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Réinventer
le récit muséal

Allison Lefevre · Journaliste

Mise en ligne le 27 novembre 2023

Expositions participatives, visites guidées genrées, décolonisations d’institutions… En Belgique, comme à l’étranger, les espaces muséaux sont amenés à se réinventer pour répondre aux enjeux d’ouverture, d’accessibilité et d’inclusion. Quelles (r)évolutions implique cette mise à jour dans la valorisation des collections ? Et dans la construction de nos imaginaires ?

Photo © Erik AJV/Shutterstock

« À quoi sert un musée ? S’agit-il de l’image figée d’une culture ou d’une image vivante ? Le patrimoine constitue-t-il un héritage sacré auquel il ne faut absolument pas toucher ? Ou bien, doit-on se demander comment ce patrimoine dialogue avec notre temps présent ? Et comment on construit avec lui notre histoire future ? » interroge Magali Nachtergael, professeure spécialiste de littérature et arts contemporains à l’Université Bordeaux-Montaigne, critique d’art et commissaire d’exposition. Dans Quelles histoires s’écrivent dans les musées ?, elle décortique les manières dont les musées peuvent devenir des laboratoires d’idées. Des espaces où il est possible de faire coexister différentes voix, différents récits, différents points de vue. Des lieux dans lesquels des choix peuvent être opérés en matière de curation, de narration, de documentation… pour que chacun.e y trouve sa place.

Du patrimoine au post-patrimoine

« L’enjeu, c’est de passer d’un musée censé glorifier une civilisation à un musée qui va plutôt refléter la composition sociale et les trajectoires qui traversent une culture contemporaine », résume Magali Nachtergael. « Autrement dit, comment passer d’un patrimoine longtemps réservé à une bourgeoisie prospère, et qui dès lors reflétait les goûts de cette élite, à un post-patrimoine collectif, c’est-à-dire une ère où les objets présentés revivent différemment selon les récits qui les accompagnent ? » Ces questions de l’inclusion, de la diversité, de l’égalité et de l’accessibilité sont au cœur des réflexions muséales. L’organisation Brussels Museums, qui regroupe environ cent vingt musées et centres d’art de la capitale, en a d’ailleurs fait un de ses axes stratégiques et met en lumière les initiatives remarquables aux quatre coins de la planète via son site openmuseum.brussels. Outre ses actions de sensibilisation, la cellule a organisé plusieurs journées d’étude et un think tank autour de ces thématiques, dont les conclusions servent à alimenter les formations et recommandations auprès de ses membres.

Magali Nachtergael, Quelles histoires s’écrivent dans les musées ? Récits, contre-récits et fabrique des imaginaires, Paris, MkF, 2023, 178 p.

Parmi les expertes consultées pour ce think tank, Apolline Vranken, chercheuse à la faculté d’architecture sur les questions d’histoire inclusive, fondatrice de l’ASBL L’architecture qui dégenre organise des Journées du matrimoine à Bruxelles : « Genre, écologie, décolonisation… toutes ces questions politiques intéressent les musées, mais aussi les publics, les étudiant.e.s, les chercheuses et chercheurs. On le constate dans la programmation culturelle : on observe de plus en plus de focus sur les artistes femmes, racisées, émergentes… Cette curation, sous forme d’expos temporaires, répond à des besoins urgents mais reste insuffisante. Une série de pratiques structurelles et pérennes doivent aussi être mises en place par les institutions. Je pense notamment à l’acquisition d’œuvres d’art et de fonds d’archives. Également à la création d’outils pour accompagner ces expositions : pas seulement une communication trendy mais des publications qui présentent un vrai travail scientifique de fond et font rayonner la recherche. »

Montrer ce(ux) qu’on ne voit pas

Autre piste évoquée par les expertes : visibiliser les arts minorés comme les arts décoratifs (tapisserie, broderie…) et les métiers de l’ombre impliqués dans la restauration d’œuvres d’art qui occupent de nombreuses femmes. De même que les arts traditionnels provenant de cultures sous-représentées, « à savoir les arts qui ne figurent pas dans l’histoire de la modernité européenne industrielle, comme les arts dits “primitifs”, indigènes, etc. », précise Magali Nachtergael. « Ce récit, ou plutôt cette absence de récit artistique, pose problème car les enfants de la diaspora et des post-colonies se voient privés d’une partie de leur histoire. Et cela va à l’encontre des projets culturels à l’arrière-plan des musées nationaux, ethnographiques, d’histoire… censés mettre en avant les savoirs d’une nation. L’alternative, c’est d’entendre qu’il existe d’autres manières d’habiter le monde et de raconter des histoires à partir de son vécu et de sa communauté culturelle. Les peintures, les sculptures, les gravures… ont longtemps véhiculé des images où l’Européen regarde le monde comme son grand jardin, en versant l’autre dans le stéréotype ou l’exotisme. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. »

Une plus grande ouverture implique alors de revoir ce que l’on considère comme de l’art ou des manifestations culturelles. Ailleurs, il s’agit peut-être davantage de performances, de chants, d’histoires, de spectacles vivants… que d’objets destinés à être mis en vitrine. Les œuvres exposées peuvent aussi se révéler moins accessibles de prime abord, parce que moins lisibles et familières que les « classiques » de l’histoire de l’art. « On ne peut pas comprendre certaines œuvres si l’on ne connaît pas l’histoire qui va avec », poursuit Magali Nachtergael. « Si vous maîtrisez votre histoire coloniale, lorsque vous voyez du cuivre, vous savez tout de suite d’où il vient. Et vous comprenez alors la portée des œuvres d’un artiste comme Sammy Baloji, dont c’est le matériau de prédilection. Mais cette histoire-là, on la raconte peu, voire pas du tout, parce que l’on ne met pas en avant les côtés obscurs de notre histoire européenne, les défaites… Et pourtant, on hérite de tout cela. On marche sur des trottoirs qui ont été construits avec l’argent de la colonie. » D’où l’intérêt de soigner la médiation pour permettre aux publics de comprendre les contre-récits, parfois déroutants, qui peuvent prendre place dans les musées !

Les questions de l’inclusion, de la diversité, de l’égalité et de l’accessibilité sont au cœur des réflexions muséales.

© Bearfotos/Shutterstock

Documenter et resituer le propos

Parmi les leviers que peuvent actionner les musées pour partager un patrimoine, sans pour autant le cautionner : la recontextualisation. « Au Humboldt Forum à Berlin, dans le cadre d’une expo sur la photo coloniale au Cameroun, j’ai trouvé admirable que les textes de mise en contexte soient écrits en allemand, en anglais et en swahili », relève Magali Nachtergael. « Je n’ai jamais vu une telle démarche en France ou en Belgique alors que certaines langues africaines y sont encore parlées couramment. » Une manière pourtant toute simple et ultra-efficace d’incarner son positionnement en matière d’ouverture et d’accessibilité… Comme le fait de proposer des cartels en braille ou des visites signées.

« À travers la fréquentation de nos activités, je constate que les publics sont en recherche d’authenticité et de qualité dans les formats de médiation proposés », enchaîne Apolline Vranken. « Pas question de produire des cartels tellement complexes qu’ils en deviennent illisibles, ni de tout miser sur des expériences immersives à la mode mais pas toujours justifiées, l’ambition serait plutôt de simplifier le propos pour le rendre accessible, tout en conservant les subtilités et les contradictions afin d’assurer finesse et justesse. Pourquoi ne pas proposer plusieurs degrés de lecture sur les cartels de mise en contexte ? Ensuite, on peut renvoyer à des podcasts, à des lectures, à des visites guidées spécifiques, à d’autres œuvres contemporaines et faire dialoguer l’ensemble. »

Ce qui compte, en effet, c’est de libérer la parole et d’ouvrir le débat. Envisager les musées et les centres d’art comme des chambres d’écoute et d’écho des pulsations du monde. Permettre aux artistes et à leurs univers alternatifs d’accompagner nos transitions. Cette dynamique d’appropriation du musée ou des collections par les citoyens se retrouve dans l’ADN des expositions participatives, qui accordent une grande attention au processus qui précède le vernissage. Or, comme le souligne Magali Nachtergael, « pour que les expos soient représentatives, en amont, il faut aussi recruter les personnes concernées dans les CA et dans les équipes opérationnelles des institutions afin qu’elles soient actrices du choix des œuvres et du storytelling qui va leur être associé. Tous les musées, même les plus objectifs, véhiculent des histoires de l’humanité et des discours sur qui sont les puissants et les faibles. Des récits qui façonnent notre imaginaire individuel et collectif. D’autant plus que le musée demeure un lieu culturel sacré ».

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