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Et si le racisme
rendait malade ?

Propos recueillis par Vincent Dufoing · Directeur « Projets communautaires » du CAL

Mise en ligne le 10 octobre 2024

Si l’impact psychosociologique du racisme est connu, on sait moins que ce dernier peut aussi avoir une incidence sur la santé. Dans son livre Malades du racisme, Rachid Bathoum explique les ressorts de la justice raciale et des enjeux de domination qui sont encore à l’œuvre aujourd’hui.

Photo © Light Spring/Shutterstock

 

Vous vous présentez comme un chercheur militant en sciences sociales, donc moins « neutre » que la plupart de vos collègues. Pouvez-vous expliquer ce qu’apporte cette démarche militante ?

Pour dire et écrire ce que l’on analyse, il faut situer ce que l’on est en exprimant nos trajectoires : les parcours professionnels et de vie, les croisements avec d’autres réalités qui ne sont pas les nôtres, mais qui ont structuré notre propre appréhension des choses. C’est de là que vient mon côté militant. Les militants ne peuvent pas faire abstraction des réalités qui font de nous ce que nous sommes. Ce côté militant est important pour le chercheur en sciences sociales parce que l’aspect critique ancré qu’il comporte donne un autre sens à la réflexion. L’objectif, c’est de laisser la place à la parole des témoins pour qu’elle puisse être visible et que les réalités soient nommées. En procédant de la sorte, en tant que chercheur, j’explore ma propre subjectivité. Chacun, témoin et chercheur, invite sa subjectivité à prendre part à la complexité du débat. Par conséquent, au risque de violer les normes de la sociologie dite « scientifique », nous proposons une analyse de ce que les témoignages nous suggèrent pour combattre les différentes formes de domination qui participent à la construction des inégalités raciales.

Votre livre est construit sur des témoignages de personnes racisées et de spécialistes recueillis pendant plusieurs années. Comment les avez-vous choisis ?

Les témoignages ont été choisis par la connaissance des réalités des personnes avec qui des collègues et moi travaillons depuis vingt-cinq ans pour certains. Nous avons participé à des projets ensemble, nous avons construit des actions ensemble, nous avons réfléchi ensemble et discuté de manière parfois très conflictuelle sur les éléments qui sont traités dans le livre. Nous avons donc une histoire partagée avec les témoins. L’absence d’une domination inhérente au statut social (enquêteur-enquêté) nous a permis d’éviter certains biais liés à la conduite des entretiens.

Rachid Bathoum, Malades du racisme : souffrances & dignité, Paris, L’Harmattan, 2024, 250 pages.

Votre ouvrage met l’accent sur les souffrances endurées dans notre pays par les personnes d’origine maghrébine. Pouvez-vous en décrire les principales ?

Il existe deux types de souffrance : la charge psychosociale qui a pour origine la pression raciale, mais également les maladies physiques qui sont peu abordées en Europe, à savoir les problèmes cardio-vasculaires, cérébraux et autres. L’objectif du livre est de rendre visibles ces souffrances psychiques et physiques. Ce qui a guidé notre réflexion a été un article écrit sur ces réalités par Elizabeth Blackburn1. Elle est la première à avoir investigué sur l’association entre la discrimination perçue et la longueur des télomères2 chez des patients souffrant de pathologies coronariennes. Sa recherche a mis en évidence une corrélation entre raccourcissements des télomères et exposition au racisme. Elle a pu constater que ce dernier accélère le vieillissement chez des personnes afro-américaines.

Pourquoi estimez-vous que la production des savoirs en matière d’immigration reste envisagée quasi uniquement par la classe dominante blanche ?

C’est difficile d’aborder ce sujet avec des personnes blanches, car elles se sentent visées, alors que ce n’est pas le but. Ce que j’essaie de souligner, c’est que le savoir des personnes considérées comme subalternes n’a été que rarement mis en avant et que, quand il l’est, c’est à travers un porte-parole blanc. Ces personnes souhaitent parler elles-mêmes de leurs réalités, ce que nous avons permis de faire. Les personnes qui ont travaillé sur le livre et moi-même voulions rendre visibles ces paroles-là pour qu’elles puissent enfin exister en elles-mêmes et non pas à travers le regard de dominants qui les interprètent à leur manière et par le biais de leur épistémologie. Ces savoirs ne tiennent pas compte des liens entre les relations de pouvoir, de domination, les pratiques discriminatoires et les inégalités raciales. Leur traitement hégémonique rend invisibles les savoirs de personnes minorisées qui ont très peu de place dans les espaces d’intervention (colloques, comités scientifiques, commissions institutionnelles…) explorant le sujet qui les concerne en premier lieu. Finalement, ils excluent les théories et les positionnements périphériques qui participent à la construction d’un savoir ancré et historicisé. La mécanique de leurs savoirs est fabriquée à partir de leur position sociale, ethnique et sexuelle.

Quel regard portez-vous sur la posture des dominants face à la justice raciale ?

La justice raciale renvoie au combat contre les inégalités, mais elle ne peut exister qu’en la liant aux origines ethniques et donc pas en les traitant de manière abstraite. La lutte contre le racisme doit passer par la remise en question d’un ordre social défaillant. Il faut que des structures dominantes telles que la police, la Justice, les entreprises… remettent en question leurs pratiques pour permettre l’existence de cette justice raciale. On doit admettre qu’il existe bel et bien un racisme institutionnel et structurel très ancré au sein de notre société. Agir contre le racisme, développer une justice raciale nécessite d’agir sur les mécanismes concrets qui donnent lieu à la domination raciale. Il faut, en effet, lutter contre les illusions qui nous font percevoir les mécanismes des interactions raciales comme immatériels, neutres, inhérents à la vie sociale.

La domination et les discriminations ethno-raciales impactent physiquement celui qui les subit.

 @ Colour Studio/Shutterstock

Comment la parole pourrait-elle être réellement donnée aux personnes « racisées » afin qu’elles puissent affirmer leur identité et leurs savoirs propres ?

Il faut que les personnes racisées accèdent davantage à des postes de décision et à des lieux de savoirs, comme c’est déjà un peu le cas aujourd’hui. Elles doivent pouvoir, par leur présence permanente, prendre la parole sur les réalités du racisme en dehors de toute instrumentalisation. C’est valable aussi pour la pauvreté, la condition de la femme… Il est nécessaire de sortir de la « folklorisation » des réalités raciales et de rompre avec un discours qui assimile le fait d’organiser une « fête couscous » à du vivre ensemble.

Cette approche ne risque-t-elle pas d’être clivante, en opposant les catégories de personnes au lieu de combattre les phénomènes de racisme et de discrimination de manière plus collective et universelle ?

L’objectif du livre est justement d’interroger les personnes qui ne le sont jamais, car elles sont traitées comme des « invisibles ». Ce n’est donc pas clivant puisque le but est de mettre en avant ce qui est occulté. La catégorie sociale blanche qui jouit de nombreux privilèges n’est jamais explicitée alors qu’elle est bien présente et dominante. Dans la suite de l’esclavagisme et du colonialisme, il est nécessaire de dénoncer les structures mises en place par les dominants blancs. Nous devons essayer de trouver des solutions non pas en agissant sur un individu blanc ou racisé, mais en tentant de construire un autre contrat social qui englobe toutes les personnes, quelles que soient leurs origines ethniques. Car notre contrat social actuel est bel et bien racial… Le deuxième livre sur ce sujet que nous publierons dans quelques mois va mettre l’accent sur le racisme structurel et systémique.

Comment vous situez-vous par rapport au racisme anti-Blancs ?

Je n’estime pas que les formes de racisme vis-à-vis des Blancs soient structurelles. Il n’existe donc pas de racisme anti-Blancs. Les personnes qui souffrent actuellement de discriminations ethno-raciales dans de nombreux domaines ne sont pas blanches. Bien qu’il faille admettre qu’il existe une fragilité blanche : parler de la blanchité secoue les gens car cela les renvoie à leur propre image et positionnement dans l’ordre social. Le racisme anti-Blancs est une invention de l’extrême droite qui l’a exploité pour tenter d’arriver à ses fins et d’occulter leur vision raciste.

Qu’est-ce qui doit évoluer en matière de réflexion et d’action concernant le phénomène du racisme en Belgique ?

Il faut absolument passer par un renouvellement des savoirs : mettre tout le temps l’accent sur l’islam de manière abstraite est contre-productif. Nous devons humaniser les objets de recherche en rappelant que les personnes racisées subissent le racisme de manière transgénérationnelle parce qu’il fait partie d’une conscience collective. Les politiques doivent agir dans ce domaine et accepter d’être interpellés sur ces réalités raciales. Par ailleurs, des sanctions doivent pouvoir être prises dans le cadre de lois qui ne sont pas assez appliquées. Les lois anti-discriminations manquent d’efficacité. Ces lois ne protègent pas assez car elles ne couvrent pas les discriminations indirectes ni les souffrances vécues par les personnes racisées. Les lois anti-discriminatoires doivent intégrer l’existence de ces souffrances, comme c’est déjà le cas en matière de violences faites aux femmes. On doit absolument sensibiliser les Blancs à la « trahison blanche », ils doivent apprendre à dire non aux discriminations dont sont victimes les personnes racisées et à être conscients que le racisme est au cœur du maintien du privilège blanc.

Votre analyse démontre que la déconstruction des idées et des stéréotypes racistes n’est pas suffisante. Que préconisez-vous pour faire diminuer le racisme dans notre pays ?

Déconstruire les idées reçues ne peut se faire uniquement au niveau des individus ; il faut remettre en question le système qui donne du sens aux stéréotypes et qui les légitime. Progressivement, particulièrement en France, des chercheurs commencent à interroger la blanchité, la colonialité qui structurent les sociétés dominantes occidentales. De cette manière, on entre dans le concret du système en ne se limitant pas aux seules idées reçues, comme on l’a fait sans beaucoup de résultats pendant trente ans. L’objectif de cet ouvrage est de dévoiler les épreuves de l’humiliation et de l’injustice, de la violence, de l’indignité et de la souffrance en interrogeant la place des structures dans la construction des inégalités raciales.

  1. Biologiste moléculaire américaine (1948-), Elizabeth Blackburn a reçu le prix Nobel de physiologie ou médecine en 2009 pour sa découverte de la structure moléculaire des télomères, régions d’ADN à l’extrémité des chromosomes.
  2. Séquences d’ADN qui protègent les extrémités des chromosomes, les télomères s’usent avec le temps et participent au vieillissement cellulaire, NDLR.

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