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Pourquoi les jeunes
votent-ils RN ?

Louise Canu · Journaliste

Mise en ligne le 5 juillet 2024

En France, le Rassemblement national a obtenu 33 % des votes au premier tour des législatives. Un.e électeur.trice sur trois a donc glissé son bulletin dans l’urne en faveur de l’extrême droite et parmi ceux-ci, les jeunes de 18 à 34 ans. Qu’il obtienne ou non la majorité absolue au Parlement, le parti dont Jordan Bardella est aujourd’hui la figure de proue n’a jamais été aussi proche de s’emparer du pouvoir. Mais pourquoi a-t-il marqué autant de points auprès de la jeune génération ? EDL a contacté de jeunes sympathisant.e.s du RN afin de comprendre la raison de leur vote électoral.

Photo © Kipgodi/Shutterstock

Léa a 26 ans. Elle est « lesbienne, issue de l’immigration, et vote contre ses droits ». Elle ressent le besoin de le dire. Une grand-mère italienne, l’autre espagnole. Du côté maternel, ça vote Parti socialiste. Du côté paternel, « La France insoumise, à fond ». Sa mère est employée de bureau depuis 40 ans, son père a pris du galon à l’usine. Après un bac + 2, Léa travaille dans le secteur du tourisme. Elle a viré à droite toute depuis la gestion de la Covid par le gouvernement Macron. La pandémie ? Surtout un bon moyen pour l’industrie pharmaceutique de se faire un paquet de fric, estime-t-elle. Un changement de cap renforcé depuis qu’elle a été victime de violences physiques de la part « de gars de cité, d’origine maghrébine. Quand t’entends “qu’au nom d’Allah, les pédés n’ont pas le droit de vivre sur la terre”, pour moi, le vivre ensemble ne fonctionnera pas », argue-t-elle.

Que le programme du Rassemblement national soit défavorable aux femmes et aux minorités de genre, elle s’en fiche un peu. Ce qui compte, c’est sa patrie. Plus qu’elle-même. « Pour la France, je préfère mettre mes droits de femme LGBT de côté, pour sauver mon pays. Au moins le temps d’un mandat. » Elle avoue que « c’est chaud, de se l’entendre dire à voix haute. » Alors oui, le mariage pour tous sous le gouvernement Hollande, c’était une bonne chose ; il y aurait même encore « deux ou trois choses à faire concernant l’adoption ou l’accès à la PMA », même si « le RN n’en parle pas, on connaît leurs idéaux conservateurs .» Elle le répète : « Je préfère laisser mes droits de côté pour l’instant, tant que je peux vivre tranquille, sans me faire fracasser la gueule, comme ça s’est passé il y a quelques années. »

Pour Léa, le RN représente donc l’espoir d’une « remise en ordre ». Lutter contre l’insécurité – elle évoque les quartiers nord de Marseille –, rétablir quelques règles de base, pourquoi pas même le service militaire. « Pas comme à l’époque, mais au moins un mois, apprendre le savoir-vivre, le savoir-être, le respect. Il y a toute une jeunesse à forger. » D’après Léa, cela fait des années que la politique échoue. Les milliards de la dette publique ? Ça la débecte. L’immigration ? Devenue incontrôlable. « Je me casse le cul à respecter les règles tous les jours, je n’ai pas envie qu’il y ait des gens qui ne la respectent pas et viennent pourrir mon quotidien. »

Jordan Bardella, leader du Rassemblement national, pourrait devenir à 28 ans, dès le mois de juillet, le plus jeune Premier ministre de France.

© Victor Velter/Shutterstock

La grosse bête qui monte, qui monte

On se serait bien passé de la victoire du Rassemblement national, ramassant plus de 11 millions de voix au premier tour des législatives françaises, le 30 juin dernier. Un.e électeur.ice sur trois a glissé son bulletin dans l’urne en faveur de l’extrême droite. Un score historique pour le parti, qui « n’a jamais été aussi proche de s’emparer du pouvoir » depuis le début de la Vème République, comme le rappelle la journaliste française Salomé Saqué. Selon le sondage Ipsos Talan pour France Télévisions3, Radio France et LCP, 33 % des 18-24 ans et 32 % des 25-34 ans ont voté pour le RN. Si les jeunes ont davantage voté pour le Nouveau Front populaire (48 % pour les 18-24 ans et 38 % pour les 25-34 ans), la popularité du Rassemblement national auprès de cette génération ne cesse de croître.

Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos, s’est entretenu avec le journal Libération. Il dresse le portrait-robot d’un.e électeur.trice du RN : « Il y a quelques années, c’était avant tout un ouvrier ou un employé, habitant moins le rural qu’une zone désindustrialisée, peu diplômé et globalement insatisfait de sa vie. Ce socle demeure mais il s’est élargi depuis deux ans. D’abord, toutes les classes d’âges sont concernées, les moins de 35 ans comme les retraités. Et ce ne sont plus seulement massivement des ouvriers ou des employés, mais également des professions intermédiaires, la classe moyenne. Un peu de cadres, beaucoup moins que la moyenne, mais plus qu’auparavant. Et même s’il reste le parti des moins diplômés, il a progressé chez les Bac + 2 et a doublé chez les Bac + 3. Et la conséquence, c’est que les niveaux de revenus sont moins caricaturaux, avec des gens plus fortunés qui votent maintenant pour le parti à la flamme »1.

Faut-il être fasciste pour voter à l’extrême droite ? Pas forcément. Jean-Yves Camus2, politologue français spécialiste de l’extrême droite, expliquait déjà en 2022 – moment des élections présidentielles – que ces jeunes intéressés par le RN « sont souvent ceux qui sont victimes de ces multiples fractures françaises : la difficulté à trouver un premier emploi quand on n’a pas ou peu de diplômes, la difficulté de se loger, la multiplication des CDD plutôt qu’un CDI. Ils ont aussi un sentiment d’aliénation et de perte de repères culturels dans le contexte d’une mondialisation qui va trop vite pour eux et qui bénéficie surtout à ceux qu’ils perçoivent comme les “gagnants”, et beaucoup moins à ceux qui sont moins diplômés et moins mobiles. » Leur vote s’inscrit à la fois « dans une part d’adhésion au FN, mais il y a aussi une part de protestation, de désespérance, de volonté de voter pour la candidate de la seule formation politique qui n’ait pas participé au pouvoir depuis la création du mouvement ».

Jordan, raconte-moi une histoire

Et Bardella, lui, a bien compris comment exploiter ces failles. Les jeunes délaissé.e.s, méprisé.es, il en a fait sa force, son storytelling. Il se dévoile à la télévision française, vidéo qu’il partage sur son compte TikTok : « J’ai grandi dans une cité modeste de Seine–Saint-Denis », élevé par une « mère célibataire ». Bardella y raconte sa confrontation à « la violence, au communautarisme, aux fins de mois difficiles », « comme beaucoup de familles françaises ». Et dans l’espace commentaires, ça fait mouche. « C’est le seul candidat qui sait ce que l’on vit et qui connaît le prix d’une baguette » ; « On se sent exister grâce à vous, M. Bardella ».

Fort de ses 1,9 million de followers sur TikTok, Bardella est devenu le premier influenceur politicien français. « Percutant, très bon orateur, avenant », revêtant même le costume de « porte-parole » de cette génération oubliée, Bardella séduit. Comme le rappelle Slate, « Une partie de la jeunesse, peu politisée, est d’abord sensible à l’image que véhicule le candidat et quoi de mieux que les réseaux sociaux pour diffuser cette image de “gendre idéal” issu de la classe moyenne et qui a grandi en banlieue ».

Une image de self made man qui ne colle pas avec les faits. Pierre-Stéphane Fort, journaliste d’investigation et auteur de l’enquête Le grand remplaçant. La face cachée de Jordan Bardella,  rapporte au site Euronews : « Bardella a fréquenté des écoles privées essentiellement catholiques. Lorsqu’il était adolescent, son père l’a emmené faire un long voyage aux États-Unis. À 19 ans, son père lui a acheté une Smart. À 20 ans, il a offert à son fils un appartement dans une banlieue parisienne aisée du Val d’Oise. » Une réalité qui ne « cadrait pas avec le storytelling politique », qui a donc été « effacée ».

« Ton torchon de merde »

Pour tenter de comprendre ce vote, nous avons eu l’idée d’intégrer quelques groupes Facebook afin de décrocher un entretien avec un.e jeune sympathisant.e RN. Nous avons posté le message suivant : « Pour un bimestriel belge, nous souhaitons interviewer des jeunes françaises et français qui ont voté et voteront en faveur de l’extrême droite aux législatives. Anonymat possible. » Si pas grand monde ne s’est bousculé au portillon, les commentaires valent tout de même le coup de s’y arrêter quelques instants. Les témoignages démontrent un sacré manque de confiance envers la presse, voire du mépris : « Tu vas sur ChatGPT et tu lui demandes de rédiger ton torchon en appuyant bien sur les vieux fantasmes et épouvantails avec lesquels vous forcez pour faire plier la démocratie. [RÉSOLU] ». D’autres s’ennuient moins à verser dans le lyrisme : « Bonjour, j’ai besoin d’un coup de pouce pour rédiger mon prochain article de merde pour un papier de merde, merci de m’aider [smiley mort de rire]. » Il faut dire que la presse « traditionnelle » ne se positionne pas en terrain conquis du côté de l’extrême droite : alors que les électeur.trice.s de gauche expriment un sentiment de méfiance envers les médias et l’information à 50 %, ce taux atteint les 70 % pour l’électorat de droite4.

Capture d’écran d’un extrait des réponses obtenues à notre question : « Pour un bimestriel belge, nous souhaitons interviewer des jeunes françaises et français qui ont voté et voteront en faveur de l’extrême droite aux législatives. Anonymat possible. »

© Louise Canu

Tuer le père

Pour certains internautes, « la diabolisation du RN ne marche plus ». « Il n’y avait aucun parti d’extrême droite lors des dernières élections », assure un sympathisant. D’autres semblent tomber des nues : « Il y a encore des gens qui pensent que le Rassemblement national est fasciste ? Quel niveau de lavage de cerveau faut-il pour croire ça ? » Le Conseil d’État qui classe LFI à gauche, et le RN à l’extrême droite de l’échiquier politique ? Foutaise. « Tu as raison, le Conseil d’État doit sûrement mieux savoir définir un parti politique que le parti lui-même », ironise un fidèle.

Depuis son arrivée à la tête du parti en 2011, Marine Le Pen a patiemment travaillé à redorer l’image du Front national. Rupture avec le père et ses propos antisémites/racistes/homophobes, rebaptisation du parti, et pour finir, l’alliance avec une frange des Républicains lors des législatives, à l’initiative d’Éric Ciotti, le chef de file, qui semble avoir fini de parachever le processus de dédiabolisation du Rassemblement national. D’ailleurs, pour certain.e.s, l’extrême droite n’aurait plus rien d’extrême. C’est en tout cas ce que pense Geoffrey, 26 ans. Geoffrey ne vote « jamais contre ». Il vote pour le Front national, depuis toujours. Le RN ? « Absolument pas d’extrême droite », bien qu’on veuille l’y placer là comme « argument d’autorité », estime-t-il. Bardella et Ciotti, même ligne politique. Le racisme ? Ce n’est même plus un argument selon lui. « Si on regarde la définition du dictionnaire, le racisme, c’est la haine totale d’une race. Les vrais racistes, il y en a peu, ou on ne les côtoie pas. »

Après une fac d’éco, une année sabbatique, des études en ressources humaines « comme papa », un ou deux postes en RH, Geoffrey a monté sa propre boîte. En tant que chef d’entreprise, il forme à la prise de parole en public. Jordan Bardella ? Un excellent orateur, bien meilleur que Marine Le Pen, dont le charisme contribue à renforcer son vote RN. L’année prochaine, il espère obtenir un chiffre d’affaires de 45 ou 50 000 euros. Il est « fondamentalement capitaliste » et a toujours « aimé l’univers de l’entreprise », mais dans le fond, il est aussi « fondamentalement de gauche », comme il aime à dire. « Simplement, je ne peux pas voter pour la gauche dans le monde actuel. On a des contraintes, ça ne rentre pas dans les priorités. Dans un monde idéal, si on était dans une société démocratique, oui, je voterais pour la gauche ». Si on lui rétorque que l’extrême droite participe déjà à rendre moins démocratique notre paysage politique, il rétorque : « On ne sait pas, on n’a jamais essayé ! ». Vraiment ?5

Geoffrey est du style raisonnable. Il priorise, hiérarchise et analyse selon un ordre de grandeur très personnel. D’abord : lui. Pour lui, la politique, « c’est égocentré ». Ensuite, intervient le sentiment d’appartenir à une même patrie : partager un ensemble de valeurs, d’histoires et d’aspirations avec sa communauté. Il pense qu’il faut renforcer le parcours migratoire « pour que ce soit ceux qui aient vraiment envie de venir en France qui arrivent, et non ceux qui la haïssent ». Le troisième stade, c’est l’économie. Pouvoir d’achat, soulager les classes moyennes, surtout ne pas augmenter les minimas sociaux. Ensuite viennent les valeurs communes. « Et si tout ça est validé par la nation, alors oui on pourra parler d’écologie, puis de culture. »

Depuis son arrivée à la tête du parti en 2011, Marine Le Pen a patiemment travaillé à redorer l’image du Front national.

© Obatala Photography/Shutterstock

Cette fois-ci, c’est vraiment vrai : on a changé !

Vidé de sa substantifique moëlle, le Rassemblement national serait même devenu, aux yeux de certain.e.s, « le seul rempart contre le Nouveau Front populaire ». L’ancien patron par intérim des Républicains, François-Xavier Bellamy, a déclaré sur Europe 1 qu’en cas d’opposition au second tour entre un.e candidat.e RN et NFP, il « ferait barrage à la France Insoumise », en votant « bien sûr » pour le candidat du RN. Du côté de nos jeunes internautes, pas mieux. « Je ne donne pas mon vote pour le RN mais contre le Front populaire. Bisou les antisémites <3 ». « LFI, ce sont eux, les vrais antisémites. » Une internaute riposte, en publiant la photo d’une candidate RN qualifiée pour le second tour, contrainte de se retirer après qu’une photo d’elle arborant une casquette à la croix gammée ne circule sur Internet. « Ça reste plus proche de la culture européenne qu’un drapeau palestinien », lui assène-t-on. Alors que le média d’enquête indépendant français StreetPress recense sur son compte Instagram des dizaines de candidat.e.s RN aux législatives épinglé.e.s pour racisme, antisémétisme, xénophobie ou complotisme, Jordan Bardella évoque davantage « des brebis galeuses » qu’un problème structurel.

Depuis la victoire au premier tour des législatives, l’Hexagone fait face à une vague de violence inédite. « Rarement la France aura connu, semble-t-il, autant d’agressions et de propos racistes dans une temporalité aussi réduite », souligne Médiapart6. Des attaques « parfois très violentes, toujours racistes » faisant généralement écho au RN, à Marine Le Pen ou à Jordan Bardella. Médiapart fait état d’au moins « trente-cinq événements racistes signalés dans la presse », soit plus d’un par jour. La France ne fait malheureusement pas figure d’exception : l’Europe entière se retrouve confrontée à une montée des violences liées à l’extrême droite, piétinant progressivement nos démocraties et faisant marchepied aux régimes autoritaristes et xénophobes. Jean-Marie Le Pen s’était écrié en son temps : « Jeanne, sauve-nous ! » Aujourd’hui, on a plutôt envie de scander : « Jeunesse, sauve-nous ! ».

  1. Ève Szeftel, « Portrait-robot de l’électeur RN : de l’ouvrier déshérité à monsieur ou madame Tout-le-Monde », mis en ligne sur liberation.fr, 2 juillet 2024.
  2. Emma Mangin, « Jeunesse et extrême droite : cinquante nuances de brun ? », dans Hommes & Migrations, no 1337, 2022, mis en ligne sur journals.openedition.org.
  3. Camille Romano, « Élections législatives 2024 : le profil des électeurs en 7 points », mis en ligne sur publicsenat.fr, 1er juillet 2024.
  4. Sondage « Le regard des Français sur les médias et l’information », mis en ligne sur ifop.com, 18 juin 2021.
  5. Sur ce sujet, nous renvoyons au travail d’Attac, qui liste un ensemble de mesures anti-sociales prises par les municipalités dirigées par l’extrême droite, ainsi que des exemples de décisions prises dans des pays où celle-ci est arrivée au pouvoir.
  6. David Perrotin, « Depuis les victoires électorales du RN, les violences racistes déferlent », mis en ligne sur mediapart.fr, 3 juillet 2024.

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