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Orienter les envies
et les avis

Louise Canu · Journaliste multimédia

Mise en ligne le 11 octobre 2024

La création de contenu constitue désormais l’un des piliers de notre économie numérique, avec entre 150 et 250 millions de personnes actives dans le domaine à travers le monde. Alors que la Belgique a récemment légiféré autour de la responsabilité économique des créatrices et créateurs de contenu, il n’existe pas ou peu de cadre visant à orienter leur responsabilité sociale. À quoi renvoie précisément cette question chez les influenceuses et les influenceurs ?

Photo © People Images/Shutterstock

Le top-modèle n’est pas mort, son cadavre bouge encore. Plus exactement, il se déhanche sur la poupe d’un bateau à Goa (Inde). En février 2024, le mannequin Poonam Pandey a fait croire à ses quelque 1,3 million d’abonné.e.s qu’elle était décédée d’un cancer du col de l’utérus. Le canular, repris par des médias locaux et quelques personnalités bollywoodiennes, puis sur sa page Wikipédia, était en fait destiné à « sensibiliser au cancer de l’utérus ». Pari risqué dont l’influenceuse indienne ne regrette rien, assurant être « fière » de ce que cette « annonce a produit ».

Légiférer : lentement, mais sûrement

L’activité des créateur.rice.s de contenu consiste donc à réaliser et à partager du contenu sur des plateformes en ligne, comme des vidéos, des podcasts ou des articles de blog. Qu’ils travaillent de manière indépendante ou en partenariat avec des marques, qu’ils vendent des produits ou diffusent des idées, ceux-ci sont devenus les piliers incontestables de notre paysage numérique. Le domaine carbure désormais à plein régime : selon les estimations, le secteur de la création de contenu vaudra, en 2027, 487 milliards de dollars (contre 250 milliards en 2023).   Si les créatrices et créateurs orientent « les avis et les envies », comme le rappelle le ministre de l’Économie français en introduction du « Guide de bonne conduite – Influence commerciale »1, qu’en est-il de leur responsabilité sociale ? Quelles contraintes pèsent sur eux ? La pratique est-elle suffisamment réglementée ?

Comme le rappelle François Heinderyckx, professeur d’étude des médias à l’Université libre de Bruxelles (ULB), « une des grandes promesses du numérique est la démocratisation et la libération de la diffusion médiatique, à la toute fin du XXe siècle. Pour tenir cette promesse, on a développé un écosystème essentiellement fondé sur le “laisser-faire”, bâti sur le modèle américain de la liberté d’entreprise et de la liberté d’expression. Internet, tel qu’on le connaît aujourd’hui, est fondamentalement imprégné de cette double culture, et une approche minimaliste de tout type de régulation est défendue bec et ongle ». Si c’est particulièrement vrai aux États-Unis, l’Europe privilégie une vision plus contraignante, et pour y satisfaire, la législation évolue lentement mais sûrement.

La boussole personnelle

Alors que la France est devenue, en 2023, le premier pays à définir l’« activité d’influence commerciale » au travers d’un texte de loi, en Belgique, le SPF Économie a récemment légiféré en la matière, imposant aux créateur.rice.s qui mentionnent ou font régulièrement la promotion de marques, de produits ou de services dans leurs contenus et qui en reçoivent une contrepartie, de respecter les dispositions en matière de publicité du Code de droit économique. Considérées comme des entreprises au sens juridique, celles-ci doivent « communiquer de manière transparente et claire au consommateur qu’il s’agit d’un message commercial ». La mention « publicité » ou « parrainage » fait ainsi l’affaire, permettant de protéger les internautes contre les pratiques trompeuses et de renforcer la confiance dans les informations diffusées.

Si, comme tout citoyen, les créateur.rice.s de contenu sont tenu.e.s de respecter les lois du pays dans lequel elles ou ils exercent (ne pas inciter à la haine raciale, par exemple), il n’existe à ce jour pas de dispositif déontologique visant à orienter leurs pratiques numériques. « Effectivement, si je suis un influenceur qui fait de la publicité, je peux me diriger vers le Code éthique de la publicité. Mais la déontologie relève du symbolique plus que d’autre chose », souligne François Heinderyckx. En clair : les pratiques éclairées tiennent principalement de la boussole morale et éthique de chacun.e. Cela pourrait évoluer, à mesure que l’activité se professionnalise et s’institutionnalise : « C’est une profession qui s’organisera certainement, en échangeant autour des bonnes pratiques lors de forums ou de conventions annuelles. Peut-être qu’on ne souhaitera plus jouer avec le feu si des influenceur.se.s ruinent la réputation des investisseurs. Ou bien on offrira des contrats au sein d’agences de publicité ou dans le domaine des relations publiques. Seul l’avenir nous le dira. »

Ne pas tout gober

Mi-juillet, au relais de Mons de l’ASBL Picardie Laïque, une dizaine d’ados de 12 à 15 ans ont les yeux rivés sur leurs téléphones dans l’espace salon. Ils se sont inscrits au stage « Devenir un.e influenceur.se éclairé.e », organisé en partenariat avec Action Médias Jeunes, organisation qui s’adresse aux jeunes de 5 à 35 ans sur tout le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’objectif de cette formation, qui s’étale sur cinq jours : apprendre la navigation « dans le monde des réseaux sociaux, de manière sécurisée et réfléchie ».

De l’autre côté de la pièce, les grands. Jennifer Nicaise, déléguée à Picardie Laïque, est maman d’une jeune ado qui participe au stage. En tant qu’adulte, elle reconnaît que « les réseaux sociaux effrayent énormément. On a parfois de fausses idées sur la manière dont les enfants vont les utiliser ». Le but de ce stage est donc à la fois « de rassurer les parents et de proposer un espace sécurisant aux enfants pour qu’ils puissent parler ensemble de leurs usages et pratiquer les réseaux sociaux sans rester tous seuls dans leur coin ». Rapide coup d’œil du côté des divans : les stagiaires ne témoignent pas d’une franche volonté de relever le bout de leur nez. Vendredi matin, période de vacances : on comprend. « On a vraiment la sensation que leur esprit critique est éteint et qu’ils avalent tout ce qui passe », poursuit Jennifer Nicaise. Delphine Février, autre déléguée à Picardie Laïque, ajoute : « Ils n’ont pas le réflexe d’effectuer des recherches. Le fils de ma voisine lui a dit : “Maman, la tour Eiffel est en feu.” C’était une vidéo montée… Il faut pouvoir se dire que ce que l’on voit ne correspond pas forcément à la vérité et se questionner sur la bonne façon de mener des recherches. Ne pas tout gober. »

Organisée par Picardie Laïque, la formation « Devenir un.e influenceur.se éclairé.e » plonge les plus jeunes au cœur des pratiques en vogue sur les réseaux sociaux.

© Louise Canu

Une réputation à tenir

« Coucou les stars ! Aujourd’hui, on se maquille ensemble. J’ai déjà mis la base, je vais appliquer la teinte. Promo du jour : une brume Brazilian et d’autres produits qui sentent trop bon. Je suis trop contente, c’est mon premier jour de stage, je vais bien m’amuser et faire plein de rencontres. » Au vidéoprojecteur, une jeune stagiaire, parodiant les vidéos d’influenceur.se.s visionnées la veille. Un exercice de haute voltige qui exige de reproduire les codes afin de s’en distancier, pour comprendre comment identifier les partenariats, les placements de produits, les publicités déguisées et réfléchir aux questions éthiques que ces vidéos soulèvent. Bref, permettre de s’outiller face à ses propres usages des réseaux sociaux.

Un atelier qui s’est davantage transformé en acting qu’en réel débat, mais qu’importe pour Adrienne Thiéry, chargée de projets au sein d’Action Médias Jeunes, qui constate que le jeune public se révèle tout de même moins crédule que ce que l’on pourrait croire quant au modèle économique des réseaux sociaux : « Le placement de produits, la publicité, le ciblage… ils savent que ce n’est pas complètement innocent. Ils ne sont pas dans cette image hyper-glamour des influenceur.se.s, avec l’idée d’une activité facile, qui les ferait rêver. Aucun.e parmi elles et eux n’a envie de devenir influenceur.se. »

La veille, le groupe a abordé la prise de position de Squeezie, anciennement personnalité francophone la plus suivie sur YouTube, qui a appelé sur ses réseaux à voter contre l’extrême droite lors des élections législatives françaises en juin dernier. De Mister V à Léna Situations, en passant par Chloë Gervais ou Hugo Tout Seul, ce sont des dizaines d’influenceur.se.s aux innombrables « K » (1K équivaut à 1 000 abonné.e.s)  qui ont incité à faire barrière contre le parti de Jordan Bardella. Pourtant, tout ce beau monde ne verse habituellement pas dans le politique, mais plutôt dans l’humour, le gaming, la mode ou le lifestyle.

Comme la journaliste Salomé Saqué2 le rappelle sur un post Instagram, jamais à sa connaissance « des influenceurs avec une si grosse audience ne se sont mobilisés à ce point sur des questions politiques […], ce qui est un fait d’actualité à part entière, surtout à l’heure où les jeunes connaissent des taux d’abstention extrêmement hauts (59 % pour les 25-34 ans et 51 % pour les 18-24 ans) ». Les récentes élections en France amènent donc sur la table la question de la responsabilité sociale des créateur.rice.s de contenu. Et il y a du pain sur la planche.

Légitimes ?

« Les influenceur.se.s peuvent être récupéré.e.s par les politiques, qui peuvent leur faire dire un peu ce qu’ils veulent, car elles et ils ne sont pas formé.e.s à réagir, explique Adrienne Thiéry. Mais les contenus ne sont pas forcément contrôlés par des autorités, et le modèle économique ne permet pas toujours d’apporter une info fiable. C’est ce que l’on a essayé de faire comprendre aux jeunes, mais ce n’était pas évident. » Lou, 12 ans, hésite. Selon elle, les influenceur.se.s semblent légitimes à diffuser leurs idées politiques : « Ils votent aussi, donc techniquement, ils doivent être un peu préparés. » Nous leur avons posé la question : les créateur.rice.s de contenu peuvent-ils dire tout et n’importe quoi ? Difficile à trancher pour Syvia : « Oui et non. Oui, parce qu’on a tous droit à la liberté d’expression. Non, parce qu’ils risquent de se faire juger par les autres, par exemple s’ils disent des choses racistes. Donc forcément, ils n’iront pas en parler. » Pour les jeunes que nous avons interrogés, la responsabilité des influenceur.se.s tient donc davantage à leur réputation qu’à une pratique éclairée.

Selon François Heinderyckx, ce phénomène illustre un « changement fondamental » dans la façon dont nous considérons la légitimité des personnalités influentes. « Traditionnellement, afin d’exercer une influence, il était nécessaire de disposer d’une certaine position sociale, d’un titre ou d’un diplôme, par exemple. Les créateur.rice.s de contenu n’ont pas besoin d’avoir écrit un livre ou d’être titulaires de trois doctorats. » Ils ont ce qu’on appelle une « légitimité liée à la maîtrise du numérique ». Cette légitimité serait plus quantitative que qualitative : « Elle dépend du nombre de suiveurs ou de réactions sur les contenus. »

Se pencher sur la responsabilité sociale des créateur.trice.s de contenu renvoie à la responsabilité de celles et ceux qui regardent ces contenus.

© Dmitry Demidovitch

Alimenter la machine

Pour autant, François Heinderyckx appelle à se montrer méfiant quant à la notion d’« influenceur.se ». Contrairement aux idées reçues, « quelqu’un qui est suivi et regardé par un grand nombre de personnes sur les réseaux sociaux n’est pas forcément quelqu’un qui exerce une influence importante sur ces personnes ». De multiples études montrent que les effets des médias sont en fait « très limités ». « Leur capacité à influencer dépend de beaucoup de paramètres, comme les profils de leurs suiveurs, le contexte, le type de contenu et la crédibilité de l’énonciateur. » À cela s’ajoute le risque de placer sous la même étiquette des personnes aux profils et aux objectifs aussi variés, allant « de l’influenceur qui fait du tuto maquillage à celui qui appelle à voter contre les immigré.e.s… ».

S’il est difficile de déterminer de quoi les créateur.rice.s de contenu sont responsables – ou tenu.e.s pour responsables –, insistons sur le fait qu’il faut « davantage accompagner les créateur.rice.s de contenu, d’une manière structurée, tout en les aidant à prendre conscience de leur responsabilité sociale et des limites légales et morales de ce qu’ils font », comme le rappelle François Heinderyckx. Et à nous autres, consommateur.rice.s, de nous relever aussi les manches. « Le simple fait d’être dans la contemplation, de regarder des contenus, alimente la machine. Même si nous ne pensons qu’être des petites gouttes d’eau dans l’océan, toute forme d’engagement a des implications morales et légales. Chaque internaute est responsable. »

  1. Ministère de l’Économie, des Finances, de la Souveraineté industrielle et numérique, « Guide de bonne conduite. Influence commerciale », mis en ligne sur economie.gouv.fr, décembre 2023.
  2. Nous avons récemment interviewé la journaliste française. Lire Vinciane Colson, « Les Babyloniens non plus ne comprenaient pas la jeunesse », dans Espace de Libertés, n° 516, juin 2023.

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