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Un crack du croquis
en salle de conso
Amélie Dogot · Secrétaire de rédaction
Mise en ligne le 23 septembre 2024
– Les usagers disent qu’ils vont se soigner quand ils vont consommer, ok. Mais comment on soigne VRAIMENT les gens ici ?
– Ils disent ça parce que la consommation supprime les douleurs de manque. Mais pour le soin en tant que tel, la première chose à se dire, c’est que venir ici, c’est déjà être dans cette démarche. C’est juste un début, c’est sûr, mais au moins les usagers qui viennent ne s’injectent pas en peine rue avec du matériel non stérile. Donc en prenant soin de leur consommation, ils font un premier pas.
À moindres risques, bande dessinée de Mat Let, propose une immersion subtile et nuancée dans l’univers d’une salle de consommation à moindre risque (SCMR) parisienne gérée par l’association Gaïa, fondée et soutenue par Médecins du monde. Souvent appelés de façon réductrice « salles de shoot », ces espaces ne sont pas de simples lieux où les consommateurs viennent « se droguer » ; ils sont des centres de vie, de soins, et surtout de relations humaines.
Mat Let nous plonge avec lui au cœur de ce lieu (car il se met en case lui aussi), dévoilant le quotidien des usager.ère.s de crack et de Skenan (un antidouleur) et des professionnel.le.s qui les accompagnent. Il ne s’agit pas seulement de consommation, mais des liens tissés et d’accueil sans jugement. Les personnes qui peuplent cette bande dessinée sont fragiles, parfois brisées, mais jamais dépeintes sous un angle misérabiliste. Elles sont traités avec dignité, malgré les difficultés qui parsèment leur vie. Mat Let fait ressortir la part profondément humaine de chaque interaction, révélant la bienveillance des soignant.e.s, le besoin d’écoute des usager.ère.s. et le tragi-comique de certaines situations. Les dialogues et les rencontres sont au centre du récit, et les croquis in-situ de Mat Let en rendent admirablement bien compte.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces espaces ne sont pas là uniquement pour « surveiller » la consommation ; ils sont là pour offrir un soutien, une forme de réinsertion sociale, et pour humaniser une population souvent marginalisée. Les soignant.e.s, infirmier.ère.s, éducateur.trice.s, et travailleur.euse.s sociaux qui travaille à la SCMR sont décrit.e.s avec profondeur. Ils ne sont pas des figures autoritaires ou distantes, mais des personnes qui s’engagent pleinement dans chaque geste. Ils distribuent des seringues stériles ou offrent un moment d’écoute, contribuant à réduire les risques non seulement sanitaires, mais aussi émotionnels et psychologiques. Le terme « salle de shoot » ne rend pas justice à l’ampleur des services rendus et Mat Let insiste là-dessus dès la couverture. À moindres risques démontre que ce lieu est avant tout une structure de soin, où la réduction des risques s’étend bien au-delà du simple contrôle de la consommation. La BD nous apprend que les SCMR permettent de limiter la propagation de maladies, de favoriser l’accès aux soins de santé pour des populations précaires, et de réduire les pratiques dangereuses (comme l’usage de seringues contaminées).
Mat Let illustre parfaitement comment ces espaces peuvent constituer une alternative à la répression aveugle, en ligne avec les principes défendus par le Centre d’Action Laïque. La décriminalisation et la réglementation du commerce des drogues sont vues comme des solutions efficaces pour sortir les consommateurs de l’illégalité, tout en réduisant les risques sanitaires. L’approche de la réduction des risques, prônée dans cette BD, est clairement mise en avant et confrontée à ses propres limites. Plutôt que de traiter les consommateur.trices.s comme des criminel.le.s, ces lieux leur offrent la possibilité de consommer dans un cadre sécurisé. Cette politique est soutenue en Belgique par la Plateforme de réduction des risques (dont le CAL, la Ligue des Droits de l’Homme, la Liaison antiprohibitionniste, Modus Vivendi et les FEDITO bruxelloise et wallonne font partie) où des villes comme Liège et Bruxelles ont ouvert de telles structures, rejoignant des pays comme la France, la Suisse ou les Pays-Bas dans cette démarche.
La seconde partie de la BD ne se passe pas dans la SCMR, mais dans « la zone du dehors », notamment à l’espace de repos pour consommateur.rice.s de crack situé porte de la Chapelle, sur le pont qui relie les 18e et 19e arrondissements de Paris, au square Forcevall où ont été déplacé.e.s les habitué.e.s de la « colline du crack » ainsi qu’en maraude pour ramasser les seringues. « L’idée était de comprendre le rôle des autres structures par rapport à la salle mais aussi ce qui se passe dans la ville quand il n’y a pas ou trop peu d’accompagnement » raconte Mat Let sur sa page Facebook. L’auteur-dessinateur marseillais collabore depuis plusieurs années avec des associations de terrain, notamment celles qui luttent contre les discriminations liées au sans-abrisme et au handicap. Sa plume engagée et son trait épuré capturent avec une précision documentaire la réalité de la SCMR qu’il a fréquentée pendant un an et demi. Il a déjà traité des thématiques sociales complexes dans ses carnets (notamment en prison) et en tant que facilitateur graphique. Avec À moindres risques, sa première BD, Mat Let sensibilise à des enjeux de santé publique encore mal connus.
À moindres risques est bien plus qu’une simple BD documentaire ; c’est une œuvre profondément humaine qui remet en question les préjugés sur la consommation de drogues et propose une réflexion sur la manière dont notre société accompagne ou exclut les personnes les plus précarisées. Grâce à son approche immersive, Mat Let nous montre que derrière chaque seringue transmise, chaque regard échangé, chaque tranche de vie racontée, il y a une personne en quête de reconnaissance et de dignité.
Mat Let, À moindres risques, Saint-Avertin La Boîte à Bulles, 2024, 198 pages.
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