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Marina Garcés

« Nous sommes tous
des apprenants »

Propos recueillis par Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 9 octobre 2024

Dans son dernier ouvrage, À l’école des apprenants, Marina Garcés interroge non seulement l’institution éducative en tant que lieu de transmission de savoirs, mais aussi et avant tout comme lieu de création de liens qui définissent notre manière de faire société. Son approche philosophique remet en question notre course à la connaissance et à l’ascension sociale, alors que nous ne serions encore qu’au stade de l’apprentissage du vivre ensemble. Elle ose la question : quel est le sens de l’école et de l’éducation aujourd’hui ?

Photo © rassyidArt/Shutterstock

Pourriez-vous nous expliquer ce qui se cache derrière le titre de votre livre ?

 

Après la publication de mon livre Nouvelles Lumières radicales1, je me suis posé cette question importante : une meilleure éducation et un accès plus libre à la connaissance et au savoir constituent-ils vraiment une condition pour l’émancipation ? Qu’est devenue cette idée essentielle dans l’imaginaire des Lumières ? Aujourd’hui, on ne voit plus clairement le rapport entre l’émancipation sociale et personnelle et la pratique éducative et pédagogique. D’où l’importance de devenir apprenant comme une condition non seulement fonctionnelle, mais aussi de transformation personnelle et sociale.

Qui sont les apprenants ?

L’idée soutenue dans le livre, c’est que les apprenants ne sont pas seulement ceux qui vont à l’école ou qui suivent une formation, mais que l’on peut tous – en tant que personne, collectif ou citoyen – se penser comme apprenant. Que se passe-t-il si l’on assume cette intention ? Au-delà du système éducatif, c’est apprendre des autres au sens large du mot, mais c’est aussi envisager l’activité sociale comme une relation d’apprentissage.

Marina Garcés, À l’école des apprenants, Paris, Éditions de l’Atelier, 2024, 180 pages.

Dès le début de l’ouvrage se pose une question cruciale pour tout être humain : celle de trouver sa place. Est-ce une quête si difficile ? Et que comprendre par « trouver sa place » ?

 

Je pense qu’aujourd’hui c’est l’une des plus grandes difficultés : savoir qui je suis et qui nous sommes parmi les autres. Je pense que c’est l’une des questions auxquelles certains projets politiques fournissent des explications très simplistes et tactiques, mais cependant très claires. Leurs réponses identitaires et idéologiques à cette angoisse de l’appartenance disent quelle place on trouve dans ce monde et à qui il appartient. Certaines identités culturelles liées au genre, le rapport à la planète, à la nature, au futur, la place de l’être humain parmi les autres espèces… tout ça soulève tellement de questions auxquelles il est très important de donner des réponses très pratiques et concrètes. Ensuite, apprendre à vivre ensemble est un point de départ à partir duquel on peut penser d’autres aspects plus complexes de nos rapports sociaux.

Dans votre livre, vous insistez notamment sur une émotion – la honte – dans le fait de se présenter au monde, mais aussi sur le lien. Pourquoi ?

Je pense que l’on parle peu de la honte parce que l’on parle davantage de la peur, par exemple, ou de l’angoisse. Alors que la honte est présente au quotidien dans les écoles et dans les espaces d’apprentissage. C’est une expérience dont chacun d’entre nous peut se souvenir, avec des moments très concrets et normalement très intenses durant lesquels on éprouve la honte de ne pas savoir quelque chose, de ne pas se sentir comme les autres, de ne pas être bien habillé, de ne pas jouir des mêmes conditions économiques pour fréquenter certaines écoles… Tous ces aspects sont très souvent passés sous silence.

Cela définit très bien ce qui arrive dans les espaces éducatifs et dans nos interactions avec les autres, et cela questionne les conditions de la dignité. Il ne s’agit pas juste de connaissance ou d’ignorance, car quand la honte est ressentie de manière importante, et que ce ressenti devient insupportable face aux autres, cela crée ce sentiment d’avoir envie de disparaître. Cela signifie que notre propre condition d’être est remise en question. Le fait de provoquer de la honte à autrui est un mécanisme de ségrégation et d’humiliation. D’après moi, le concept de l’école des apprenants doit permettre de dépasser cela.

C’est ici que le lien intervient, car, finalement, travailler le lien entre les gens permet d’éviter ce type de problème…

Exactement, je pense que ce livre est en définitive un livre sur le lien social. Il a même une portée existentielle parce que, selon moi, vivre en société doit aussi permettre de devenir soi-même et d’exister avec les autres, pas seulement individuellement donc, mais collectivement. Il ne s’agit donc pas uniquement d’un lien qui nous intègre dans une société, mais qui la transforme dans une dynamique de vie collective.

Marina Garcés est philosophe, activiste et enseignante. Elle vit à Barcelone et enseigne à l’Université ouverte de Catalogne. Ses travaux repensent le rapport de l’humain au monde depuis une perspective philosophique critique et avec une démarche personnelle résolument engagée.

© Ruth Marigot

Il est aussi affirmé dans votre livre que « c’est le besoin d’être éduqué qui fait de nous des êtres humains ». Expliquez-nous.

On sait que la vie en soi est un questionnement auquel manquent des réponses et qu’il ne s’agit pas seulement de connaissances ou de mystères non résolus, mais que nous devons constamment apprendre durant cette vie. Cela comporte un pan négatif qui provient de cette difficulté à bien vivre avec les autres, mais aussi un pan positif basé sur le fait que l’on a toujours des choses à découvrir, que l’on peut progresser, participer, inventer, et c’est l’éducation qui nous permet cela. Aujourd’hui, la situation historique au niveau mondial pèse plutôt du côté négatif. Nous avons échoué dans l’élaboration de notre histoire collective. Nous n’avons pas réussi à fournir les conditions matérielles, culturelles et éthiques qui nous permettent de désirer le futur et d’avoir de l’espoir. Il y a de la frustration, une insatisfaction face à l’histoire récente, face à ce que la modernité nous proposait comme idéologie et comme projet collectif désirable, et qui aurait dû être source d’émancipation.

Cela pose aussi la question de l’ascenseur social, qui est en panne. Pensez-vous que finalement l’éducation peut encore être une source de transformation sociale ?

L’ascenseur social est cassé, l’éducation ne sert plus à progresser ni à atteindre la prospérité. Je pense que l’éducation est aujourd’hui en crise : on se demande pourquoi l’on investit tellement de ressources et d’efforts – à la fois personnels et collectifs – si l’on ne sait pas pourquoi étudier et développer toute cette architecture de la connaissance, qui ne semble pas nous donner les solutions pour orienter le futur. Et ça, je pense que ça se traduit dans les angoisses quotidiennes, tant des professeurs que des étudiants. Il ne s’agit pas seulement de questionnements pédagogiques, mais d’une crise sociale et de civilisation. Cependant, cela revient à réduire la crise éducative à une crise sociale. Et c’est en effet l’une des dimensions. Mais la question de la transformation et de l’émancipation sociale, ce n’est pas selon moi qu’une question d’ascension sociale. Car cela signifierait que l’on assume que la société est verticale et que l’idée de progrès réside seulement dans le but de tendre vers le haut, dans une société divisée entre des gens qui sont en bas de l’échelle et d’autres qui sont en haut. Je pense que l’autre facette de l’école moderne et de la pédagogie engagée repose sur la dimension de la transformation et, précisément, sur le fait d’en finir avec ce concept de société organisée verticalement. Cela permet de travailler pour la création d’une société plus égalitaire, avec de bonnes conditions de vie et de dignité, pour tout le monde. Cette idée, si simple, semble aujourd’hui anachronique ou utopiste ! Mais je pense que c’est la seule option qui nous permette de donner du sens à l’école, sans reproduction des privilèges et dans l’optique d’octroyer l’égalité à tous les groupes sociaux.

Dans votre livre, vous citez aussi Jacques Rancière, qui dit : « L’école n’est pas préparation, elle est séparation. » Pouvez-vous nous expliquer cela ?

Je pense que les analyses provenant de la philosophie de l’éducation et des pédagogies critiques, notamment l’idée de reproduction sociale portée par Rancière, Bourdieu ou Foucault, sont toujours très présentes. Il y a des institutions qui continuent de séparer, d’opérer cette ségrégation rigide, visible, claire, dans des structures fortes. Mais il y a aussi de nouvelles formes de ségrégation, que l’on peut qualifier de plus « souples », qui répondent par exemple aux exigences du marché du travail selon un néolibéralisme flexible et mondialisé. C’est notamment lié aux nouvelles technologies, avec la nécessité de s’adapter, ce que j’analyse dans le livre comme une servitude adaptative. Cet ajustement constant au changement exige du sujet d’être très créatif, souple, mobilisable, autrement dit d’être dans une activité perpétuelle de transformation de lui-même, d’activation de son potentiel.

« Éduquer c’est apprendre à vivre ensemble et apprendre, ensemble, à vivre ; toujours et encore. » Marina Garcés ouvre les portes de l’éducation, qu’elle conçoit comme un ensemble de pratiques émancipatrices pour tout le monde et à tout âge.

© Visual Art Studio

Quand on aborde la question de l’éducation vient rapidement celle des contenus, du positionnement des valeurs, de la grille d’évaluation. C’est très politique tout cela, n’est-ce pas ?

Clairement. Ce livre qui porte sur l’éducation, c’est un ouvrage complètement politique et qui traite de ces enjeux, aujourd’hui. Les débats autour des questions pédagogiques et éducatives ont toujours constitué une question centrale en politique, on le voyait déjà dans la Grèce antique.

Vous employez le terme de « capitalisme cognitif », ainsi que celui d’« éducation extractive ». Que voulez-vous dire par là ? Et, en fin de compte, ne sommes-nous pas face à une « droitisation » de l’école ?

On note une évolution de l’école basée sur un modèle disciplinaire vers celui d’une école néolibérale qui repose sur l’idée que les élèves ont un potentiel qui pourrait être extrait et maximisé – ce sont des termes très économiques – grâce à une éducation permettant de mobiliser le meilleur de chacun. Maximiser son potentiel offrirait plus d’opportunités sur le marché du capitalisme actuel. Cela induit une forme de droitisation et de moralisation de l’école. Ces débats autour de la morale, de la culture, de l’expressivité dans les écoles autour de la religion, de l’identité, de l’éducation sexuelle… tout cela fait écho à ce qu’il se passe aujourd’hui en politique. Et l’on note la présence de forces qui sont à la fois néolibérales et très conservatrices au sens culturel, politique et identitaire. C’est curieux parce que si l’on essaye de le comprendre en partant des paradigmes néolibéraux, cela devrait plutôt aboutir à quelque chose de neutre au sens culturel et moral, basé sur le fait de laisser l’individu choisir sa vie. Politiser l’école et l’instrumentaliser en tant que lutte de pouvoir politique, c’est mettre une pression supplémentaire, et l’école doit trouver sa place et son énergie au milieu de tout ça.

D’ailleurs, quand les partis d’extrême droite prennent le pouvoir, l’éducation est très rapidement instrumentalisée.

Immédiatement, en effet, ce qui est très intéressant à analyser. Car auparavant, la droite laissait souvent l’éducation et la culture à la gauche. Les universités constituaient des espaces de critique « immunisés », un peu comme des réserves autochtones. Ce n’est plus le cas. Lorsque la nouvelle extrême droite arrive au pouvoir, elle n’hésite pas à agir dans ces domaines. Ainsi dans plusieurs régions d’Espagne (pays très décentralisé), le parti Vox est directement intervenu sur l’éducation et la culture. Que ce soient la question de la langue – en imposant l’espagnol castillan au lieu des langues régionales –, celles de l’éducation sexuelle, du genre ou celle de l’identité : finalement toutes ces mesures interventionnistes pénètrent l’école. L’école n’a pas pour but unique la transmission de la connaissance, c’est bien la raison pour laquelle l’extrême droite s’y intéresse, parce que c’est là que se redéfinit le lien social.

Vous écrivez qu’« éduquer, ce n’est pas appliquer un programme, c’est accueillir l’existence, élaborer sa conscience et contester l’avenir ». C’est très ambitieux. Comment procède-t-on, pratiquement ?

Si l’on ne fait pas cela, que fait-on ? Cela ne signifie cependant pas le faire immédiatement et constamment. Il faut dépasser une logique d’efficacité qui réduit l’éducation à des programmes qui peuvent être vérifiés et évalués avec des rapports qui nous disent que cela fonctionne. Évidemment, il y a un pan de l’activité éducative qui doit être efficace, planifiable et organisable. Mais réduire l’éducation à cela, c’est un problème qui nous a menés à une bureaucratie oppressante et servile, tout cela pour répondre aux exigences d’ordre administratif ou économique qui décident aujourd’hui comment financer les universités et les écoles. Si l’on ne s’interroge pas sur les raisons qui nous poussent à enseigner et à nous former durant une grande partie de notre vie, cela devient absurde parce que les savoirs que l’on reçoit aujourd’hui sont soumis à de tels changements qu’ils risquent de ne plus être fonctionnels demain. On vit déjà l’arrivée des intelligences artificielles, donc si l’on réduit les apprentissages à une fonction, même si l’on doit en développer certaines, on risque de perdre l’enjeu de la fonction éducative. Et si l’on continue à instrumentaliser l’école, on n’en aura plus besoin.

Vous dites qu’après la pandémie de Covid et le confinement, on s’est demandé : comment retourne-t-on à l’école ? Ce qui sous-entendait : pourquoi y retourne-t-on ? Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Finalement, il semblerait qu’on n’ait pas vraiment répondu à ces questions cruciales.

On venait de vivre quelque chose qui menaçait une partie de l’humanité, mais on se disait qu’il fallait quand même retourner à l’école. La pandémie de Covid a été un moment de révélation pour différentes dimensions de la société, dont la question éducative. On a vu que l’on n’a pas toujours besoin de l’école pour accéder à certaines expériences de formation, pour l’accès au savoir formel, mais que l’école, ce n’était pas seulement cela, qu’il s’y passait d’autres choses. On a remarqué que si l’école n’était qu’un instrument de la connaissance, elle pouvait fermer. Selon moi, la grande expérience de la pandémie, c’est d’avoir montré que l’école, c’est un lieu où l’on trouve des autres qui ne sont pas comme nous, où l’on « comparaît » parmi les autres, donc un lieu de socialisation. On y va pour apprendre des choses très pratiques, mais aussi pour le faire avec les autres. Ça, c’est ce qu’on a remis à zéro pendant le confinement, et on a trouvé de nouvelles réponses au sens d’être ensemble. Néanmoins, cette nécessité de redéfinir le lien social est aujourd’hui toujours questionnée, parce que les conditions de précarité et de violence sociale sont toujours importantes.

Questionner la « servitude volontaire », cette facilité avec laquelle l’humanité accepte des formes d’oppression au détriment de la dignité, est au centre de l’œuvre de Marina Garcés.

© Ruth Marigot

Vous estimez aussi que le mot d’ordre « ose savoir » (« sapere aude ») est une propagande des Lumières, pourquoi ?

C’était un très bon slogan d’Emmanuel Kant qui, s’il était notre contemporain, aurait certainement été un intellectuel très médiatique. C’était un slogan classique, mais il lui a donné un sens mobilisateur. À l’époque des Lumières, il s’agissait de briser le monopole des savoirs des classes aristocratiques et des religieux. Ce n’était pas seulement l’accès au savoir, mais aussi l’accès à la critique. Je pense qu’aujourd’hui ce n’est pas suffisant. C’est pour ça que j’ajoute à cette idée celle d’oser ne pas savoir, non pas comme une invitation à la résignation – c’est tout le contraire –, mais à ne pas être dominé par la peur de ne pas savoir. C’est une idée très classique, très socratique, mais aussi une certaine idée d’émancipation qui passe notamment par la possibilité de nous retrouver ensemble dans ces non-savoirs. Il s’agit de partager nos incertitudes et les aléas qui questionnent notre époque afin d’appréhender cela non comme une menace, mais comme une ouverture à d’autres possibilités. C’est une relation dynamique entre ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas. Aujourd’hui, nous sommes entraînés dans une position résignée, d’angoisse, d’incertitude ressentie comme une menace et de vulnérabilité face à cette perte de contrôle sur nos vies personnelles et collectives. L’humanité aimerait tout pouvoir prévoir, au travers des algorithmes, en cartographiant, en quantifiant. C’est une forme de réponse à cette angoisse de notre temps. Il y a beaucoup de choses qu’on ne sait pas, non seulement dans un sens objectif de connaissances, mais aussi dans un sens décisionnel. On ne sait pas aujourd’hui comment prendre des décisions qui sont parfois urgentes, on ne sait pas dans quelle temporalité cela nous engage, ni si notre présent comprend la destruction d’un futur impossible ou si ce sera tout le contraire. Alors selon moi, oser savoir, mais aussi ne pas savoir, c’est devenir actif et pas seulement victime de notre époque.

Alors, qu’est-ce qui est au programme de « l’école des apprenants » ? Une forme d’engagement ?

Oui, complètement. J’ai choisi ce titre non seulement pour définir ou décrire une réalité, mais aussi pour mobiliser l’idée d’un engagement à travers l’apprentissage, à travers la création de savoirs, mais aussi pour induire la possibilité de se définir les uns par rapport aux autres à travers ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas, comme condition d’être ensemble.

  1. Marina Garcés, Nouvelles Lumières radicales, Paris, La lenteur, 2020, 88 p.

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