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Une laïcité française
sous pression

Philippe Foussier · Journaliste (Paris)

Mise en ligne le 28 juin 2024

La France semble de plus en plus secouée par des courants réactionnaires. D’une part, des groupes islamistes exercent une pression, notamment dans les écoles, pour imposer leurs normes et pratiques religieuses. D’autre part, une droite identitaire est à l’offensive. Au milieu de cette tenaille, la laïcité fait face à des remises en cause de plus en plus frontales.

Photo © RVillalon/Shutterstock

La colère et l’oubli. C’est le titre d’un livre paru l’an dernier sous la plume d’Hugo Micheron, enseignant à Sciences Po Paris. La situation vécue au sein de l’institution scolaire française pourrait être résumée ainsi. Après la décapitation de Samuel Paty en 2020 vinrent la colère, puis l’oubli. Après l’égorgement de Dominique Bernard en 2023 à Arras, la colère, puis l’oubli, encore. Comme une forme d’accoutumance. En quelques semaines, à la sortie de l’hiver, plusieurs séquences ont semblé réveiller temporairement l’institution scolaire. Émotion, colère, discours incantatoires, promesses du « plus jamais ça »jusqu’à la fois suivante. Tel que l’écrit Iannis Roder, enseignant en Seine-Saint-Denis et directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, « pendant de trop nombreuses années, le refus du réel par une frange du monde enseignant a accompagné le laisser-faire de l’institution. Elle préférait, à l’image de François Fillon, ministre de l’Éducation nationale qui enterra le rapport de l’inspecteur général Jean-Pierre Obin, ne pas faire de vagues ». Que de temps perdu, lorsqu’on se souvient que ce ministre fut en fonction il y a vingt ans !

Les faits donc. En février, la proviseure du lycée parisien François-Villon est menacée de mort par le père d’une élève car elle entendait appliquer la loi de 2004 prohibant les signes religieux à l’intérieur des établissements scolaires. Le 28 du même mois, c’est le proviseur du lycée Maurice-Ravel qui est à son tour l’objet de multiples menaces de mort relayées sur les réseaux sociaux pour les mêmes raisons. Celui-ci a quitté ses fonctions et sa collègue de François-Villon « la peur au ventre » et ne se déplace plus à pied dans son quartier.

Un rapport accablant

Hasard du calendrier, le 6 mars, le Sénat rendait public le rapport d’une commission d’enquête ayant travaillé plusieurs mois sur ce sujet. Le constat y est accablant, révélant une « violence endémique » étendue y compris aux écoles primaires. « Les insultes, menaces, pressions et agressions constituent désormais le quotidien des enseignants ainsi que de l’ensemble du personnel administratif », relève le rapport. Les revendications religieuses représentant de plus en plus souvent le prétexte à ces comportements.

La laïcité est prioritairement visée mais, au-delà, les auteurs témoignent de « contestations des valeurs de la République généralisées ». On apprend dans ce document que sur une année scolaire, ce sont 58 500 enseignants qui ont été menacés et 17 200 bousculés ou violentés. Parmi eux, 900 ont été menacés avec une arme… Ces éléments s’ajoutent à ceux, qui ne se traduisent pas nécessairement par des faits de violence, concernant la contestation des contenus d’enseignement. Là encore, les données n’incitent pas à l’insouciance. Et c’est ainsi que la part des professeurs qui avouent s’autocensurer pour aborder certaines parties du programme scolaire ou pour évoquer des œuvres littéraires ou picturales connaît une progression continue. « Les contestations d’enseignement […] touchent la quasi-totalité des matières », indiquent les sénateurs. Elles ne sont donc plus cantonnées à la remise en cause de la théorie de l’évolution ni aux œuvres de Voltaire, tant s’en faut.

Le radicalisme religieux est chaque fois plus présent dans les écoles de la République, accompagné d’une contestation croissante du principe de laïcité.

© Irina Lepneva/Shutterstock

Au péril de leur vie

Fait inédit de la part d’un corps réputé pour sa discrétion, le 4 mars dernier, plusieurs dizaines de chefs d’établissements de l’académie de Paris manifestaient devant la Sorbonne pour exprimer leur inquiétude. Comme en écho à la déclaration de la secrétaire générale du Syndicat national des enseignements de second degré (SNES), l’un des principaux syndicats enseignants, le 12 décembre 2023 au micro de France Info : « On peut mourir d’enseigner en France. » On apprenait d’ailleurs en mars que près de 130 lycées et collèges ont été visés en une seule semaine par des menaces d’attentat et des actes de malveillance comme le piratage des espaces numériques de travail où parents, élèves et professeurs communiquent.

Enfermements identitaires

Mais les enseignants ne sont pas les seules victimes de l’intégrisme islamiste qui cherche à imposer ses normes vestimentaires et coutumières, non seulement aux fidèles musulmans mais aussi au-delà. Ainsi, à Montpellier, Samara, 13 ans, a été tabassée début avril devant son collège par cinq garçons et filles lui reprochant de s’habiller « à la française » et d’être « mécréante ». Quelques jours après, Shemseddine, 15 ans, est battu à mort à la sortie de son collège de Viry-Châtillon dans la banlieue parisienne par un groupe de jeunes dont l’un n’admettait pas que le supplicié fréquente sa sœur et « salisse » dès lors sa réputation. Cette fameuse réputation, à laquelle la journaliste Laure Daussy a consacré un livre paru fin 20231 à partir du meurtre de Shaïna, poignardée et brûlée vive par son petit ami à Creil, dans le Nord de Paris, en 2019. Être réputée « fille facile », à tort ou à raison, détruit psychologiquement et parfois physiquement un nombre croissant d’adolescentes soumises à un contrôle social découlant de normes religieuses implacables pour les femmes.

Autre illustration de cette violence fanatique : le meurtre d’un Algérien dans le centre-ville de Bordeaux le 10 avril dernier. Rachid Bouach déambulait avec un ami issu du même village natal, quand l’assaillant les a frappés de plusieurs coups de couteau. L’homme de 37 ans n’a pas survécu, son ami de 26 ans a été grièvement blessé. Avant de s’acharner sur eux, le meurtrier, vêtu d’un qamis et d’un keffieh, de nationalité afghane, leur avait reproché de boire de la bière pendant l’Aïd-el-Fitr.

On pourrait multiplier l’évocation de situations où une police islamique plus ou moins improvisée impose ou tente d’imposer ses normes, qu’il s’agisse des entreprises, du monde sportif, des universités ou des hôpitaux, comme si plus aucun des domaines de la vie sociale n’était désormais épargné. La complaisance, le fatalisme, la cécité parfois, dont font l’objet ces faits, remplissent d’aise les entrepreneurs identitaires qui prospèrent de manière croissante en irriguant toujours plus de leur idéologie les médias et le champ politique.

Il n’y a qu’à voir comment le milliardaire Vincent Bolloré, propriétaire de journaux, radios et chaînes de TV, promeut sa vision réactionnaire et même ouvertement d’extrême droite. Plus généralement, ce courant gagne du terrain, comme le montrent à chaque séquence électorale les résultats du Rassemblement national. Comme le relevait le correspondant du Monde à Vienne le 1er avril dernier, « le choix des médias du groupe Bolloré de privilégier les commentaires d’extrême droite sur le travail d’information évoque la stratégie du Premier ministre hongrois, Viktor Orbán ». C’est durant sa période passée dans l’opposition que celui-ci a façonné un paysage médiatique dévoué à son ascension et à ses idées.

Dans les colonnes du magazine de la Licra, le Droit de vivre, on pouvait lire le 11 mars dernier l’analyse de Gaston Crémieux sur la manière dont d’autres médias accompagnent cette logique identitaire. Ainsi de la revue Front populaire proposant un entretien entre le philosophe Michel Onfray et l’écrivain Michel Houellebecq. Extrait : « Le souhait de la population française de souche, comme on dit, n’est pas que les musulmans s’assimilent, mais qu’ils cessent de les voler et de les agresser. Ou bien, autre solution, qu’ils s’en aillent », a déclaré ce dernier.

Dans la décennie précédente, le politologue Laurent Bouvet, disparu en 2021, avait popularisé la notion de « tenaille identitaire ». Celle-ci décrit comment des courants également soucieux d’enfermement ethnique ou religieux et d’assignation de chacun à sa « souche » réelle ou supposée prenaient en étau la laïcité et, au-delà, l’idéal universaliste selon lequel, reprenant Victor Schœlcher, on ne fait plus de « distinction dans la famille humaine ».

  1. Laure Daussy, La Réputation : enquête sur la fabrique des « filles faciles », Paris, Les Échappés, 2023.

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