le vote protestataire ? L’immigration ? Un sentiment de déclassement ?
Il n’y a jamais une seule raison. Voter pour le Vlaams Belang est l’aboutissement d’un long processus, alimenté par des pertes successives. Les personnes âgées évoquent souvent, avec nostalgie, l’époque où il existait trois ou quatre grandes familles politiques. Elles offraient un cadre de vie, de la naissance à la mort, via leurs associations et réseaux. Cette proximité politique procurait un sentiment de sécurité et d’écoute. Les bourgmestres, échevins et députés vous serraient la main, demandaient des nouvelles de votre famille… Ces petites attentions faisaient partie intégrante du tissu social. Avec la fin de ce système, un vide s’est creusé. Les classes moyennes ont pu s’adapter, mais 30 à 40 % des personnes en situation de précarité ont perdu tout contact direct avec les structures politiques.
Ninove est la première ville flamande à avoir succombé aux chants des sirènes du Vlaams Belang.
© Yasmine Besseghir
La Vlaams Huis à Ninove est une initiative forte du Vlaams Belang. Service politique, proximité, création de liens… est-ce un modèle pour les autres partis ?
C’est le cas, en effet. Le service politique y est assez remarquable. En première ligne, on ne trouve pas beaucoup de discours idéologiques. Le Vlaams Belang a créé un environnement politique et social très normalisant. Si vous allez à la Vlaams Huis, il n’y a pas de propos xénophobes ou racistes. L’atmosphère est la même que dans un café classique, un peu comme la Volkshuis où j’allais enfant avec mes parents. Les gens viennent y boire un verre, discuter du temps, de la maison, du jardin potager… Et puis la conversation dévie vers la politique, et on entend les blagues habituelles, comme partout.
Mais n’y a-t-il pas quand même une forme de polarisation ? Les personnes blanches face aux nouveaux arrivants, qui ont une autre couleur de peau ?
Cela ne se ressent que plus tard, pas dans les discussions du quotidien. C’est quand on creuse un peu et qu’on demande : qu’est-ce qui vous dérange ? En vingt ans, une migration importante a eu lieu et personne n’a reçu d’explications. J’ai interviewé des gens tout à fait respectables qui, à la fin de la conversation, m’ont dit : « Oui, nous votons Vlaams Belang. » Avant, ils votaient pour d’autres partis, démocratiques. Cela ne servirait à rien de leur reprocher d’être nazis ou fascistes, de les diaboliser, de se moquer d’eux, de les considérer comme des idiots ou des marginaux. En discutant avec eux et en les écoutant, on découvre ce qui les a poussés à faire ce choix. Mon analyse, c’est que nous devons essayer de ramener ces électeurs vers les partis démocratiques. Cela relève d’une stratégie et d’une décision. Au sein de la société civile, nous pourrions mettre en place des espaces de dialogue. Cela permettrait d’apprendre les uns des autres et de rechercher ce que j’appelle le « sens commun », ou le bon sens. Dans les débats sur la diversité, nous passons un temps fou à parler de nos différences. Mais quelle est notre base commune ? Qu’avons-nous en partage ?
La migration est-elle un enjeu dans la région ?
La région a profondément changé à partir de 2000. Beaucoup de personnes d’origine africaine sont venues des Pays-Bas et de Bruxelles. Elles aspirent au rêve résidentiel flamand et veulent élever leurs enfants dans un cadre rural, avec une maison à un prix abordable, un bon enseignement et du calme. Les personnes issues de l’immigration sont souvent contraintes de s’organiser de manière plus informelle. Elles n’arrivent pas à s’intégrer à la communauté existante ni à naviguer dans nos procédures. Mais on peut travailler là-dessus.
La question de la langue est-elle aussi importante ?
Absolument. Cela suscite des inquiétudes, de l’indignation et la peur d’une nouvelle francisation. J’ai demandé à de nombreuses personnes africaines : savez-vous que nos ancêtres en Flandre se sont durement battus pour avoir le droit de parler leur langue ? Et elles me répondent : « Ah non, je ne le savais pas. » On peut enseigner le néerlandais sur le plan technique, mais l’intégration et l’insertion civiques impliquent aussi d’apprendre l’ADN historique du pays. Il faut travailler avec des ambassadeurs – des personnes qui ont de l’influence au sein de la communauté et qui peuvent inciter les autres à tenir compte des sensibilités locales. Cela concerne la langue, mais également le son. Je ne parle pas de bruit, mais de son. Une musique très joyeuse peut être une nuisance pour un voisin. C’est le cas aussi du tri des déchets, de l’usage de l’espace public… De grandes différences sociales et culturelles créent des frictions, et il faut s’en occuper.
Dans certaines communes du Pays de la Dendre, derrière la façade du drapeau flamand, le symbole identitaire fait en écho aux discours du Vlaams Belang.
© Yasmina Besseghir
Vous avez tenté de créer un dialogue entre des électeurs du Vlaams Belang et de nouveaux arrivants. Est-ce une solution pour apaiser la colère et l’indignation ?
Peut-être est-ce un piège d’utiliser le mot « solution ». Il s’agit plutôt de savoir comment nous pouvons défendre et renforcer la démocratie. Le Vlaams Belang construit des mythes. Ses membres diffusent des théories complotistes sur le « grand remplacement » et le climat. Ils jouent sur la peur. Reproduire leur programme est une erreur. Les partis qui le font normalisent le discours du Vlaams Belang. Nous pourrons inverser la tendance si les partis démocratiques traditionnels réaffirment et défendent leurs valeurs fondamentales. Les électeurs doivent entendre d’autres options, ce qui les poussera à douter. Je fais souvent cela sous forme de questions. Supposons que Vlaams Belang arrive au pouvoir au fédéral, que va-t-il changer ? Ce parti va-t-il expulser les personnes issues de l’immigration ? Quelle loi européenne ou belge autoriserait cela ? Qui occupera les nombreux postes vacants dans les maisons de repos ? Il faut construire des scénarios où les citoyens eux-mêmes écrivent l’avenir politique.
- Cet article est une version traduite et actualisée de « Democratie verdedigen en versterken », paru dans deMens.nu Magazine, 13e année, no 2, mis en ligne le 24 avril 2024. Il est publié ici avec l’autorisation de deMens.nu et de son auteur.
- Titre que l’on peut traduire par « Danser sur un volcan en ébullition » en français, NDLR.
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