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Mourir pour des idées

Propos recueillis par Vincent Dufoing · Directeur « Projets communautaires » du CAL

Mise en ligne le 9 janvier 2025

« D’accord, mais de mort lente », chantait Brassens avec une certaine ironie. Pourtant, à travers les siècles, certains ont choisi ou été érigés en symboles pour des causes, souvent au prix de leur vie. Dans Les nouveaux martyrs, l’historien Pierre M. Delpu (ULB) explore cette figure complexe née de la sécularisation des sociétés européennes. Entre héroïsme, victimisation et sacrifice, ces « martyrs » modernes continuent de structurer nos récits collectifs, qu’ils soient politiques, religieux ou idéologiques.

Peinture : Honoré Daumier

 

Votre ouvrage traite des « nouveaux martyrs ». Quels sont-ils ?

Ce sont les martyrs séculiers, c’est-à-dire des martyrs situés hors la foi, qui ont existé tout au long des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Ils accompagnent un vaste mouvement de sécularisation des sociétés européennes. Il y a évidemment derrière ce terme une rhétorique inspirée des religions monothéistes. Dans la tradition chrétienne, il s’agit de tous ceux qui sont morts après l’Antiquité tardive et qui ne font donc pas partie des premiers chrétiens persécutés par les Romains.

Vous situez l’émergence des « nouveaux martyrs » à la fin du XVIIIe siècle et vous les reliez à la sécularisation. Quelle est la relation de cause à effet ?

La relation de cause à effet vient de la vague révolutionnaire mondiale qui a frappé les sociétés européennes et américaines à la fin du XVIIIe siècle. Un grand mouvement de contestation de l’ordre de l’Ancien Régime se développe à cette époque : il remet en question le contrat entre le politique et le religieux en se basant sur certains acquis de la philosophie des Lumières qui permettent de définir la politique sur d’autres bases tout en sacralisant d’autres choses que le roi ou la monarchie. Toute la problématique du martyr est à ce moment-là liée à l’héroïsme qui devient porteur d’un certain nombre de vertus s’exprimant dans l’espace public : les héros vertueux deviennent des exemples pour le citoyen. Cette forme de pédagogie civique s’inscrit pleinement dans le processus de sécularisation. Le mouvement romantique du XIXe siècle en est une continuation. Il convient cependant de préciser que le romantisme est paradoxal parce qu’à la fois il porte la figure du héros à son paroxysme et il donne une nouvelle composante émotionnelle au martyr : il repose dès lors sur des émotions, sur l’exaltation de la souffrance et de l’exemplarité. Le romantisme met en valeur la souffrance en général plutôt que la morale exemplaire ou la mort héroïque.

Pierre M. Delpu, Les nouveaux martyrs. XVIIIe-XXe siècle, Paris, Passés/composés, 2024, 336 p.

Le peintre Horace Vernet illustre dans cette scène de barricades rue Soufflot les luttes de 1848, où les martyrs des révolutions française incarnent à la fois la violence des affrontements et l’idéal d’une société nouvelle.

Domaine public

Quelle est l’évolution de la martyrologie ?

La martyrologie est très liée à l’héroïsme et ensuite elle s’en détache à partir du milieu du XIXe siècle à cause de la conflictualité sociale qui lui privilégie progressivement la « victimité ». On peut dès lors affirmer que le martyr est à la fois un héros et une victime. Le martyrologe politique pour la liberté devient un recueil de vies édifiantes, sur la modèle du martyrologe religieux. Il offre des exemples dotés d’une valeur pédagogique.

Vous avez parlé de victimes et de souffrance. Cela évoque quand même les martyrs religieux. S’agit-il d’une forme de réinterprétation ?

Dans la sécularisation européenne, il y a une transposition claire de la figure religieuse du martyr, en particulier catholique. La figure du martyr dans le monde protestant s’est, quant à elle, forgée à partir du XVIe siècle, ce qui fait qu’en Angleterre, aux Pays Bas, en Allemagne, etc. on trouve déjà beaucoup de martyrs sécularisés. La sécularisation du martyr entretient une matrice religieuse très présente qui fournit les codes nécessaires : on parle « d’apôtres de la liberté », « d’apôtres de la révolution », de « Christ des barricades », de « Christ des Nations »… Cette rhétorique permet de désigner le martyr et ce qui peut lui être connexe, tout en réactualisant dans la martyrologie séculière l’idée de l’imitation du sacrifice du Christ. Ces transpositions sont de plus en plus puissantes à partir de la fin du XVIIIe siècle et accompagnent la perception de causes politiques comme sacrées : par exemple, la cause de la liberté pour les libéraux au XIXe siècle. À la fin du siècle, de la même manière, l’anticléricalisme devient paradoxalement une cause sacrée. Les libres penseurs récupèrent de cette façon une grande partie du lexique de l’Église. La cause du mouvement ouvrier est considérée comme sacrée pour les socialistes. Les grands théoriciens du socialisme réinterprètent ainsi en quelque sorte l’histoire chrétienne.

Quelle différence faites-vous entre « victimes » et « martyrs » ?

Au niveau rhétorique, le fait que le terme « martyr » soit appliqué à une personne est extrêmement variable et correspond souvent à un abus de langage puisqu’on parle au départ d’une victime. Cela participe à la banalisation médiatique des victimes opérée au XXe siècle. Au XIXe siècle déjà, on constate que le terme « martyr », qui est dévié de son sens religieux, est utilisé pour pratiquement tout et n’importe quoi : on l’emploie pour la conjugalité, la famille, le travail, le sort de certaines de villes, de certaines communautés, pour les animaux, les végétaux, etc. Au XXe siècle le terme « martyr » est pratiquement avalé par le discours victimaire ; il prend une place croissante dans l’espace public à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Est-ce-à-dire que toutes les victimes sont des martyrs et inversement ? A priori, tous les martyrs sont bien des victimes. Mais l’inverse n’est pas vrai.

Les « nouveaux martyrs » sont-ils tous identiques à la surface du globe ?

Il existe des différences en fonction des contextes idéologiques ou confessionnels dans lesquels ils évoluent. Le conflit israélo-palestinien permet de voir s’affronter deux martyrologes : le martyrologe israélien qui est l’héritier de tout le récit des souffrances du peuple juif depuis le Moyen Âge et le martyrologe palestinien qui se fonde sur la figure du shah’id qui combat au service de dieu jusqu’à ce qu’il périsse. Il s’agit de deux figures opposées et qui s’appuient sur des traditions différentes. Dans n’importe quelle situation de conflit, des martyrs émergent : il s’agit au départ de victimes qui sont traitées comme exemplaires par le corps social ou une communauté. On entend actuellement beaucoup parler de martyrs dans le conflit qui oppose l’Ukraine à la Russie.

Cela est dû à une resacralisation très prégnante de la politique d’un côté comme de l’autre. Les autorités religieuses s’impliquent beaucoup dans ce conflit et encouragent une rhétorique du sacrifice. Elle est particulièrement puissante en Russie. En Ukraine, l’Église encourage la même démarche qui est basée sur la persécution. Ces deux martyrologies, qui sont à la fois victimaires et héroïques et qui s’opposent, sont relativement atypiques par rapport à l’évolution de la martyrologie mais elles permettent de sacraliser le combat pour obtenir ou conserver un territoire. La martyrologie participe évidemment à la propagande de guerre : le fait de proclamer l’existence de martyrs permet d’affirmer la légitimité des protagonistes dans le conflit.

Les cimetières militaires, comme celui-ci au sud de Kharkiv en Ukraine, incarnent aujourd’hui encore une mémoire collective façonnée par le sacrifice et la quête de sens autour des figures du martyr.

© Jose Hernandez/Shutterstock

En terres d’islam actuellement, les martyrs sont des instruments à la fois politiques et religieux. Comment expliquer ce syncrétisme ?

Selon moi, tous les martyrs relèvent à la fois de la sphère politique et de la sphère sacrée, ce qui ne veut pas dire religieuse. En islam, la rhétorique du martyr se développe surtout au XXe siècle, au moment du regain de l’islamisme dans les années 1960. Auparavant, elle n’existait que dans le champ religieux. L’islamisme combattant s’appuie sur les témoins de la foi, les shah’ids, qui sont aussi des témoins politiques. En tant que figures combattantes, par le djihad, ils sont prêts à mourir pour la communauté de l’islam, l’oumma. Les shah’ids ont été réactualisés par les radicalités religieuses à travers, entre autres, les Frères Musulmans et le salafisme. Ainsi la révolution iranienne de 1979 s’appuie très fortement sur la sacralisation et la généralisation de la figure du martyr : à l’instigation de l’Ayatollah Khomeini, les portraits de martyrs sont très diffusés dans la société iranienne (fresques murales, musées). Ils revêtent une fonction à la fois légitimatrice et pédagogique. En terre d’islam, les procédés sacrificiels et de médiatisation sont les mêmes qu’ailleurs mais le sens qui est donné à la figure du martyr est beaucoup plus confessionnel et s’inscrit pleinement dans la radicalité religieuse. On peut retrouver la même chose dans les radicalités chrétiennes à l’exception du fait que les martyrs ne sont pas aussi clairement considérés comme des outils de combat.

Les « nouveaux martyrs » ont-ils une portée universelle ou sont-ils le plus souvent rattachés à une communauté ?

Ils prétendent à une portée universelle mais ils sont toujours liés à une communauté. Les martyrs sont toujours exclusifs et référentiels : ils n’existent que pour une communauté bien définie. Les martyrs actuels qui répondent à une logique purement communautaire sont la conséquence la plus aboutie de la perte de monopole de l’Église sur la sainteté.

Les « nouveaux martyrs » répondent à une menace et se sacrifient pour une cause. Leurs actes arrivent-ils à apaiser un tant soit peu les angoisses du groupe social auquel ils appartiennent ?

Les groupes sociaux auxquels appartiennent les martyrs les considèrent comme des exemples mais leur existence n’apaise pas leurs membres pour autant ; cela leur donne cependant une légitimité. Un martyr doit avoir souffert ou être mort. Sa souffrance ou sa mort sont réinterprétées au service d’une cause, en les exemplifiant : un martyr doit en appeler d’autres, qu’il soit politique ou religieux. Néanmoins, je ne pense pas que les martyrs impulsent quelque apaisement et quelque pacification que ce soit. Par contre, ils entrent dans une logique de deuil.

Les martyrs obtiennent-ils ce statut a posteriori ?

La qualité de martyr est très subjective. Ce sont les mémorialistes qui en témoignent le plus souvent. Quand on reconnaît la qualité de martyr de quelqu’un, on s’inscrit dans la suite d’un mouvement mémoriel propre à un corps social. Dans le contexte catholique, seul un procès en béatification peut conférer la qualité de martyr ; dans le contexte séculier, sont considérés comme martyrs les acteurs et les actrices qui sont reconnus de manière déclarative comme tels. Ils passent évidemment par des rites de passage comme les funérailles, les homélies religieuses ou civiles, etc. qui permettent de sacraliser leur mort et de les faire passer dans le champ du sacré. Cette reconnaissance peut se faire selon des temporalités diverses : l’islam permet de considérer quelqu’un comme martyr dès le soir ou le lendemain de sa mort.

Tous les martyrs sont-ils volontaires ou certains le deviennent-ils à leur insu ?

Il s’agit d’un débat hérité de la martyrologie chrétienne : l’inclination au martyre y est très présente. On la retrouve dans les discours qui permettent de justifier le martyre d’un acteur séculier en prétendant par exemple que toute sa vie a été tournée vers sa propre mort, comme une disposition permanente à se donner en sacrifice. La rhétorique qui sous-tend la biographie des martyrs est très fortement inspirée du christianisme. La question du martyr volontaire est donc très difficile à établir car, la plupart du temps, tant au XIXe siècle qu’au XXe siècle, les personnes considérées comme des martyrs sont au départ de simples victimes. La prédisposition à mourir par sacrifice volontaire est le plus souvent le produit d’une reconstruction littéraire, mémorielle ou biographique pour démontrer le caractère exemplaire du parcours de quelqu’un.

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