Libres, ensemble
Pour un cours de logique formelle en secondaire
Par Luc de Brabandere · Philosophe d’entreprise
Mise en ligne le 17 décembre 2024
L’ampleur de l’intelligence artificielle et son impact sur la société sont tels qu’il y a une urgence. C’est un très grand projet pédagogique qu’il faut lancer, qui se résume en une phrase : il faut apprendre aux adolescents à penser logiquement.
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Ingénieur en mathématiques appliquées de formation, je suis l’informatique de près depuis plus de cinquante ans et j’ai souvent été impressionné. Quand j’ai vu le premier ordinateur personnel, le premier tableur, le premier moteur de recherche, chaque fois, j’ai ressenti un choc. Mais la découverte il y a deux ans à peine de ChatGPT, de Dall-E et autres systèmes analogues est – de très loin – le choc de ma vie professionnelle.
Pour faire face à cette vague, un cours de logique formelle devrait être ajouté au programme des études secondaires. Après avoir décrit le chemin personnel qui m’a conduit à cette conviction, je situerai la place de la logique dans la boîte à outils de la pensée, je distinguerai ensuite la logique des mathématiques et la présenterai enfin comme étant indispensable pour décoder les biais cognitifs et détecter les arguments fallacieux.
Euclide et Aristote
Quand j’ai commencé mes études de philosophie dans les années 1990, je me souviens d’avoir regardé la liste de la trentaine de cours qui en constituaient le programme et que je m’apprêtais à aborder au rythme d’un examen par trimestre. Parmi eux, j’ai vite repéré « logique », et je me rappelle m’être dit qu’avec ma formation en mathématiques, ce trimestre-là serait plutôt un trimestre tranquille… Quelle erreur ! Loin d’être posé, ce fut un des trimestres les plus secouants de mes études. J’ai ressenti à la fois un éblouissement mais aussi une forme de stupéfaction de n’avoir découvert cela qu’à 45 ans, un peu de manière fortuite.
Petit à petit, ma stupéfaction s’est transformée en colère. Mais pourquoi donc pendant le secondaire ne m’a-t-on pas parlé du syllogisme d’Aristote comme on m’a parlé de la géométrie d’Euclide ? Pourquoi ne m’a-t-on pas initié à la logique comme on l’a fait pour les mathématiques, de manière symétrique, comme étant bien les deux fondements – très différents – de la pensée déductive ? En 1994, quand j’ai découvert la logique, Internet en était à ses premiers pas, les smartphones et les réseaux sociaux n’existaient pas. Aujourd’hui, à ma grande frustration se rajoute un sentiment d’urgence, voire de panique.
Je le dis avec fermeté, il faut enseigner les bases de la logique dans le secondaire pour deux raisons principales. Premièrement, elle offre des fondements à la pensée critique. Logique et pensée critique constituent la boîte des premiers secours face à l’invasion des fake news sur les réseaux sociaux. Deuxièmement, elle est au cœur des algorithmes et de beaucoup des métiers du futur. Une troisième raison pourrait être la fin annoncée de l’enseignement du grec ancien. Gardons au moins le logos, l’exigence du raisonnement rigoureux.
Modéliser la pensée
La logique est un des nombreux outils qui nous permettent de mieux penser. Mais c’est le seul d’entre eux qui soit scientifique. Avant d’aller plus loin, il nous faut donc préciser ce qu’est la pensée. De manière très simplifiée, disons que la pensée se déploie en trois temps, le concept, le jugement et le raisonnement : on conceptualise quelque chose, par exemple le fromage ; on en pense quelque chose, par exemple « le fromage est calorique » ; on en conclut quelque chose, par exemple « le fromage est calorique, donc je n’en mange pas trop ». Regardons cela de plus près.
Un concept est comme un tiroir qui permet de ranger des choses, différentes, certes, si l’on prend tous les aspects en considération, mais aussi logiquement reliées par des similarités partielles. Un concept est représenté par un mot au singulier. Un « fromage » est un concept. « Les fromages » ne l’est pas. Mais un « plateau de fromages » l’est à nouveau. Un concept isolé ne sert pas à grand-chose. Que pensons-nous de cette chose ? Le fromage est-il bon, cher, bien emballé ? Doit-il être servi avant le repas ou après ? C’est la difficulté du jugement, car nous sommes contraints au sommaire, à l’abrupt, au péremptoire. Nous ne pouvons échapper à la caricature, aux biais et aux stéréotypes. Un jugement isolé ne sert pas à grand-chose non plus. La pensée doit aligner des jugements pour construire un raisonnement, pour déduire une ou des conclusions à partir de prémisses. Dernier défi, donc : il faut séparer les raisonnements corrects de ceux qui ne le sont pas. Et ce n’est pas toujours facile.
Prenons par exemple : « Plus il y a de gruyère, plus il y a de trous. Plus il y a de trous, moins il y a de gruyère. Donc, plus il y a de gruyère, moins il y a de gruyère. » Quelle est exactement la nature de la faille dans ce raisonnement ? La logique n’intervient qu’au troisième étage du modèle de la pensée décrit ci-dessus. Elle n’est en effet liée ni aux mots que l’on utilise ni aux jugements que l’on porte. La logique a pour objet d’analyser la structure des raisonnements et de séparer alors ceux qui sont valides de ceux qui ne le sont pas. Si l’appellation officielle de la discipline est « logique formelle », c’est pour bien rappeler qu’elle ne traite pas du fond.
Si on demande à quelqu’un le contraire du blanc, très vite il répondra que c’est le noir. Mais si on lui demande le contraire du bleu, c’est sa perplexité que l’on suscite… Effectivement, le contraire d’une couleur n’est pas une autre couleur. Le contraire du blanc, c’est ce qui n’est pas blanc, et le contraire du bleu, c’est ce qui n’est pas bleu. Et tout cela n’a rien à voir avec les couleurs !
Mathématiques et logique
L’étude de la logique ne doit pas être confondue avec celle des mathématiques. Même si Gottfried Wilhelm Leibniz et des générations de disciples ont essayé de fusionner les deux disciplines, on sait depuis Kurt Gödel que c’est impossible, et que « vrai » et « démontrable » ne sont pas des synonymes. En première approche, on peut dire que deux types de raisonnements sont possibles : soit il utilise des chiffres, c’est le champ des mathématiques ; soit il n’en utilise pas, et c’est celui de la logique.
Les deux disciplines sont complémentaires. S’il faut dans une pièce installer une lampe susceptible d’être allumée et éteinte à chacune des deux portes, les mathématiques permettent de calculer le nombre de mètres de fil électrique nécessaire, mais c’est de la logique que l’on a besoin pour installer les interrupteurs à chacune des entrées.
Les deux disciplines sont complémentaires, mais elles restent bien distinctes. Deux exemples illustrent cette différence. En mathématiques, on manipule des « plus » et des « moins ». En logique, on jongle avec des « ou » et des « et ». Et le problème se pose très vite. Car le « plus » et le « et » sont très semblables, commander un café et un croissant ou un café plus un croissant revient quasi au même. Mais le « moins » et le « ou », en revanche, n’ont pas grand-chose à voir. Un café moins un croissant ne veut rien dire, un croissant moins un café non plus. Et de plus, proposer un café ou un croissant peut se comprendre de deux manières différentes. Soit de manière exclusive, c’est soit l’un soit l’autre, soit non, et l’hôte peut alors partir avec un café… et un croissant !
Selon la logique mathématique, une proposition (ou assertion) est un énoncé mathématique qui a une et une seule valeur : vrai ou faux. La logique formelle vise à évaluer la validité de nos inférences et nous indique comment trouver de bons arguments.
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En mathématiques, il y a une forme de réversibilité. Énoncer x + y = 5 équivaut à énoncer 5 = x + y. En logique, ce n’est pas le cas. De l’affirmation « On est dimanche, donc la poste est fermée », je ne peux pas déduire avec certitude « La poste est fermée, donc on est dimanche ». Comme aime le répéter le philosophe des sciences Étienne Klein : « Ce n’est pas parce qu’il y a des grenouilles après la pluie qu’il a plu des grenouilles ! »
Biais cognitifs
Les adolescents de nos écoles apprennent aujourd’hui la géographie, l’algèbre, le flamand et beaucoup d’autres choses encore. Mais apprennent-ils à penser ? Ce n’est pas si sûr, tout simplement – aussi incroyable que cela puisse paraître – parce que cela n’est pas au programme !
Quand un enfant se trompe, il peut s’agir d’une faute de calcul, et le professeur de mathématiques est là pour y remédier. Mais il peut s’agir aussi d’une faute dans un raisonnement où il n’y a pas de chiffres, et il n’y a pas aujourd’hui de professeur de logique pour l’aider. Or les pièges sont nombreux. Prenons un exemple. A priori, le raisonnement qui suit semble valide : « Les artistes sont des créatifs. Parmi les créatifs, certains sont drôles. Donc il y a des artistes qui sont drôles. » Et celui-ci est clairement non valide : « Les chiens sont des animaux. Parmi les animaux, certains sont capables de voler. Donc il y a des chiens qui sont capables de voler. » Pourtant les deux structures sont exactement les mêmes : « Les A sont des B. Parmi les B, certains sont C. Donc il y a des A qui sont C. » Et donc, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, le premier raisonnement n’est pas valide non plus ! Mais où est alors le problème ? C’est ce qu’on appelle un biais cognitif. Le premier raisonnement est en général considéré comme valide, car on sait la conclusion vraie, ce qui ne suffit évidemment pas. Le deuxième sera déclaré incorrect, car nous savons qu’aucun chien ne peut voler.
Un biais cognitif agit comme une illusion d’optique qui nous fait prendre pour logique ce qui ne l’est pourtant pas. Cette erreur n’a rien à voir avec les mathématiques, et ce n’est qu’un exemple parmi toutes celles que nous pouvons commettre. Il est donc important de comprendre d’où elles proviennent et de visualiser ce qui se passe lorsque l’on raisonne. La logique est la science qui étudie les conditions de l’utilisation correcte du mot « donc ».
Pensée critique
Les ados devraient pouvoir suivre un cours de logique. On y parlerait aussi bien du moteur de recherche de Google que de Socrate qui dénonçait les arguments boiteux des sophistes, ces professionnels sans scrupules capables de défendre la chose ou son contraire, du moment que c’était bien payé. Ce serait un cours idéal pour offrir à la fois une culture historique et des outils très actuels, car les algorithmes logiques sont au XXIe siècle ce que les équations mathématiques étaient au XXe. Et car il y a toujours des sophistes parmi nous…
Il faut apprendre aux adolescents à penser logiquement et pas seulement en vertu d’une logique mathématique.
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Ceux qui conçoivent les algorithmes le savent bien, la psychologie importe autant que la technologie pour garder l’attention des utilisateurs. Leur stratégie est simple : captiver, capter, capturer. Pour permettre aux adolescents de résister et de développer leur esprit critique, il faut instaurer un cours d’introduction à la logique formelle dans le secondaire.
Pour poursuivre la réflexion
Luc de Brabandere, Petite philosophie des arguments fallacieux, Paris, Eyrolles, 2021, 166 pages.
Luc de Brabandere et Anne Mikolajczak, Petite philosophie de nos erreurs quotidiennes, Paris, Eyrolles, 2009, 94 pages.
Luc de Brabandere, Pensée magique, pensée logique, Le Pommier, 2008, 191 pages.
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