La tartine

Accueil - La tartine - Religieux, le vingt-et-unième siècle ? - Faut-il craindre une résurrection du religieux ?

Faut-il craindre
une résurrection
du religieux ?

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 26 juin 2024

Leur fin a maintes fois été prédite mais elles sont toujours là : les religions ont emprunté de nouveaux chemins et occupent encore une grande place dans la société. Parce que le rapport au visible prime aujourd’hui sur le rapport à l’invisible, la connaissance du fait religieux permet d’en anticiper les dérives et les dangers.

Illustrations : Cost

En 1887, Émile Durkheim, dans la recension qu’il consacre au livre de Jean-Marie Guyau sur l’irréligion à venir, écrivait au sujet des religions : « Il faut fermer les yeux à l’évidence pour ne pas s’apercevoir qu’elles sont en train de se dissoudre. Les dogmes s’en vont. Par sa partie positive et constructive, la science est déjà sur certains points en mesure de les remplacer. Sur une foule de questions, sur la genèse du monde par exemple, elle nous donne des éclaircissements bien plus étendus et plus détaillés que la Bible1. »

La religion à la fin du XIXe siècle semblait marquer un recul indéniable. Elle était progressivement remplacée par la science, la médecine et la politique. On prévoyait dès lors une « sécularisation » plus ou moins complète de nos sociétés à terme. Aujourd’hui, alors que la foi dans la science est bien moins enthousiaste, on constate que la religion n’a pas vraiment disparu. Ses rapports à la science sont multiples : tantôt elle la concurrence, tantôt elle la complémente, tantôt, enfin, elle la travestit en lui donnant les habits du scientisme.

Les nouveaux chemins du religieux

Si les courants traditionnels demeurent, certains même se radicalisant, de nouvelles attitudes apparaissent toutefois, comme celle du croyant qui envisage la religion sous le prisme de l’offre et de la demande. Elle est alors moins un destin qu’une destination qu’il choisit de prendre dans un itinéraire balisé d’expériences. Le religieux bricolé à la carte rend difficile toute cartographie des mouvances religieuses. À cela s’ajoute qu’on est de moins en moins fidèle à une religion. Les entrées et les sorties ne cessent d’augmenter. Les transfuges à répétition s’adaptent moins à une croyance qu’ils ne cherchent une croyance qui leur soit adaptée. Il y a dès lors une indéniable labilité dans certains itinéraires religieux2.

Au fond, on assiste moins à un retour du religieux qu’à un recours au religieux pour répondre aux problèmes laissés irrésolus par notre société de marché. D’une part, la religion fournit un cadre commode à travers lequel on peut vivre sa spiritualité. D’autre part, elle permet l’inscription au sein d’une communauté alors que les souffrances de l’individualisme sont de plus en plus perceptibles dans notre société. Bien que l’affiliation à une religion soit aléatoire et fragile, le croyant y cherche une sorte de stabilité. Il vise alors à fixer dans les institutions son nouveau statut. C’est ainsi par des chemins inaccoutumés que de plus en plus de croyants s’inscrivent dans certaines traditions.

Viser la visibilité

Le nombre d’adultes qui veulent se faire baptiser au sein de l’Église catholique a doublé en dix ans en Belgique. Ils seraient 362 à avoir reçu le sacrement lors de la dernière fête de Pâques. Mais les demandes pour être « débaptisé » sont dix fois plus nombreuses encore (5 237 en 2021). Faut-il alors dire que le religieux gagne du terrain ? En fait, ce qui a augmenté en Belgique, c’est le positionnement par rapport au religieux et aux différentes formes qu’il peut prendre. Beaucoup de personnes ne se contentent plus d’une relative indifférence par rapport aux formes du religieux, elles veulent s’afficher pour ou contre. Le religieux se fait de plus en plus visible. En ce sens, le rapport à la religion participe du désir de reconnaissance. La vieille querelle des iconodoules et des iconoclastes est dépassée, il ne s’agit plus de représenter Dieu, mais de se représenter par le biais de la religion. On n’a plus d’yeux que pour soi quand il s’agit de se situer dans l’espace des spiritualités.

Alors que les uns veulent inscrire la religion dans leur vie de façon marquée en l’institutionnalisant, les autres veulent s’en départir par un acte symbolique. Le rapport aux religions est ainsi moins vécu comme une option privée que comme une manière de se positionner publiquement par rapport à certains choix de société. En bref, si le religieux balisait autrefois le rapport à l’invisible, il structure aujourd’hui de plus en plus le rapport au visible. Les croyances héritées font place à des décisions assumées qui, au niveau des individus ou des collectivités, influent, en complément des dynamiques démographiques, sur la configuration religieuse du monde. Le profil mondial religieux change. Dans les statistiques, les « sans-religion » diminuent. Par ailleurs, alors que les chrétiens étaient majoritaires, ils devraient, si la tendance se maintient, se voir à l’horizon de 2070 dépasser par les musulmans. Les religions traditionnelles n’ont pas dit leur dernier mot. On aurait pu croire qu’elles seraient remplacées par ces nouvelles idoles que sont la finance et la consommation. Mais ces pseudo-morales n’avaient pas la force des religions traditionnelles, elles n’ont fait que dévitaliser le monde encore plus et susciter un besoin intense de spiritualité.

Croire en la croissance n’a plus de sens pour beaucoup. On recourt alors à d’anciennes croyances plus ou moins métissées, plus ou moins recyclées. Après une période d’anomie religieuse, une partie croissante de la jeunesse éprouve le besoin de se trouver une identité définie. Elle ne veut plus seulement avoir le droit de croire, de choisir sa religion ; elle souhaite être reconnue vis-à-vis de son appartenance ou non à telle ou telle religion. De là suivent d’interminables débats sur les signes religieux dans l’espace public. Les positions se crispent

Certains veulent afficher leurs croyances n’importe où ; d’autres s’offusquent et y voient un risque pour la neutralité des institutions… Plus le religieux s’exhibe, plus les laïques deviennent pudiques. Il faut dire que cette exhibition n’est pas sans danger, car l’expression d’une appartenance, faute d’un dialogue apaisé, ravive tant le spectre du cléricalisme que les hostilités liées aux conflits impliquant les représentants de la confession rendue ostensible.

Les limites d’une religion réflexive

Pour éviter tout conflit religieux, Emmanuel Kant prônait, en son temps, le fait de circonscrire la religion aux limites de la simple raison. Dans sa perspective, la religion venait combler les vides de la raison. Là où les grandes questions métaphysiques restaient sans réponse, la religion venait proposer une solution : que se passe-t-il après la mort ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Dans le sillage de Kant, il conviendrait alors d’admettre que la religion n’est pas de l’ordre de la raison théorique qui statue sur le vrai ou le faux. Elle se fonde sur une absence de certitude et prend la forme d’un pari. Pour peu que l’on reconnaisse l’ignorance à la base de la croyance, plus rien ne s’oppose à ce qu’un dialogue interreligieux soit possible.

Il n’y a pas de comparaison possible, car il n’y a pas de critère extérieur. La religion devenue « réflexive » ne se mesure pas à son degré de vérité. Elle se juge de l’intérieur. Sa valeur est fonction de ce qu’elle rend possible pour ceux qui y adhère3. Mais le religieux se contente-t-il de cette place discrète ? Demander dans l’espace public de revenir à l’agnosticisme rationnel sur lequel le pari de la foi se greffe fait-il droit à ce qui importe pour un croyant, à savoir le contenu positif de la religion à laquelle il adhère ? Cela est-il réaliste ? Qu’observe-t-on pour peu qu’on analyse les choses ? Force est de constater que le religieux affecte les pratiques. Pour poser ce constat, point n’est besoin d’aller bien loin. En Belgique, tant les médecins qui, pour des motifs religieux, recourent à la clause de conscience dans le cadre de l’avortement que les politiques qui défendent l’abattage rituel sans étourdissement montrent bien que le religieux influence le fonctionnement des institutions.

Il importe alors qu’il y ait une forme de vigilance pour garantir à chacun la liberté de croire ou non sans que la croyance des uns ait une incidence sur celle des autres. Chacun doit avoir l’assurance que son choix sera respecté et qu’il ne sera pas discriminé du fait de ses convictions. On ne peut ici que rappeler l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme qui montre que la conviction personnelle est subordonnée au cadre articulant les libertés de chacun. Ici comme ailleurs, le principe individuel de la liberté ne gagne son universalité qu’au prix de son autolimitation face au collectif. Mais comment cette déontologie pourra l’emporter sur une ontologie religieuse ? Pour concilier la foi des uns et des autres, est-il réaliste de faire passer l’éthique de la discussion au-dessus des convictions des personnes impliquées ? Peut-on ratifier quelque chose qui contredise nos convictions parce que la majorité le veut ?

Pour une pédagogie des religions

Considérer que les croyances ou non en l’absolu se fondent sur un horizon d’incertitudes signifie que personne ne peut parler au nom d’un autre, mais cela ne garantit pas encore un dialogue constructif. Pour rendre ce dialogue possible tout en évitant un nouveau Babel, il importe que le fait religieux soit enseigné. Un exposé visant à présenter sans parti pris les religions socialement structurantes dans leurs objectivations est plus que jamais à défendre. Il faut passer d’une laïcité d’incompétence (le religieux ne nous concerne pas) à une laïcité d’intelligence et faire du religieux, cet objet de culte, un objet de culture. Reste, à l’instar de penseurs comme Régis Debray, à penser comment enseigner le fait religieux. L’idée n’est point ici de convertir ou de divertir, mais de fournir les outils qui permettront de comprendre ce à quoi chacun est attentif au sein d’une religion.

En conclusion, on a vu que la crainte que le religieux occupe l’avant-plan médiatique n’était pas sans fondements. Pour encadrer ce phénomène, un retour réflexif et une vigilance juridique sont certainement indispensables, mais il nous semble qu’étudier le fait religieux est également une nécessité qui devrait s’imposer à tous. La malédiction n’est souvent que l’envers d’un dialogue de sourds.

  1. Émile Durkheim, « De l’irréligion de l’avenir », dans Revue philosophique, 1887, p. 23.
  2. Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti : la religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999.
  3. Voir Jean-Marc Ferry, La religion réflexive, Paris, Éditions du Cerf, 2010.

Partager cette page sur :