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Jeunes et religions :
la guerre des mondes ?

Cécile Vanderpelen-Diagre · Professeure d’histoire contemporaine et directrice du CIERL (ULB)

Mise en ligne le 26 juin 2024

Entre les jeunes complètement socialisés dans une religion et les jeunes entièrement athées (ou du moins indifférents aux religions), le clivage est croissant. Les moins de 25 ans affichent en tout cas une grande tolérance envers les religions, attitude évidemment positive à condition qu’elle ne masque pas une méconnaissance, voire une ignorance totale. Car le fait religieux reste une clé de compréhension indéniable du monde.

Illustrations : Cost

Disons-le d’emblée, aucune étude scientifique récente et complète ne permet de connaître précisément les sentiments des 15-25 ans à l’égard des religions en Belgique. S’il existe bien des sondages dans les autres pays, ils ne sont pas forcément transposables à notre réalité et ils ont souvent pour défaut de ne pas contraster les caractéristiques trouvées chez les jeunes avec celles du reste de la population. Impossible dès lors de dégager des conclusions du type « les jeunes sont plus… ou moins que… ». Les professionnel.le.s en contact avec cette génération s’accordent toutefois pour constater une tendance lourde : la polarisation entre des jeunes religieux et religieuses aux croyances de plus en plus affirmées – essentiellement des musulman.e.s et des évangéliques – et des jeunes indifférent.e.s à la religion, lesquel.le.s représentent la majorité des moins de 25 ans.

Le catholicisme « exculturé »

Ce phénomène, que l’on appelle souvent l’« archipélisation de la société », semble se renforcer ces dernières années. Comment l’expliquer ? Premièrement, par une évolution différenciée dans nos pays entre d’une part les descendant.e.s des majorités catholiques d’antan et, de l’autre, les musulman.e.s et les évangéliques. Dans les sociétés libérales et industrialisées jadis massivement catholiques, l’adhésion aux institutions cléricales s’est effritée progressivement depuis les années 1960. Cette remise en question de la légitimité de l’Églisel’ à dire le bien et le vrai a, par effet d’entraînement, conduit à ce que la sociologue Danièle Hervieu-Léger appelle « exculturation du catholicisme ». De moins en moins de personnes, même parmi celles se déclarant catholiques, connaissent le corpus dogmatique et les références culturelles de cette religion.

La disparition du référentiel catholique n’a pas forcément anéanti toute vie religieuse. De nouvelles formes de spiritualités éclosent sans cesse. Certains individus « bricolent » en puisant dans les différentes religions les éléments qui leur conviennent. Mais ils ne se reconnaissent en général dans aucune religion instituée. Quant au reste des descendant.e.s des catholiques, les questions religieuses ne tiennent aucune place dans leur vie.

Dans ce contexte, la plupart des jeunes n’ont reçu qu’une très faible instruction religieuse au sein de leur famille et de leurs milieux de sociabilité. L’intérêt qu’ils et elles peuvent avoir pour le bouddhisme ou encore les religions néo-païennes n’a rien à voir avec une adhésion profonde qui engage tous les aspects de la vie.

Une forme d’affirmation de l’identité

Cette évolution ne s’est pas produite parmi les populations immigrées issues de pays islamisés ou à prédominance évangélique. Chez elles, au contraire, l’affirmation de l’identité culturelle, qu’elle soit musulmane ou évangélique, est croissante. Le déracinement est souvent invoqué par les sociologues pour expliquer cet attachement à la religion, ou du moins à certaines de ses expressions : les pratiques, les rituels, la participation à des communautés pieuses. La seconde explication de l’archipélisation est à chercher dans les effets de ghettoïsation des réseaux sociaux et qui ne concernent pas que les plus jeunes. Ces réseaux nourrissent des « communautés » de contenus adaptés au profil de leurs membres. Ces profils sont en réalité repérés puis construits et consolidés par les algorithmes. Les communautés ne se croisent pas sur la Toile. Petit à petit, la consommation de messages très ciblés partagés à l’intérieur de ces bulles renforce les préjugés, cloisonne les imaginaires et fortifie les convictions.

Prêches sur TikTok

Les militant.e.s religieuses et religieux ont très bien compris le profit qu’il y avait à tirer des réseaux sociaux. L’enfermement qu’ils produisent est un atout. Le réseau privilégié par les 13-25 ans, TikTok, est massivement investi par les Églises, les prédicatrices et prédicateurs, les imams et surtout par des quidams qui, à moindres frais, réalisent de petites vidéos dans lesquelles ils exposent leurs points de vue sur des questions religieuses (interprétation de textes, problèmes existentiels) et surtout conseillent inlassablement leurs followers sur le comportement à adopter dans leur vie quotidienne (prières, vêtements, vocabulaire, lecture, nourriture, soin du corps, relations…). Les hashtags #islam, #dieu ou encore #jesus représentent des milliards d’occurrences.

De très jeunes influenceuses et influenceurs qui endossent la posture de prédicatrices et prédicateurs produisent des prêches punchy qui s’adaptent aux codes de la plateforme : brièveté, rythme, humour, couleurs, jeux (un concours qui consiste à dire le plus de fois « Allah » ou « Jésus » en une minute ; un quiz sur la Bible ou sur Jésus), musique, danse, esthétique des photos et dessins, divertissement et surtout mise en récit de soi. Une tiktokeuse ou une tiktokeur qui obtient des « k » (1k = 1 million de vues) doit avoir du charisme et dépasser ses homologues en parvenant à « personnaliser » son message. Le plus souvent, cela passe par la mise en exergue de sa propre vie. On se filme en gros plan, chez soi, et tous les petits éléments et événements du quotidien peuvent devenir des anecdotes drôles, significatives et aptes à enclencher le phénomène d’identification recherché.

Les personnes religieuses sont nombreuses à voir cela d’un mauvais œil et à déplorer ce « fast food » religieux. Ils et elles en appellent à une lecture attentive (qui « prend le temps ») des textes sacrés, à une dévotion moins tapageuse. Ils et elles regrettent les longs prêches enregistrés sur YouTube ou les textes très développés qu’autorisait Facebook. C’est un discours de vieux. Les jeunes se délectent des prêches sur TikTok et c’est à leurs influenceuses et influenceurs favori.te.s qu’ils et elles se confient et adressent leurs questions religieuses (les tchats sont à cet égard très révélateurs). Ils et elles se partagent leurs vidéos préférées et cette pratique leur permet d’entretenir leur sociabilité et d’affirmer leur personnalité.

De la sorte, les plus jeunes consomment sur TikTok des produits diamétralement opposés. Les premier.ère.s « scrollent » à longueur de journée pour dénicher sur « le fil » les vidéos les plus drôles et les plus proches de leurs centres d’intérêt profanes (la mode, la musique, la cuisine, mais aussi la politique, les actualités et les critiques de films). Une manière d’être apprécié.e par ses ami.e.s est de faire découvrir des « perles » sur la plateforme. Les second.e.s ont les mêmes pratiques. Ils et elles cherchent également à se divertir, mais ils et elles trouvent sur le fil une majorité de vidéos qui contiennent des messages qui leur indiquent ce qui est halal ou haram, ou comment cheminer avec Jésus. Sauf pour ce qui est des « gags » et des « memes » (dessins ou vidéos animés repris inlassablement) – qui souvent ont le plus de « k » –, ces deux mondes vivent dans un univers absolument différent.

Comment parler aux jeunes ?

La question qui se pose régulièrement pour les enseignant.e.s, les éducatrices et les éducateurs est de savoir comment parler de sujets sensibles du point de vue religieux (la liberté d’expression, le port de signes religieux dans les institutions publiques, l’évolutionnisme, l’abattage rituel, l’égalité de genre, etc.) à une population aussi polarisée. Pour les jeunes selon qui la religion est un facteur déterminant dans tous les actes de la vie, un discours distancié ou critique sur la religion est inaudible, voire offensant. Pour les autres, il s’agit d’un sujet presque exotique. Ils et elles sont parfaitement ignorant.e.s de ce que signifie le sentiment religieux en tant que tel, mais également comme levier fondamental de tous les aspects de l’existence (rapport au corps, conception de la liberté, vision du monde, loyauté à une communauté, principes moraux, etc.). Les jeunes ont été éduqué.e.s au sein des écoles publiques dans les valeurs de la non-discrimination et du respect des autres. Ils et elles sont très attaché.e.s à la liberté de chacun.e. Une récente enquête en France sur les 18-30 ans indique que cette tranche d’âge est plus tolérante sur les questions religieuses que leurs aîné.e.s1. Ce constat est vraisemblablement valable pour les Belges.

Ne pas pécher par ignorance

La foi – dont les contours leur échappent souvent – semble ne pas constituer un problème pour les jeunes indifférent.e.s à la religion. Cette tolérance est évidemment très positive. Mais cette dernière n’a pas de sens si elle masque une ignorance. Comment pourraient-ils et elles savoir que la foi n’est pas qu’un habit ni un discours, mais qu’elle s’appuie sur un système de croyances et de savoirs extrêmement élaborés qui a un effet performatif sur l’être au monde à la fois collectif et intime ? Se dire croyant.e est plus signifiant d’un point de vue identitaire que d’autres autodéfinitions moins engageantes. L’indifférence à l’égard des questions religieuses s’accompagne de et s’explique dès lors souvent par le désintérêt. Les jeunes n’ont aucune idée de ce que veut dire être religieux ou religieuse et la tolérance qu’ils et elles affichent les exonèrent, d’une certaine manière, d’une approche plus compréhensive. Le problème est que, en la matière, si ne pas juger peut être positif, ne pas comprendre, c’est se condamner à passer à côté d’un moteur essentiel des mobilisations sociales d’hier et d’aujourd’hui. La religion a une place centrale dans les débats politiques et sociaux. Il est fondamental que les jeunes aient les outils pour déchiffrer les enjeux qui s’articulent autour de ces débats. La méthode critique qu’on leur enseigne pour décrypter les phénomènes sociaux et politiques doit également pouvoir s’appliquer à la religion.

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