Rendez-vous avec

Accueil - Rendez-vous avec - Véronique De Keyser: «Nous devons créer un mouvement commun»

Véronique De Keyser

« Nous devons créer un mouvement commun »

Propos recueillis par Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 1er septembre 2022

En octobre, le mouvement laïque se réunira en convention afin d’évaluer les thématiques sur lesquelles devront se mener les combats de demain à l’aune des nouveaux défis et des enjeux sociétaux contemporains. La présidente du Centre d’Action Laïque, Véronique De Keyser, nous livre ses premières réflexions à ce sujet.

Photo © DR

La Convention laïque, qui se tiendra les 7 et 8 octobre, a choisi pour thème « (re)faire société », pourquoi ?

La première raison, c’est que nous venons de traverser une période qui a été excessivement difficile pour tout le monde, avec cette privation de liens humains, de possibilités de discuter ensemble, de se voir, de se toucher et, parallèlement, nous vivions des drames à côté de nous, face auxquels nous nous sommes parfois révélés impuissants. Et donc il y a à la fois un sentiment d’avoir manqué quelque chose – manqué de cette chaleur qui fait l’essentiel finalement des relations humaines et spécialement dans notre mouvement – et aussi une sorte d’amertume, car deux questions restent encore sans réponses. La première est : est-ce qu’on aurait pu se débrouiller autrement ? Un seul exemple, terrible : nous avons vu mourir nos proches et nous n’avons pas pu les accompagner dans la mort. La seconde concerne la justification des restrictions de liberté auxquelles nous avons été contraints. Personne n’est convaincu de la pertinence des modèles adoptés pour faire face à cette pandémie. Ils n’ont pas été véritablement évalués, alors que les privations ont été énormes et que les poids ont été différents pour chacun : les plus vulnérables ont été les plus touchés. Et, pour comble, les mesures d’urgence n’ont fait que très tardivement l’objet d’un débat parlementaire et d’une loi. L’objectif aujourd’hui est double : retisser du lien, se reparler, avoir des discussions, des débats contradictoires, et en même temps, il va surtout falloir – c’est ce que je souhaite de tout cœur – que nous tournions cette page sans en garder de l’amertume. Et la seule manière d’y arriver, c’est de faire le point. D’en parler. De ne pas céder à la tentation du silence et de l’oubli. Quand il y a des catastrophes de ce type-là, des chocs dans une société, il faut en tirer les leçons. C’est d’autant plus nécessaire qu’avec l’accélération du déséquilibre à l’échelle du monde, je pense au climat, aux inondations, à la pandémie, à la guerre en Ukraine, qui aura probablement des répercussions importantes notamment sur l’économie mondiale, nous risquons de passer d’une crise à une autre sans jamais avoir le temps d’y réfléchir sereinement. Il est urgent cependant de redonner de l’espoir aux jeunes en leur disant : vous avez l’avenir entre vos mains. Cette succession de déséquilibres actuels, ce n’est pas la fin de l’humanité. Vous pouvez créer un monde différent, il existe, il est là en germe et il y a des possibilités multiples. Et nous pouvons vous aider à les concrétiser. Mais pour le moment, peu de jeunes en sont convaincus et nous en sommes en partie responsables. Les sociétés sont-elles plus clivées qu’auparavant ? Parce que des guerres, des crises, des drames, finalement, c’est l’histoire de l’humanité. Nous avons toujours été divisés par toutes ces dissensions.

Est-ce différent aujourd’hui ?

Je ne suis personnellement pas sûre qu’aujourd’hui soit fondamentalement différent d’hier. Certes, on sent monter une dynamique qui inspire la peur, car elle peut conduire à des transformations sociales et politiques inquiétantes. Je pense à l’extrême droite, qui atteint des scores historiques dans la plupart des pays européens, à des États membres de l’UE qui se sont déclarés illibéraux et qui font fi des droits de l’homme et de leur universalisme. Les droits de l’homme sont réservés aux nationaux, mais ils ne protègent pas les minorités, les étrangers, etc. Et la guerre, que la construction européenne nous a épargnée si longtemps, est désormais aux portes de l’Europe. Il y a vraiment des choses qui pointent à l’horizon qui ne sont pas « jolies jolies » et pour lesquelles nous allons avoir besoin d’être très forts et très soudés. Mais ce n’est pas la première fois dans l’Histoire… Il y a une génération à peine, l’Europe était envahie par l’Allemagne et six millions de Juifs, des homosexuels, des communistes, des francs-maçons ont péri dans des camps de concentration dans des conditions abominables. Nos grands-parents ont connu « la solution finale ». Non, aujourd’hui n’est pas pire qu’hier. Mais il peut l’être tout autant si nous ne parvenons pas à faire barrage à la violence qui monte. Et à faire entendre la voix de la paix.

Dans ce contexte, quel rôle peut jouer le mouvement laïque ?

Les pièges y sont aussi grands que les bénéfices qu’on peut en tirer. Il ne peut pas se poser en donneur de leçons, nous n’avons certainement pas cette vocation-là, mais nous pouvons axer notre action sur la transmission en proposant des outils critiques, en donnant une vision à la fois de ce qui se passe à l’intérieur de la Belgique et dans le monde. Avec tout de même peut-être une différence par rapport aux précédentes périodes de l’Histoire : c’est la mondialisation. Aujourd’hui, les menaces ne sont pas que nationales ou européennes : on a l’impression qu’il y a un ensemble de mouvements qui traversent et affectent la planète entière. Y compris la circulation de l’information très rapide, et non vérifiable, mais qui touche chacun de nous personnellement alors que nous ne sommes pas à même de lui donner un statut de vérité ou de fausseté. C’est extrêmement inquiétant, car nous avons longtemps tenu pour acquis que l’information était une condition de la connaissance, et donc de l’émancipation. Les réseaux sociaux ont contribué à créer du lien, une culture commune dans des groupes virtuels, mais l’information qui y circule n’est plus en soi un facteur d’émancipation.

Et ils appellent à une vigilance constante. Cette vigilance critique est l’une des missions de la laïcité et pour cela nous avons besoin d’un mouvement commun. Non pour donner des leçons, non pour résoudre tous les problèmes du monde, mais pour faire front ensemble, pour alerter sur l’inacceptable, pour tracer ensemble les lignes rouges à ne pas franchir. Car des balises, il en faut, même si parfois il est nécessaire, démocratiquement, de les redéfinir. Je parlais précédemment du IIIe Reich et de la solution finale. Celle-ci ne s’est pas installée abruptement, mais graduellement. On a changé les lois, fait une distinction entre la population « aryenne » et les juifs. Ces derniers ont été écartés progressivement de certaines professions, certains droits leur ont été refusés ; les mariages mixtes ont été interdits, le vocabulaire administratif a changé pour couvrir les infamies. Et finalement, l’inacceptable est arrivé sans soulèvement de la population. On n’avait pas vu les lignes bouger, on n’avait pas voulu les voir bouger. C’est pour cela qu’il faut créer un mouvement commun.

Depuis une dizaine d’années, le mouvement laïque s’est davantage axé sur la défense des droits des femmes. Pourquoi cette thématique suscite-t-elle davantage votre intérêt qu’auparavant ?

On a vu avec la puissance de #MeToo à quel point une voix qui s’élève quelque part peut avoir une caisse de résonance mondiale. C’est vrai pour le pire, mais c’est vrai aussi pour le meilleur. Moi, la question qui me vient à l’esprit, c’est : comment, après tant de violences vis-à-vis des femmes, cela ne sort-il que maintenant ? Comment, après tant d’essais de recours en justice, de dépôts de plaintes, de femmes déboutées, que l’on n’a pas crues, puis qui se sont tues par honte et désespoir pendant des années et parfois jusqu’à la fin de leur vie, et ce alors qu’il existait d’une part une justice en principe compétente et, de l’autre, en parallèle, un mouvement de libération des femmes ? C’est pour cela que #MeToo a eu tellement de succès, c’est parce que, pour les victimes, la justice était inaccessible. La justice a besoin de preuves, elle est faite pour punir les coupables, pas pour réconforter les victimes. Et, dans l’entourage des femmes agressées, le déni du viol, la minimisation de sa gravité, le silence persistant des témoins sont invraisemblables. Le modèle patriarcal est toujours ancré dans les consciences.

Le nombre de femmes qui portent plainte est infime et celui des plaintes qui aboutissent dérisoire. N’y a-t-il pas là une forme de violence structurelle institutionnalisée ? En justice, des preuves doivent être amenées pour que le droit puisse s’appliquer. C’est normal, mais malgré tout, n’en demande-t-on pas énormément à la victime ?

La victime est sur le même pied que le présumé innocent alors qu’en général, presque de facto du fait même du viol et de ses conséquences psychiques, le violeur a un ascendant sur elle. Il est le plus fort, le plus puissant. C’est en effet une violence structurelle, ce n’est pas un accident de parcours. Raison pour laquelle beaucoup de victimes affirment aujourd’hui : je veux tourner la page, je n’ai pas besoin de jugement, je veux juste que la honte enfin change de camp.

Les combats communs doivent rassembler les femmes, car ils ne sont jamais définitifs.

© Shutterstock

Aujourd’hui, vous vous affirmez sans ambages féministe. Comment avez-vous pris conscience de cela ?

J’étais la seconde d’une fratrie nombreuse, de huit enfants, mais il y avait une grande égalité entre les filles et les garçons. Nous avons été élevés sur le même pied. Et ma mère, qui était professeure, a enseigné jusqu’à la fin de sa vie. Donc, je ne me suis jamais véritablement aperçue qu’être une fille pouvait poser un problème. Quand je suis entrée dans la vie académique à l’Université de Liège, je me suis entourée de jeunes chercheuses, bien plus nombreuses que les chercheurs. Mais c’était vécu de façon extrêmement positive, cela n’avait rien de revendicatif par rapport aux hommes, donc je ne me suis pas posé de questions à ce sujet-là. Cela m’amusait plutôt d’introduire dans des milieux en principe « réservés aux hommes », comme la sidérurgie ou l’aéronautique, des équipes féminines de choc. Et puis, en 2001, j’ai été nommée députée au Parlement européen, dans la Commission des affaires étrangères, et dans celle des droits de l’Homme. Pendant près de quatorze ans, j’ai parcouru des pays arabes, mais aussi une grande partie de l’Afrique et de l’Amérique latine.

Mes missions portaient sur les pays en conflit ou post-conflit, et notamment sur la situation des femmes et des enfants. Et c’est là que j’ai eu un choc, une prise de conscience à la fois du poids religieux qui pesait sur les femmes, d’un modèle patriarcal étouffant et des ravages de la guerre et de la torture. Ces images-là, pour moi, sont inoubliables. Et cette domination des femmes, on ne la trouve pas seulement en Arabie saoudite ou en Iran – pays auxquels on pense souvent –, mais presque partout dans le monde. Mais ce constat terrible avait une autre facette : partout, même dans des pays du Golfe, des femmes essayaient de s’en sortir, que ce soit en réclamant de pouvoir rouler à bicyclette, de jouer au foot, en se présentant aux élections même si elles étaient analphabètes. Au Yémen, par exemple, elles avaient réalisé un prospectus électoral sous forme de bande dessinée. Il y avait une sororité extraordinaire qui se jouait dans chaque pays. Et au retour, j’étais infiniment plus sensible à des combats particuliers qui se menaient ici. Ce qu’il faut aller chercher, c’est cette communauté qu’on a avec elles.

Je suis très contente de la position du CAL, qui affirme que le droit de croire comme de ne pas croire doit être respecté dans l’espace public et que l’État en est le garant impartial. Ce qu’il nous faut nouer, ce sont des rapports de fraternité en tant qu’humains, en tant que personnes, nous ne devons pas être attachés à des détails que nous codons de toute façon différemment les uns des autres. Nous, femmes, avons des expériences communes en ce qui concerne la vie, la mort, la maladie, la maternité, mais aussi des combats communs. Et la lutte contre le fondamentalisme religieux est emblématique, comme l’est celle contre les violences sexuelles. Ces combats ne sont jamais définitifs. Mais aucune victoire des femmes, dans un modèle patriarcal tel que le façonnent les religions, n’est jamais acquise : la position de la Cour suprême des États-Unis à l’égard du droit à l’avortement vient de le montrer de manière stupéfiante. Qui s’étonnera après de l’absence de confiance des femmes dans l’institution judiciaire ?

Le féminisme est-il finalement une affaire de droit ou de politique ?

Simone de Beauvoir affirmait dans une formule que le féminisme, « ce n’est pas la gestion des droits, c’est un mouvement de libération ». Et c’est là qu’en un certain sens on retombe sur #MeToo. Si ces droits ne sont pas inscrits dans la Charte des droits fondamentaux ou s’ils ne sont pas coulés dans le bronze de la Constitution, cela va rester extrêmement fragile. Donc ce n’est ni l’un ni l’autre, mais autre chose. C’est un peu le sens aussi de la convention que nous sommes en train de préparer pour faire mouvement, pour faire force. Henri Bartholomeeusen avait tout à fait raison de changer en 2017 la définition de la laïcité et d’en faire un principe fondant l’État de droit – si l’on veut que nos droits puissent continuer à être garantis et évoluer de façon positive.

En matière d’inégalités, les différents rapports pointent du doigt encore et toujours l’inégalité scolaire. Ne pourrait-on pas faire mieux de ce côté-là également ?

Le CAL en a fait son cheval de bataille depuis longtemps, avec la question de l’enseignement public qui devrait être un facteur d’émancipation des enfants, mais aussi un moteur d’ascension sociale – ce qui n’est toujours pas le cas aujourd’hui. Alors c’est vrai que la démographie belge s’est modifiée, qu’il y a parfois une grande diversité dans les écoles, des moyens qui sont insuffisants pour combler les manques, les inégalités de richesse qui s’accroissent, et donc des familles qui se paupérisent. Mais il y a aussi les inégalités entre les enfants produites par les deux réseaux, l’officiel et le libre. Le cadrage religieux de l’un versus la neutralité de l’autre donnent une perception différente des problématiques qui nous entourent.

La vigilance critique est l’une des missions de la laïcité et pour cela, nous avons besoin d’un mouvement commun.

© Sandra Evrard

Or, j’ai la conviction que, vu la complexité du monde actuel et les peurs qu’il peut générer chez les jeunes, il faut arriver à les faire discuter ensemble. Pour aboutir à une représentation commune d’une réalité complexe qui se prête à de multiples interprétations, voire favorise les fake news et les théories complotistes. Ces dernières ont fleuri de manière extraordinaire durant la pandémie, et notamment à propos des vaccins, de leurs effets pervers sur l’organisme – introduction d’une puce pour contrôler la personne, mutation génétique pour la descendance, etc. De même, le traitement du virus par absorption d’eau de Javel ou au moyen d’un lavement au café est apparu sur les réseaux sociaux, ce qui a entraîné des passages à l’acte et des accidents de santé sérieux chez certains. Le cours de philosophie et de citoyenneté, qui réunit les enfants de toutes croyances ou de toutes religions, est une victoire fondamentale de la laïcité… dans l’enseignement officiel. Le réseau libre à ce jour n’en veut pas. Pourtant c’est le lieu même où l’on peut combler les inégalités de décodage du monde, qui pour nous sont encore plus essentielles que les inégalités économiques. C’est ce capital de décryptage qu’il faut donner aux jeunes. Décrypter et interpréter, ils le font tout naturellement – mais sans la validation qui en fait tout le poids.

Le modèle de « l’école de la République », à la française, vous semble-t-il intéressant pour (re)faire société ?

Intéressant, très certainement, mais pas suffisant. Elle reste, elle aussi, très inégalitaire et quand je vois les difficultés des banlieues qui sont parfois des zones de non-droit, quand je me souviens de l’assassinat de Samuel Paty, je pense que la France souffre des mêmes maux que nous, et ce, alors que la laïcité est inscrite dans sa Constitution. Sa laïcité et l’école de la République ne parviennent pas à la protéger des transformations économiques et sociales de ces dernières années, qui ont creusé les inégalités. C’est essentiellement une question politique. Et si prodigieux que soit l’enseignement, il ne fait pas de miracle. La laïcité non plus.

Concernant la problématique de la pauvreté, d’après les statistiques de 2021, 6 % de la population souffre encore de privation matérielle et sociale sévère et 13 % est en risque de pauvreté. Ceci, c’est à l’échelle nationale, sachant que la Flandre est nettement plus riche que le reste du pays, ces chiffres doublant quasiment à Bruxelles et dans certaines régions de Wallonie. Quelles seraient les pistes à mettre en place pour éradiquer cette pauvreté interpellante ?

Il est impossible en quelques mots ici de traiter de ce vaste problème. Et suivant l’angle d’attaque que l’on se donne – les grandes tendances de l’économie mondiale, la politique industrielle, la politique fiscale ou la politique de l’emploi, les réponses seront différentes. Mon premier métier, si je peux en parler ainsi, a été la psychologie du travail. Et pendant près de trente ans, j’ai arpenté les entreprises, analysé les métiers et suivi de près l’évolution technologique qui allait les affecter profondément. Après les années 1970, marquées par deux chocs pétroliers et un chômage terrible, j’écoutais un soir dans un cercle liégeois le discours d’un haut dirigeant de Cockerill annonçant une reprise du marché mondial de la sidérurgie. Il était mon voisin de table. Comme je le félicitais et me réjouissais pour les travailleurs, il a tempéré mes ardeurs et m’a dit : « Mais non, madame De Keyser, hélas, cela ne changera pas le sort des travailleurs. Le chômage, lui, continuera. » Effectivement, la reprise dans les grandes entreprises s’est accompagnée d’une poussée technologique terrible qui a permis de se passer d’une grosse partie du personnel : robotisation dans l’industrie automobile comme chez Fiat en Italie et gestion de la production par ordinateur dans les processus continus comme la sidérurgie. C’est d’ailleurs sur ce dernier thème que j’ai fait mon doctorat, dans les premiers programmes de recherche communautaire de la CECA (Communauté économique du charbon et de l’acier). J’y ai perdu une illusion de néophyte : l’idée que quand il y avait de l’argent, l’emploi suivait directement. On nous parle aujourd’hui des miracles de l’intelligence artificielle : quelles conséquences possibles pour l’emploi et pour le lien social, celui qui fait le commun ? J’ai, depuis, lu bien des livres d’économistes, comme Stieglitz, Piketty, Banerjee et Duflo. Le constat est sans appel : l’appauvrissement que nous constatons à l’échelle mondiale est structurel. Les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres, mais aujourd’hui, même la classe dite moyenne commence à souffrir – et ce, alors que la concentration des richesses mondiales dans les mains d’une poignée de décideurs s’accentue. Piketty y voit un problème de redistribution des richesses et de fiscalité trop avantageuse pour les entreprises et surtout des implications inquiétantes : la pauvreté sans issue entraîne une perte de confiance dans le politique.

Et qui dit perte de confiance dans le politique dit que la voie est libre pour les régimes forts et les populistes. Donald Trump a surfé sur cette vague. Mais pour revenir à votre question, le CAL a pris sur ce sujet un autre angle d’attaque : à savoir l’écoute et le lien avec les plus précarisés. Nous travaillons sur cette thématique avec Christine Mahy et son réseau. J’ai eu l’occasion d’assister à la régionale de Mons à un séminaire sur la pauvreté et la détention. Car ce sont les plus vulnérables – dont les détenus – qui ont été le plus touchés par les crises successives que nous venons de traverser. Parfois, créer du lien, c’est juste être à côté, écouter. Et dans cette écoute, ce qui ressortait, c’était une revendication toute bête, toute simple, celle que j’entendais déjà lors de mes premiers pas dans le monde du travail (et du chômage) : c’est la demande de l’individualisation des droits sociaux. Il est insupportable qu’on soit pénalisé parce que l’on vit en couple quand on est vulnérable, alors qu’avoir une compagne ou un compagnon est un soutien qui vous permet de ne pas vous effondrer. Il est insupportable aussi pour le moindre droit d’avoir une machine administrative et des contrôles aussi humiliants que compliqués. Ne parlons pas des recours ; il y a beaucoup de familles qui n’essaient même plus, car les démarches sont trop complexes, et qui sortent dès lors des radars sociaux. Comme si les gens étaient coupables d’être pauvres, ou coupables d’avoir perdu leur emploi, ou coupables de l’exclusion sociale dont ils sont victimes : c’est le monde à l’envers. Alors, certes, avoir un diplôme aide, et toute formation est bonne à prendre, mais, s’il y a une seconde utopie dont il faut se défaire, c’est de croire qu’il n’y aura jamais une adéquation totale entre l’offre et la demande. Le temps de produire des formations pour satisfaire les besoins nouveaux des employeurs, ceux-ci ont évolué. Le sociologue Mateo Alaluf de l’ULB a très bien traité de ce décalage. Je n’ai pas répondu directement à votre question, dans la mesure où elle nous aurait entraînées vers l’analyse des rapports sur la pauvreté dressés en Wallonie, en Flandre et à Bruxelles, qui contiennent des pistes intéressantes, mais j’ai préféré l’angle humain, et celle du lien social que nous voulons sauver – ce lien et la dignité qu’il redonne aux plus vulnérables.

En effet, c’est un vecteur de cohésion sociale, cela aide à faire société.

Ah oui ! C’est évident. Et ça touche à tous les aspects de la société, que ce soit le loisir, une certaine culture plutôt populaire notamment, les liens entre les jeunes et les vieux, etc. C’est un modèle qui est magique en soi, mais qui doit être soutenu par le terrain, si ce n’est pas par militance, en tout cas par un intérêt réel des populations. Sinon il meurt de lui-même.

Quel message donneriez-vous aux jeunes, dont l’avenir s’annonce incertain, notamment à cause de la menace du changement climatique ?

C’est surtout sur la manière d’affronter les menaces qu’il y a probablement un travail en profondeur à effectuer. Certains jeunes développent une éco-anxiété persistante qui peut les conduire au bord du suicide, parce qu’ils ne voient pas les choses évoluer assez vite. Or, le pire n’est jamais certain. Il reste toujours des pistes à explorer. Notre rôle est de leur fournir les outils scientifiques, les outils critiques et de les aider à se forger un jugement moral – autant d’atouts qui leur permettront de contrôler et d’habiter cette société de manière à infléchir son cours pour le bien de tous et non de quelques-uns. Ils ont la chance d’avoir des décennies devant eux, des outils technologiques exceptionnels face à ces menaces réelles, concrètes, à affronter. L’enjeu est de taille : il est vital, planétaire, mais c’est aussi une espérance, une porte ouverte vers le futur. Il ne faut jamais laisser croire qu’il n’y a plus d’issue. Mais il faut aussi que nous tenions nos promesses. Il y a un écart dans la représentation de ce qu’il est possible d’accomplir chez un décideur politique et chez un jeune qui attend des réactions plus rapides. En politique, on travaille sur des dossiers de longue haleine, ça prend du temps. Des décisions majeures, il y en a. Il y en aura. Mais il faut le temps de les mettre en œuvre. Par contre, dans l’action, on peut mêler le haut et le bas, comme on l’a dit précédemment. La décision politique et l’action de terrain, le temps long et le temps court. Au niveau du climat, c’est pareil : il y a des opportunités d’action pour chacun et à tous les endroits. Dès maintenant. Même pour les plus jeunes. Et ça, c’est fondamental. Parce que ce qui génère l’anxiété, le stress, c’est en grande partie le sentiment d’impuissance. Dans quelques années, les jeunes seront aux manettes et ils pourront juger de leur action au sens le plus concret. L’essentiel, c’est d’avoir agi à temps.

Convention laïque 2022 · (Re)faire société

7-8.10 | La Sucrerie | Wavre

ATELIERS – DÉBATS – VOTES – ANIMATIONS – VILLAGE ASSOCIATIF

Après plusieurs mois de rencontres, le moment du choix sur les axes de travail futurs du mouvement laïque pour (re)faire société arrive. Droits humains, lutte contre la pauvreté et cohésion sociale, changements climatiques, lutte contre les extrémismes, séparation Églises-État, égalité femmes-hommes, enseignement: venez en débattre avec nous!

Participez à notre Convention laïque, en compagnie de nombreux autres citoyens mobilisés pour une société plus juste, plus libre et plus solidaire. Inscrivez-vous à la Convention laïque 2022, les 7 et 8 octobre à Wavre.

Infos et inscriptions: convention2022.laicite.be

Partager cette page sur :