La tartine

Des dieux et des bulles

Propos recueillis par Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 26 juin 2024

La BD aurait-elle ce don formidable de pouvoir aborder la religion sans fâcher, sans tabou, mais aussi d’intéresser un large public aux croyances d’autrui ? C’est en tout cas le pari de Frédéric Lenoir et Anne-Lise Combeaud, qui publient Sacré Dieu !, une épopée au fil des bulles qui nous emmène des croyances païennes à celles des polythéismes, en passant par les religions du Livre. Humour, quelques égratignures au passage, une dose de mise en perspective sociologique sont au menu de ce voyage dans l’histoire des divinités et du sacré.

Illustrations : Cost

Frédéric Lenoir, ce n’est pas la première fois que vous vous intéressez au sacré : vous aviez déjà publié un livre intitulé L’Odyssée du sacré1 voici quelques mois. Pourquoi ce thème vous captive-t-il autant ?

C’est pour moi la grande question du mystère de la vie. Pourquoi sommes-nous sur Terre ? Y a-t-il un sens à l’existence humaine ? Existe-t-il un monde invisible ? Y a-t-il quelque chose après la mort ? Etc. Je trouve que ce sont des demandes d’enfants, mais aussi de grandes questions métaphysiques. Kant disait d’ailleurs avec un peu d’ironie que la métaphysique, ce sont des adultes qui cherchent à répondre à des questions d’enfants. Personnellement, elles ont continué de m’habiter, de me tarauder. Et donc, j’en ai fait pas mal de livres, d’explorations. La BD touche un autre public, plus large encore, rendant le sujet plus accessible.

Avec une touche d’humour également.

Il y a de l’humour, mais il n’est pas agressif. On reste respectueux. Il s’agit quand même d’une approche laïque, distanciée, historique. La thèse centrale qui est défendue, c’est que chaque fois qu’il y a une révolution des modes de vie des humains, la religion change et le visage de Dieu se métamorphose. Ce n’est pas du tout une approche croyante.

Anne-Lise Combeaud et Frédéric Lenoir, Sacré Dieu !, Paris, Rue de Sèvres, 2024, 232 pages.

Vous avez choisi de représenter un nombre considérable de religions et de philosophies. Est-ce que vous trouvez que l’enseignement de la diversité religieuse est important ?

Oui, c’est nécessaire. En France, cela fait trente ans qu’un grand nombre d’intellectuels comme Régis Debray se battent pour ça, en affirmant qu’il faut enseigner le fait religieux à l’école. Il faudrait un cours, une matière spécifique là-dessus. Pour l’instant, ce sont des profs d’histoire qui en parlent un petit peu, mais très ponctuellement, il n’y a jamais beaucoup de temps consacré à ce sujet. Et quand on voit la place prise par la religion dans le monde, c’est étonnant. Il faut se rappeler que dans les années 1990, on pensait que le religieux allait complètement disparaître, que l’on n’en parlerait plus, et que ce qui se passait en Europe allait se passer également dans le reste du monde. Et c’est l’inverse qui se produit.

Malraux nous avait quand même prévenus.

Oui, voilà : le religieux revient en force. Mais aussi le spirituel. De nombreuses personnes ne sont plus religieuses, mais se posent des questions à titre personnel. Le sacré, c’est un peu ce que l’on peut ressentir au plus profond de soi devant le mystère de la vie, devant la beauté du monde. Einstein disait : « Je ressens une émotion profonde devant le mystère de la vie et de la mort. » Et c’est ça qui a donné naissance à l’art, à la science et à la religion. C’est donc un sentiment d’émerveillement, mais aussi de crainte qui induit des questions. Et c’est pour ça qu’on va créer un tas d’œuvres… et des religions. Le sacré, c’est anthropologique, c’est fondamental, c’est universel. Ça nous touche tous. La spiritualité, c’est le questionnement individuel. C’est chaque individu qui cherche à s’améliorer en tant qu’être humain pour essayer de donner du sens à sa vie. Et puis la religion, c’est la gestion collective du sacré et de la spiritualité. C’est la manière dont les sociétés humaines, les cultures organisent ce questionnement spirituel et cette émotion du sacré.

Vous dites qu’il y a un choc des sacralités aujourd’hui. Est-ce à mettre en parallèle avec la résurgence du problème identitaire ?

Bien sûr, il y a un choc de sacralités à plusieurs niveaux, et notamment entre les religions. On voit très bien qu’il y a une résurgence identitaire dans le cadre de la mondialisation, un choc des cultures qui amène chacun à se replier sur son identité. Donc les sacralités religieuses s’opposent, mais pas seulement, il y a aussi des sacralités laïques, profanes. Ce qui est sacré pour nous aujourd’hui, dans le monde occidental, surtout européen, ce sont les droits de l’homme, a fortiori la liberté de conscience et d’expression. C’est ça, notre sacralité. Ils sont considérés comme ce qu’il y a de plus important, de plus sacré, réunissant au fond les Européens autour de valeurs fondamentales. On se bat tous pour la liberté d’expression. L’affaire des caricatures de Mahomet, c’est un exemple type d’un choc de sacralités, entre une sacralité religieuse et une sacralité laïque Qu’y a-t-il de plus sacré pour les musulmans ? La figure du Prophète, intouchable. Et qu’y a-t-il de plus sacré pour les Occidentaux laïques ? La liberté de conscience et d’expression. Le choc engendre un dialogue de sourds.

Vous avez décidé de ne pas représenter le prophète Mahomet, pourquoi ?

On a fait ce choix pour ne pas blesser inutilement. Et en même temps, ça ne nous gêne pas pour notre narration. On a traité ce chapitre-là avec la même distance historique que pour les autres, mais en prenant des précautions pour ne pas blesser la sensibilité des croyants. C’est tout. Il y a une forme d’humour qui peut être agressif, corrosif, par rapport aux religions. On n’est pas là-dedans. Ici, Dieu se moque de lui-même, par exemple. Il y a de l’autodérision. Je pense que les croyants ne seront pas choqués par ce livre. Même si ce qui peut les gêner, c’est qu’on présente le phénomène religieux comme une évolution sociale. Dieu évolue avec le mode de vie des humains. C’est un parti pris de sciences humaines.

Dans votre BD, très vite, pouvoir, croyances et religions s’entremêlent. C’est le début des problèmes ? Vous mettez en avant la concurrence entre le pouvoir temporel et spirituel, ceci presque depuis le début des religions. Était-ce inévitable ?

Pas forcément. Parce qu’avec le chamanisme, par exemple, l’une des toutes premières religions de l’humanité, on n’est pas dans ces problématiques. C’est le cas des grandes religions. Cela débute avec le monde antique, avec la naissance des civilisations alors que les cités se développent énormément, que naissent les royaumes, des empires. Et là se pose la question, effectivement, du lien avec le religieux qui va donner une légitimité aux politiques, en affirmant que le roi, le pharaon ou l’empereur sont là parce que c’est la volonté de Dieu, ou que c’est le fils du Ciel, ou que c’est Dieu lui-même dans certains cas, comme en Égypte. Et en même temps, le politique va soutenir le religieux, en devenant son bras armé pour maintenir la cohésion de l’empire. C’est ainsi que le religieux devient un vecteur essentiel identitaire, politique, et que s’établit cette confusion de laquelle on n’est pas encore sorti aujourd’hui dans un certain nombre de pays.

Lorsque différentes croyances et religions apparaissent, très vite elles s’opposent, souvent violemment. Là encore, l’histoire de l’humanité, et notamment celle d’aujourd’hui, semble écrite depuis le début.

Encore une fois, pas dès le départ. Chez les toutes premières religions animistes, la violence n’est pas présente. C’est à partir du moment où il y a un lien entre politique et religion donc, il y a cinq mille ans à peu près, que ça démarre. C’est avec le pouvoir qu’apparaît la violence. Et le paradoxe, c’est que la religion crée du lien social. Elle permet à une société de vivre ensemble autour de croyances et de rituels partagés, mais en même temps, elle crée de la violence et de l’exclusion par rapport à ceux qui, évidemment, ne partagent pas les croyances dominantes ou lorsqu’il y a une conquête, une guerre de peuples qui n’ont pas les mêmes dieux. Et ça continue d’exister aujourd’hui, on le voit partout, c’est un problème qui n’est pas résolu tant que persiste la confusion entre politique et religieux.

Aujourd’hui, certains expliquent que les violents religieux ne sont pas vraiment des représentants des religions, que ce ne sont pas de véritables croyants.

C’est le discours qu’on entendait déjà au Moyen Âge chrétien : les hérétiques, ce ne sont pas de vrais chrétiens. Donc effectivement, c’est une position d’une majorité, d’une orthodoxie qui exclut ceux qui sont jugés comme déviants. Ce que l’on montre, par rapport au monde musulman par exemple, c’est qu’il était beaucoup plus pluriel et tolérant dans les premiers siècles qu’il ne l’est aujourd’hui. C’est pour ça que Régis Debray dit : « Le monde musulman a connu sa Renaissance avant son Moyen Âge. » Il y a eu une période où il y avait beaucoup plus de débats, d’écoles, et puis, progressivement, ça s’est figé d’une manière telle qu’aujourd’hui, effectivement, la grande majorité du monde est sunnite, que tout le monde doit penser la même chose, les femmes doivent porter le voile, etc. Ce qui n’était pas du tout le cas avant. Et le patriarcat non plus, ce n’est pas universel. Au départ, il y avait plutôt du matriarcat. La première représentation de Dieu, c’est une Déesse. Le féminin a précédé le masculin dans la religion. Et puis, à un moment donné, avec l’avènement des civilisations, de l’écriture, de la structuration des sociétés, les hommes ont pris de plus en plus de place et le patriarcat s’est installé. Beaucoup de croyants n’ont d’ailleurs pas conscience que les sociétés patriarcales ont influencé les religions de manière très forte.

C’est à nouveau une question de pouvoir, en fin de compte.

Oui, le pouvoir de l’homme. C’est l’homme qui dirige. Dieu est une représentation typiquement masculine avec des attributs masculins. C’est un Dieu juge, un Dieu puissant, un Dieu des armées, etc. Dans la BD, on montre comment les représentations culturelles et sociales dominantes d’une société vont avoir un impact sur la religion. Et comme la religion, c’est un lieu de transmission, elle va ensuite transmettre les valeurs du patriarcat.

Comment voyez-vous cette évolution sur notre société et l’impact sur les religions ?

Ce que l’on montre dans le dernier chapitre, c’est qu’il y a un peu deux grands courants parallèles. Il y a le courant identitaire, très fort, plutôt les intégrismes, les fondamentalismes, le besoin de retrouver une identité forte par rapport aux autres dans le cadre de la mondialisation. Et en parallèle de ça, il y a des quêtes spirituelles individuelles qui se développent, où l’on explore plutôt la méditation, le yoga, la philosophie… Chacun va chercher du sens à sa vie, de manière très individuelle. Et les deux mouvements évoluent complètement en parallèle. Alors, quant à savoir lequel des deux l’emportera, je dirais qu’à court terme, on va encore très certainement vivre pendant quelques décennies un fort retour identitaire, parce qu’on voit que les conflits culturels sont très forts. Mais je crois quand même qu’à long terme, cette spiritualité individuelle finira par prendre le dessus. On le voit, par exemple, dans un pays que je connais bien, le Maroc. Dans les couches les plus cultivées des grandes villes, la plupart des gens sont dans cette spiritualité, très ouverte. Ils font du yoga, du développement personnel, ils s’intéressent à plein de choses, tout en restant musulmans. Alors que si vous allez dans les campagnes où les gens n’ont pas encore beaucoup d’accès à l’éducation, on ne se pose pas ces questions-là. On pratique la religion, je dirais, de manière très simple, collective, sans se poser de question.

Il faut plus de conscience, selon vous. Que voulez-vous dire par là ?

Face au défi actuel, à la fois celui du consumérisme matérialiste qui détruit la planète et nos sociétés, car il les disloque, et celui du fondamentalisme religieux, qui implique la violence, la soumission de la femme, ce sera l’évolution d’une conscience personnelle, d’un esprit critique, d’une réflexion, d’une capacité de discernement individuelle qui permettra à l’humanité de s’en sortir. Parce que, si on remet de la conscience face au matérialisme et au consumérisme, on s’aperçoit qu’il faut arrêter de vivre comme ça : on ne peut plus continuer de détruire la planète, d’aller droit dans le mur. Et si on met de la conscience sur les questions de religion, ça va de soi qu’on ne peut plus accepter que la religion soit un lieu de soumission de la femme, interdise la liberté de conscience, etc. Donc, la conscience, finalement, c’est l’intelligence qui permet d’être lucide et de faire des choix fondamentalement humanistes.

  1. Frédéric Lenoir, L’Odyssée du sacré, Paris, Albin Michel, 2023, 526 p.

Le visage de Dieu

Mettre la religion en images n’est pas chose simple ! Anne-Lise Combeaud, illustratrice de Sacré Dieu !, s’est inspirée du livre sur les religions qu’elle aurait aimé parcourir quand elle avait 12 ans.

Le sujet abordé est assez spécifique, il couvre une très longue partie de l’Histoire. Cela a-t-il exigé beaucoup de recherches ? Comment avez-vous fait pour mettre ça en images ?

Il y a beaucoup de recherches, effectivement. Nous avons travaillé ensemble pour la partie scénaristique. Frédéric donnait une sorte de cours magistral à chaque chapitre et je faisais toute la mise en scène avec les dialogues. Je préparais un chapitre, et après, je revenais vers lui en lui demandant si c’était cohérent. Cela implique un travail d’entonnoir, parce que dès qu’on fait une adaptation graphique, on est obligé d’éliminer beaucoup de choses. C’est tellement vaste comme sujet ! Il faut juste garder l’essentiel.

En dessinant, vous aviez quel public en tête ?

Très large, parce que selon moi, la religion concerne tout le monde. Une bande dessinée qui présente beaucoup de religions, c’est intéressant. J’ai reçu une éducation catholique, et au catéchisme, on avait des livres qui n’étaient pas très fun, on peut le dire. Et quand j’avais 12 ans, j’aurais aimé avoir un livre comme ça. Ne serait-ce que pour découvrir les autres religions. Personnellement, j’adore ça : prendre la machine à remonter le temps, c’est mon petit plaisir. Tout comme dépeindre la vie au quotidien. Parce que c’est ça, en fait : on met en scène des humains, qui ont aussi des problèmes très humains, comme vous et moi, et qui se posent des questions sur la vie, sur la religion.

Avez-vous ressenti de l’appréhension, la crainte d’offenser ou de faire l’objet d’une certaine agressivité de la part des croyants, comme ça a pu être le cas pour les caricatures de Mahomet ?

On savait qu’on ne faisait pas un livre neutre. Ça, c’est sûr. On s’est posé beaucoup de questions, notamment sur la représentation du divin. C’est un peu le problème dans ce livre, c’est qu’il mêle plein de choses en même temps : l’histoire de l’humanité, l’histoire des religions, le visage et l’histoire de la représentation de Dieu. Mais cela s’est fait assez naturellement, on ne s’est pas non plus censurés. Mais on l’a fait respectueusement. Par exemple, on ne représente pas le visage du prophète Mahomet, mais on explique pourquoi et que, par exemple, chez les chiites, il y a eu beaucoup de représentations.

Comment avez-vous abordé la question de la représentation des femmes dans la religion ?

C’est sûr que pour moi, en tant qu’autrice, la question s’est posée dès que j’ai accepté de réaliser une bande dessinée sur les religions. Je savais qu’il n’y aurait pas beaucoup de personnages féminins. Et donc, ma contribution, c’est, dès le début, d’avoir proposé des personnages féminins assez forts. Par exemple, dès la préhistoire, c’est une femme qui est cheffe de tribu. Puis, dans le néolithique, on voit beaucoup de femmes. Et il y a aussi le passage au patriarcat qui est épinglé avec des petites piques d’humour.

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