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La finitude apprivoisée

Catherine Haxhe · Journaliste

Mise en ligne le 17 février 2025

Une des plus habiles façons d’aborder la finitude est de concevoir au plus tôt sa vie comme une histoire à raconter, en assumant chacun de ses instants et en regardant de chaque côté; vers ce passé qui m’a fait et cet avenir qui va me faire. »

Agrégée et docteure en philosophie, Sophie Galabru, auteure de Le visage de nos colères et de Faire famille nous revient avec un bel ouvrage sur Nos dernières fois. Elle y explore la notion de la finitude à travers les adieux, les derniers instants et bien sûr la nostalgie qui les accompagne. Elle nous prend par la main et nous emmène dans ses questionnements intimes et pourtant tellement universels : quel est notre rapport au temps ? à l’irréversibilité des moments vécus ? Comment vivons-nous ces ultimes expériences ? Cet ouvrage passionnant s’articule autour de plusieurs axes : la prise de conscience de la dernière fois, la préparation à ces instants, leur impact sur notre mémoire et notre identité. En trois mots comme autant de découpages – « se préparer », « subir » et « espérer » –, Sophie Galabru nous invite à réfléchir sur les différentes transitions qui marquent une existence et la manière dont elles peuvent être vécues avec sérénité et ouverture.

Dès le prologue, l’auteure exprime sa fascination pour la fuite du temps et la douleur qui l’accompagne. Elle évoque une journée entre amis, heureuse mais teintée de la conscience que ce moment ne se répétera jamais exactement de la même façon. Comme nous l’enseignait Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Cette lucidité face à l’éphémère l’accompagne depuis l’enfance, lorsque, comme Ionesco, elle a pris conscience de la mort et du passage du temps. Pour elle, chaque moment, parce qu’il peut être le dernier, revêt une intensité particulière.

Sophie Galabru distingue trois schémas de dernières fois. Il y a celles que nous anticipons et que nous cherchons à ritualiser, comme le dernier jour d’école, le pot de départ ou l’adieu à notre maison d’enfance. Ces moments auxquels on peut « se préparer », souvent empreints d’une émotion forte, d’une volonté de contrôle, mais aussi d’une illusion : malgré les préparatifs, la dernière fois nous échappe toujours en partie. Et puis, il y a ces dernières fois imprévues, imposées par les circonstances, telles qu’un deuil soudain ou une rupture brutale. Tout ce qui doit être « subi ». Sans oublier ces dernières fois provoquées volontairement, comme lorsqu’on décide de quitter un emploi ou de mettre fin à une relation toxique, et qui nous permettent d’« espérer », de guérir, pour maîtriser l’immaîtrisable ou s’offrir une vie comme le plus beau des voyages.

Puisque vous parler de ce livre fait partie de ma charge de travail – et ce n’est que pur bonheur ! –, je soulignerai ici la réflexion que nous offre Sophie Galabru autour du dernier jour de travail, moment ambivalent entre soulagement et angoisse. Elle évoque aussi la retraite, qui peut être vécue comme une libération ou une mise au rebut. À travers des témoignages et des références philosophiques, elle souligne la nécessité de repenser ce passage pour éviter la « retraite guillotine » et envisager une transition progressive. Elle illustre également cette difficulté avec le parcours de sportifs et d’artistes confrontés à la fin de leur carrière, tels que Mohamed Ali ou David Beckham, qui ont dû apprendre à tourner la page malgré leur passion. Puisque notre époque est au jeunisme, l’auteure met bien sûr en avant les enjeux psychologiques liés à la perte d’une identité professionnelle et à la nécessité de reconstruire un sens après la vie active.

Et c’est avec la même émotion que Sophie Galabru décrit le départ d’une maison de famille, un processus à la fois matériel et profondément intime. Elle analyse comment nos espaces de vie nous façonnent et continuent d’exister en nous, même après les avoir quittés. Elle évoque la douleur de voir un lieu aimé abandonné et la nécessité de ritualiser ces séparations pour mieux les accepter. Petite fille d’un comédien français populaire et salué de tous, elle s’appuie sur ses expériences personnelles avec lucidité, tendresse et humour.

Les dernières paroles comme autant de dernières volontés sont au cœur de ses préoccupations de la philosophe amoureuse des mots. Qu’il s’agisse des mots d’un mourant, des poèmes d’adieu des samouraïs ou des dernières déclarations de condamnés à mort, ces ultimes expressions revêtent une importance particulière. Elles condensent une vie entière et résonnent bien après la disparition de leur auteur. Sophie Galabru interroge la valeur de ces mots et leur portée symbolique, soulignant leur rôle dans le deuil et la mémoire collective. L’occasion d’explorer également comment différentes cultures perçoivent et honorent ces dernières paroles, du Japon ancien aux traditions occidentales modernes. Analysant la manière dont certaines dernières fois sont célébrées par des rites de passage, comme les cérémonies de fin d’études, les adieux à une période de vie ou encore les derniers instants partagés avec un être cher.

Peut-on être profondément nostalgique en acceptant le temps qui passe ? La piste de l’auteure ? Ne pas figer les instants passés mais les intégrer à notre trajectoire de vie. Sophie Galabru fustige l’obsession contemporaine de « compter » ses expériences, qui peut mener à une existence crispée sur la peur du manque. Pour elle, il ne s’agit pas d’échapper à la finitude, mais de l’apprivoiser, en trouvant un équilibre entre souvenir et présence au présent. Apprivoiser la finitude, c’est aussi choisir sa fin de vie. La philosophe nous rappelle que les stoïciens faisaient du suicide une libération et un acte admissible pour déterminer sa vie. Cela suffit à relancer un débat « touchy » sur le suicide assisté et l’euthanasie chez nos voisins français, puisque comme le souligne Sophie Galabru, l’horizon de la fin ne doit pas abolir la liberté.

Nos dernières fois est une méditation profonde et intime sur le rapport au temps et à la mémoire. À travers des réflexions philosophiques, des anecdotes personnelles et des références littéraires, Sophie Galabru nous invite à repenser notre façon d’envisager les fins et à voir en elles plus qu’une perte, une possibilité de transformation et de renaissance. Elle propose une réflexion sur l’importance de ces moments de transition et sur la manière dont ils peuvent être vécus avec plus de conscience et d’apaisement.

Sophie Galabru, Nos dernières fois, Paris, Allary, 2025, 220 pages.

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