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Marier l’humanisme occidental à l’Ubuntu

Wonderful Mkhutche · Président de Humanists Malawi

Mise en ligne le 20 mars 2024

Colonialisme et humanisme ont une histoire commune en Afrique. Si la religion chrétienne constitue un héritage imposé par la colonisation, l’humanisme « classique » provient également de l’Occident. Pourtant, il pourrait se marier à sa version africaine, l’Ubuntu, pour former une belle alliance porteuse de sens.

Photo © Gonzalo Bell/Shutterstock

Dans la plupart des régions d’Afrique, les humanistes ont reçu une éducation religieuse. En Afrique, naître religieux revient à dire que la végétation est verte, car la grande majorité des sociétés sont très religieuses. Cela fait partie de la socialisation ; la famille appartient à une église particulière et les enfants sont élevés dans un environnement religieux donné, qui est transmis de génération en génération. C’est la raison principale de la survie du christianisme en Afrique, y compris au Malawi.

Petit pays enclavé d’Afrique australe, coincé entre la Tanzanie, la Zambie et le Mozambique, le Malawi a obtenu son indépendance du Royaume-Uni le 6 juillet 1964, après sept décennies de colonisation. Avant celle-ci, qui a débuté en mai 1891, le pays était composé de plusieurs peuples indigènes qui possédaient leurs propres règles politiques et religieuses. Le colonisateur britannique a organisé ces peuples dans l’État-nation du Nyassaland (l’ancien nom du Malawi).

Pour comprendre l’humanisme laïque au Malawi, il faut se plonger dans l’Histoire et la théologie.

© Evan Huang/Shutterstock

Le christianisme, un legs colonial

Le début de la colonisation britannique a radicalement influencé les pratiques religieuses des peuples indigènes. Le colonialisme a ouvert le pays aux missionnaires chrétiens de Grande-Bretagne – de l’Église d’Écosse et de l’Église d’Angleterre – qui ont respectivement introduit les religions presbytérienne et anglicane. Des missionnaires catholiques romains sont aussi venus d’Italie et de Belgique pour répandre leur doctrine, sans oublier d’autres dénominations comme les baptistes venus des États-Unis.

Le christianisme et la colonisation se sont immiscés dans de nombreuses régions d’Afrique « comme des camarades ». Tandis que les autorités coloniales s’occupaient de la politique, les missionnaires chrétiens fournissaient des services sociaux tels que des hôpitaux et des écoles. Cependant, alors que cela peut donner une image idéalisée de la colonisation en Afrique, l’adoption du christianisme par la plupart des Africains s’est faite aux dépens de leur dignité et de leur culture. Les gens ont été contraints d’abandonner leurs pratiques séculaires pour des promesses de salut et de paradis. La prise de conscience du passé a ensuite conduit certains Africains à revisiter leurs pratiques précoloniales, les amenant à prendre leurs distances vis-à-vis du christianisme et à adopter l’Ubuntu – l’humanisme.

La mission coloniale de remplacement des pratiques religieuses séculaires des Africains était délibérée et systématique. Les croyances indigènes ont été démonisées tandis que les personnes étaient encouragées à croire que Jésus-Christ était leur sauveur. La cosmologie africaine centrée sur les êtres humains, les ancêtres et Dieu a été remplacée par les notions de Dieu, de Satan, de Jésus-Christ, des anges, du Saint-Esprit et des êtres humains. Cela a radicalement changé l’idée africaine de moralité, par exemple. Faire le bien est devenu un moyen d’accéder au paradis, et non plus une des fins de l’Ubuntu.

Dans le même temps, les colonisateurs se sentaient obligés de sauver et civiliser les Africains. Selon eux, ces derniers étaient perdus et leurs coutumes étaient inférieures à celles des Européens : ils ne savaient ni lire ni écrire, pratiquaient le commerce des esclaves et croyaient en des dieux païens. La colonisation était donc idéalisée autour d’une mission divine. En conséquence, les missionnaires et les colonisateurs n’avaient aucun remords à subjuguer la psyché des Africains.

Au Malawi, comme dans d’autres pays africains, les croyances indigènes ont été démonisées et remplacées par la croyance en Jésus-Christ.

© Amos Gumulia/AFP

Une renaissance de l’humanisme

Les générations précédentes d’Africains ont pu vivre avec cela pendant des décennies. Mais de jeunes Africains, dont je fais partie, sont en train de réécrire leur histoire en quittant l’Église, liée au colonialisme. De toute évidence, les Églises ne sont que des institutions coloniales qui ne doivent pas être soutenues, et les quitter constitue une façon de lutter contre le colonialisme.

Cependant, l’existence des Églises en Afrique transcende le terrain religieux pour pénétrer également les questions économiques. Pour la plupart des Africains, le discours économique est lié à une perspective néocoloniale, une réalité épouvantable contre laquelle le continent se bat. De manière surprenante, l’Afrique reste le continent le plus pauvre malgré ses richesses naturelles, entre autres celles des gisements de minerais. Toutefois, les matières premières africaines ont été pillées pour développer les pays européens. Et malheureusement, cela continue à ce jour. À l’époque coloniale, les Églises chrétiennes ont gardé le silence sur ces atrocités, en dépit de leurs conséquences sur le destin économique et social des Africains. Le débat sur les raisons de la pauvreté contemporaine de l’Afrique remonte donc à la colonisation ; elles sont analysées en détail par des chercheurs comme Walter Rodney dans son livre Et l’Europe sous-développa l’Afrique1.

L’émergence de l’humanisme sur le continent africain peut en revanche être reliée à l’époque de la guerre froide. L’Afrique en a été l’un des champs de bataille, et la présence du communisme soviétique et des idées marxistes a apporté des éléments d’humanisme laïque, en opposition au christianisme occidental. L’Union soviétique avait des liens étroits avec la Ligue socialiste du Malawi. Ce groupe politique a notamment encouragé la formation d’une génération d’étudiants malawiens qui soutiennent les idéaux  laïques. Cependant, il n’est pas possible d’affirmer que l’émergence actuelle de l’humanisme laïque puisse revendiquer ces racines, car elle n’a pas fait l’objet d’une recherche approfondie. D’une manière générale, l’humanisme laïque en Afrique fait surface dans l’ombre de l’Occident, et ce, pour une bonne raison : il répond à des principes qui proviennent également d’Occident. Ainsi, l’Afrique est une fois de plus le terrain d’affrontement de deux idéaux occidentaux contradictoires.

C’est un secret de polichinelle que la frustration de la plupart des jeunes Africains à l’égard de la religion est due à l’endoctrinement qui a engourdi leur esprit, qui aurait pu être brillants. Un continent doté de ressources naturelles enviables, mais dont les habitants sont ivres de croyances eschatologiques : dans ce contexte, comment pouvons-nous nous développer ? Nous avons sacrifié une cosmologie africaine centrée sur l’être humain à une cosmologie où Dieu et Satan s’affrontent dans nos esprits. Pire encore, nous avons laissé les colonisateurs s’emparer de nos ressources pour se développer, tout en nous promettant le paradis après cette vie.

Les deux sources de l’humanisme africain

L’humanisme laïque en Afrique n’est donc qu’une réaction à ce qui a été semé par le colonialisme. Mais il doit être plus que cela : une tâche qui nécessitera de déplacer les montagnes pour renverser les enseignements religieux propagés depuis plus d’un siècle. Cependant, en tant qu’Africains, nous sommes déjà familiarisés avec l’Ubuntu – l’humanisme. Cette connaissance a même été utilisée par des dirigeants politiques tels que Kenneth Kaunda (Zambie), qui a promu l’humanisme africain, et Julius Nyerere (Tanzanie), qui a mis en place l’Ujamaa (« familialisme » ou « fraternité »). Le sens africain de la communauté humaine reste puissant et vital ; un aspect qui a été nié par le christianisme et, finalement, par le capitalisme.

Cependant, malgré l’émergence et la croissance de l’Ubuntu laïque en Afrique, tout cela entraîne deux crises identitaires majeures. Tout d’abord, certains considèrent que l’affirmation de la non-existence de Dieu serait « anti-africaine ». Deuxièmement, il y a une critique persistante que l’humanisme laïque serait un concept occidental. Ces critiques sont importantes pour la construction d’un humanisme laïque en Afrique.

Pour que l’humanisme ait un sens pour la plupart des Africains, sa position doit être adaptée à nos défis. Par exemple, comment pouvons-nous utiliser l’humanisme pour mettre fin à la pauvreté, le plus grand enjeu pour la plupart des gens sur ce continent ? L’humanisme en Afrique doit cesser d’être seulement une position idéologique dans les sphères intellectuelles. Il doit être pertinent pour le commun des mortels dans les villages africains. Et comment faire autrement que de marier l’humanisme dit « occidental » à l’Ubuntu ? L’Ubuntu incarne des valeurs de bonté et de compassion, un sens de la communauté où le bien-être de l’être humain est prioritaire, formant une confluence avec l’humanisme occidental. Cette fusion peu créer un humanisme africain qui préserve son essence tout en contournant l’influence du christianisme colonial.

L’adoption du christianisme par la plupart des Africains s’est faite aux dépens de leur dignité et de leur culture. L’héritage persiste, la cathédrale Saint-Pierre est toujours fréquentée, mais revisiter les pratiques précoloniales participe de la décolonisation.

© Marco Polo’s Rhino/Shutterstock

Défis et espoirs

Bien sûr, cela semble fort ambitieux. En grande partie, les Africains ont perdu plus d’un siècle pour redéfinir l’Ubuntu. Par conséquent, le risque est grand qu’ils restent bloqués dans leurs habitudes précoloniales, et même qu’ils idéalisent l’Ubuntu par nostalgie. Cependant, si le colonialisme n’avait pas débarqué en Afrique, ces coutumes auraient pu ne pas rester les mêmes. Mais comment savoir ce qu’elles auraient pu devenir à notre époque ? Si l’on prend les bonnes mesures, par exemple en apprenant à nos enfants à être de nouveau fiers de l’Ubuntu ou en encourageant l’épistémologie africaine, nous pouvons faire revivre les coutumes perdues et construire une nouvelle Afrique qui ne se juge pas durement à travers le regard colonial.

Cependant, l’humanisme transcende les frontières. Il engage tous les humains, au-delà des distinctions régionales. Les humanistes du monde entier partagent des objectifs communs, bien que leurs combats puissent varier. En Europe, l’accent est mis sur les libertés individuelles, tandis qu’en Afrique, l’effort est de se libérer de l’endoctrinement religieux colonial. Les fronts sont différents, mais les objectifs communs.

  1. Walter Rodney, Et l’Europe sous-développa l’Afrique, Paris, Éditions caribéennes, 1972, 294 pages.

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