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Vous dites?
Sommes-nous de retour
en 1938 ?
Julien Paulus · Coordinateur du centre d’études des Territoires de la Mémoire
Mise en ligne le 4 août 2025
Dans un entretien récemment publié, l’historien américain Timothy Snyder affirme que, depuis l’invasion russe de l’Ukraine, nous serions entrés dans une longue année 1938. Ce faisant, il opère une comparaison historique entre la situation européenne contemporaine et celle qui prévalait quatre-vingt-sept ans plus tôt, lorsque, à l’initiative de l’Italie mussolinienne, les représentants de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne se retrouvèrent à Munich pour sceller le destin de la Tchécoslovaquie et accéder aux revendications territoriales du régime nazi. Ainsi, selon Snyder, nous serions sur le point de revivre des faits semblables, faute d’avoir pu saisir les leçons politiques du passé.
Photo © Triff/Shutterstock
Cette sortie médiatique d’un historien mondialement connu depuis la publication de son ouvrage Terres de sang nous met face à l’habituelle question de l’usage de la comparaison en Histoire. Est-elle légitime, en particulier lorsque le référent de la comparaison concerne, majoritairement, les années trente et la Seconde Guerre mondiale ? « CRS, SS ! », « Poutine marche dans les pas des nazis », ou encore l’usage répandu dans tout le spectre politique de l’invective « fasciste » pour qualifier l’adversaire : le recours à ce qui a par ailleurs été théorisé sous le concept de « point Godwin » est un réflexe courant et déjà ancien.
Est-il dès lors souhaitable de comparer ? C’est tout le questionnement déployé par le philosophe Pierre Tevanian dans son ouvrage Politiques de la mémoire1. Il y fait notamment le constat d’avoir toujours entendu ce type de « rapprochements, analogies et comparaisons entre le passé et le présent ». Selon lui, ce phénomène fait partie de la plus classique tradition du débat politique, de même que sa critique et sa remise en question. L’enjeu est ici de s’interroger, tant sur les vertus que sur les limites de la comparaison.
Pour de nombreux historiens, la démarche comparative reste possible moyennant toutefois un certain nombre de précautions. Ainsi, selon Yves Ternon, elle doit impérativement relever d’une « démarche scientifique à la recherche d’un sens [et qui] offre seulement les moyens de relier ou de dissocier des événements entre eux »2. Pour le dire autrement, la perception des similitudes et des différences permet d’isoler, dans le temps et dans l’espace, les spécificités de chacun des termes de la comparaison. À défaut, l’historien tomberait dans l’analogie, ou ce qu’Omer Bartov nomme un « exercice de juxtaposition historique [qui] permet de suggérer des arguments davantage qu’il ne les explique clairement »3.
Dans cette perspective, la question posée en titre, qui semble induire une possible répétition de l’Histoire, illustre les limites évoquées par Tevanian de l’exercice comparatif. Elle permet moins d’expliquer les faits historiques de 1938 que de suggérer les angoisses politiques de 2025. Elle échoue à réinscrire la « singularité de l’expérience vécue dans son contexte historique global, en essayant d’éclairer ses causes, ses conditions, ses structures, sa dynamique d’ensemble »4. Et cela tant pour 1938 que pour 2025.
- Pierre Tevanian, Politiques de la mémoire, Paris, Amsterdam, 2021.
- Yves Ternon, « Le sens des mots. De mal en pis », dans Catherine Coquio (dir.), Parler des camps, penser les génocides, Paris, Albin Michel, 1999, pp. 106-107.
- Omer Bartov, « Bloodlands: Europe between Hitler and Stalin by Timothy Snyder », dans Slavic Review, 70 (2), été 2011, p. 426.
- Enzo Traverso, « La singularité d’Auschwitz. Hypothèses, problèmes et dérives de la recherche historique », dans Catherine Coquio (dir.), op. cit., pp. 132-133.
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