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L’universalisme
mis à l’épreuve ?

Laurye Joncret · Assistante-doctorante en science de l’information et de la communication à l’ULB

Mise en ligne le 7 août 2025

Au printemps 2023, différentes personnalités issues de la société civile s’unissent pour former un groupe de réflexion citoyen visant à (re)promouvoir une vision universaliste dans la société francophone belge : Les Universalistes. En dressant le constat d’une montée des revendications identitaires, cette initiative s’oppose plus largement à une perspective dite « particulariste » voire « communautariste » de la société. Ce type de démarche n’est pas une première en Belgique francophone, qui connaît régulièrement des controverses autour de la neutralité de l’État ou de la lutte contre les discriminations. Mais d’où viennent ces clivages ? Comment ont-ils évolué dans le contexte belge et en particulier au sein de l’antiracisme ? Et qu’est-ce qui les alimente ?

Photo © Werner Lerooy/Shutterstock

Une large littérature académique est consacrée aux concepts d’universalisme et de particularisme (d’autres terminologies existent pour ce dernier, telles que « différentialisme » ou « intersectionnalité »). Ces notions sont pensées comme des manières concurrentes de concevoir le rapport à l’autre et son inclusion dans la société.

Pour Pierre-André Taguieff, auteur sur les questions de l’antiracisme et de ses évolutions, l’universalisme repose sur l’idée d’une humanité commune et cherche à atténuer les différences culturelles ou religieuses au profit d’une réalité universelle. Il promeut une citoyenneté partagée qui minimise ces distinctions, parfois perçues comme des freins à l’inclusion. À l’inverse, le particularisme insiste sur la reconnaissance des identités culturelles, ethniques ou religieuses, estimant que leur invisibilisation empêche de lutter efficacement contre les discriminations1.

La coexistence de ces deux conceptions tend souvent à imposer un choix entre deux types d’antiracisme qui alimente une forte polarisation. Chaque camp peut alors accuser l’autre de racisme : les premiers reprochant aux seconds une essentialisation des différences, tandis que les seconds dénoncent un déni de celles-ci2. Pour tenter de concilier ces conceptions et éviter les écueils de chacune d’elles, des travaux plaident pour un universalisme critique qui ne se réduirait pas à opposer au racisme une idée abstraite de l’universalité du genre humain3ou, à l’inverse, un particularisme ethnoculturel qui occulterait les dynamiques de pouvoir socio-économiques qui sous-tendent les inégalités et les discriminations4.

L’antiracisme belge en mutation

Ces débats conceptuels se reflètent au sein de l’antiracisme belge. Historiquement, la lutte contre le racisme en Belgique s’est développée dans un cadre universaliste, incarné par le MRAX (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie), fondé en 1950, après la Seconde Guerre mondiale, par d’anciens résistants juifs. Cependant, le mouvement évolue progressivement sous l’effet de la deuxième génération d’immigrés arabo-musulmans établie en Belgique, qui revendique une reconnaissance de leurs différences en contestant le prisme universaliste qui prévaut5.

Cette évolution va provoquer une crise interne dans la mouvance antiraciste au début des années 2000, en particulier sous la présidence de Radouane Bouhlal entre 2004 et 20126. Sa direction est fortement critiquée pour ce qui est perçu comme une orientation « communautariste » et une focalisation excessive sur la question de l’islamophobie, au détriment d’autres formes de racisme, notamment l’antisémitisme7. Le sujet du port du foulard, objet de vives controverses entre 1989 et 20108, cristallise ces tensions internes. Plus qu’un simple symbole religieux, il devient un point de rupture idéologique, mettant à l’épreuve la cohérence du projet universaliste.

L’ensemble du champ antiraciste francophone belge subit les répercussions de cette crise. Un clivage s’installe entre, d’un côté, des acteurs ancrés dans une tradition laïque, distincte cependant du modèle républicain français, et de l’autre, des mouvements portés par une approche multiculturelle plus favorable à la reconnaissance des identités. Le paradigme antiraciste se reconfigure ainsi progressivement : de la lutte contre l’extrême droite traditionnelle, il glisse vers une perspective centrée sur la reconnaissance des identités minoritaires9, avec l’islamophobie comme enjeu majeur de cette transformation.

L’islamophobie, révélateur et catalyseur des divisions10

Les difficultés rencontrées par le MRAX fragilisent le mouvement jusqu’à menacer sa survie financière et sa gouvernance interne. Son revirement communautaire a engendré une tentative politique pour refédérer l’antiracisme belge à travers un prisme universaliste et laïque en 2012. Fadila Lanaan, alors ministre francophone de l’Égalité des chances, convoque la société civile pour mettre en place un projet de lutte contre le racisme appelé « plateforme de lutte contre le racisme et les discriminations », rassemblant différents acteurs antiracistes, des syndicats et le Mouvement ouvrier chrétien (MOC). Peu médiatisée, cette initiative évolue dans un climat de relative confidentialité, pensé pour favoriser un processus de (ré)conciliation à l’écart des tensions publiques.

En Belgique francophone, l’antiracisme fait l’objet d’un clivage idéologique opposant particularisme et universalisme.

© Rook76/Shutterstock

Un relais adapté

La plateforme s’est maintenue pendant près de six ans, avant de se dissoudre en 2018. Les clivages qu’elle tentait de dépasser après les dissensions rencontrées au MRAX ont finalement trouvé un nouvel écho en son sein, car une partie des membres entretenaient une concurrence et une hiérarchisation entre les différentes formes de racisme et se divisaient sur les questions de la lutte contre l’islamophobie et du port du foulard, englobées dans l’enjeu plus large de la neutralité de l’État11. Ces difficultés ont alimenté les clivages existants entre les acteurs laïques et ceux perçus comme plus communautaires, tels que le CIIB (Collectif pour l’inclusion et contre l’islamophobie en Belgique) ou BePax12, sans qu’un projet commun puisse être défini.

Des rivalités émergent également entre représentants de la lutte contre l’antisémitisme et ceux de la lutte contre l’islamophobie, les premiers accusant les seconds de dérive communautaire ou d’appartenance à l’islam politique. La lutte contre l’islamophobie ne parvient ainsi pas à faire consensus au sein de la plateforme, ce qui conduit au retrait du CIIB et de BePax du comité de pilotage en 2017. Ce départ amorce la fin de l’initiative.

La dissolution de la plateforme a mené indirectement à la formation de la Coalition NAPAR en 2016, qui regroupe en partie ceux qui étaient perçus comme trop communautaristes dans le dispositif précédent. Encouragée par l’ENAR (European Network Against Racism) au niveau européen, la coalition est pilotée par des employés de BePax et de Minderhedenforum13. Elle a pour objectif la réalisation d’un plan interfédéral de lutte contre le racisme en Belgique et s’inscrit dans un paradigme plus particulariste. La coalition s’oppose ainsi à l’approche universaliste et à la laïcité. Elle plaide pour une forme de « culturalisation » du racisme, qui permet d’inclure des pratiques culturelles ou religieuses, s’opposant par-là aux acteurs musulmans laïques(notamment le Collectif Laïcité Yallah)14.

L’impasse politique de la gestion de la multiculturalité

Sans nécessairement reprendre la terminologie conceptuelle présentée plus haut, les paradigmes universaliste et particulariste coexistent en Belgique et se manifestent par des visions opposées de la gestion du pluralisme culturel, ou plutôt par une série d’atermoiements politiques successifs visant à définir cette gestion.

Les politiques belges ont essayé d’incorporer un équilibre entre ces deux paradigmes à la gestion de la multiculturalité en cherchant à concilier une reconnaissance de la diversité religieuse et culturelle tout en respectant la manière dont chaque instance politique, régionale ou communautaire aborde la neutralité des institutions de l’État.

En effet, depuis les années 1980, plusieurs tentatives ont été initiées : le rapport du Commissariat royal à la politique des immigrés (1989), les tables rondes du « Mieux vivre ensemble » (2002), la Commission du dialogue interculturel (2004) ou encore les Assises de l’interculturalité (2009). Toutes ambitionnaient de poser un cadre pour penser l’intégration et la diversité en Belgique.

Cependant, à l’exception du rapport du Commissariat royal qui se focalisait plutôt sur l’intégration matérielle (emploi, logement et enseignement)15, ces dispositifs se sont confrontés, parfois de manière implicite, à la question des revendications religieuses, en particulier à celle du port du voile, sans aboutir à des politiques concrètes. Autrement dit, l’adoption du paradigme particulariste provenant de l’antiracisme (mise en avant de la différence culturelle et religieuse) se heurte au paradigme universaliste provenant de la neutralité (absence de symboles religieux dans les institutions de l’État).

Au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles, les échecs des initiatives politiques en matière de lutte contre les discriminations révèlent une absence de consensus sur la manière d’aborder la multiculturalité.

© Werner Lerooy/Shutterstock

Dans ce contexte, le port de signes convictionnels passe du paradigme religieux au paradigme racial. Ces échecs traduisent une incapacité persistante à construire un consensus sur la manière d’aborder la multiculturalité. À défaut d’un modèle assumé, les institutions hésitent entre un universalisme laïque et un particularisme qui fait droit aux revendications culturelles et religieuses.

L’enjeu du voile devient alors un révélateur des contradictions politiques et sociales du pays, et le recours à la notion d’islamophobie agit comme un amplificateur des crispations non résolues sur l’intégration. D’autant que le terme même « islamophobie », en raison de sa charge polémique et de son flou sémantique (perçu par les uns comme un racisme, par d’autres comme un frein à la liberté d’expression), alimente les tensions plutôt qu’il ne les apaise, et fait du langage antiraciste un terrain de controverse.

Aujourd’hui, la Belgique francophone reste traversée par une interrogation : peut-on promouvoir une égalité réelle qui tient compte, sans les mettre en avant, des identités particulières ? Ou, à l’inverse, leur accorder une reconnaissance spécifique risque-t-il de fragmenter l’espace démocratique et de nourrir des logiques d’entre-soi ? Ces questions s’inscrivent dans des rapports de force durables, entretenus par des acteurs sociaux (politiques, activistes ou institutionnels) qui se confrontent pour faire prévaloir une certaine vision du vivre-ensemble. Elles se cristallisent autour d’enjeux communautaires et religieux, où des objets tels que le voile ou la notion d’islamophobie deviennent des marqueurs de positionnements idéologiques, au risque de vider de sa substance une neutralité pensée comme garante de l’impartialité des pouvoirs publics.

  1. Pierre-André Taguieff, Les fins de l’antiracisme, Paris, Michalon, 1995.
  2. Étienne Balibar, « Le racisme : encore un universalisme », dans Mots, no 18, mars 1989, pp. 7-20.
  3. Étienne Balibar, « Racisme, antiracisme et mutation sociale. L’expérience française », dans Andrea Réa (dir.),Immigration et racisme en Europe, Bruxelles, Complexe, 1998.
  4. Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’agir, 2009.
  5. Henri Goldman, « Mutation de l’antiracisme », mis en ligne sur revuepolitique.be, 14 janvier 2015.
  6. Laura Calabrese et Laurye Joncret, « De la race biologique à la race sociale. Hyperpolysémie et polémicité du mot “race” dans les discours de l’antiracisme belge », dans Tracés. Revue de Sciences humaines, no 43, 2022, pp. 155-175.
  7. Ibid.
  8. La Belgique connaît des controverses régulières sur le port de signes convictionnels, dont les plus structurantes à l’époque de la crise du MRAX se situent en 2003-2004, lorsque des écoles bruxelloises décident d’interdire l’inscription d’étudiantes souhaitant conserver leur foulard durant la journée par le biais de nouveaux règlements d’ordre intérieur. Ensuite, une autre polémique a lieu en 2009 lors de la première prestation de serment de Mahinur Özdemir, alors membre du cdH (Les Engagés), car elle portait le foulard. Pour plus de détails sur les différentes polémiques, nous renvoyons vers le travail de Geoffrey Grandjean et Grégory Piet (dir.), Polémiques à l’école. Perspectives internationales sur le lien social, Paris, Armand Colin, 2012.
  9. Nadia Fadil et Marco Martiniello, « Racisme et antiracisme en Belgique », dans Fédéralisme-Régionalisme, 20, 2020.
  10. Les éléments développés dans cette section sont issus d’entretiens menés avec Patrick Charlier, actuel directeur d’Unia, Sylvie Pinchart, ancienne responsable aux Mutualités socialistes, et Thierry Jacques, ancien président du Mouvement ouvrier chrétien.
  11. Henri Goldman, « La Plateforme antiraciste et l’antiracisme institutionnel », mis en ligne sur revuepolitique.be, 12 mai 2017.
  12. BePax est une association chrétienne d’éducation permanente de lutte contre le racisme.
  13. Le Minderhedenforum (ou Forum des minorités) est une organisation faîtière néerlandophone qui représente et défend les intérêts des personnes issues de l’immigration et des minorités ethniques. Son rôle principal est de promouvoir l’égalité des chances et de lutter contre les discriminations en Flandre et à Bruxelles.
  14. Coalition NAPAR, « Assises bruxelloises contre le racisme | Le ver (islamophobe) est-il dans le fruit (antiraciste) ? », mis en ligne sur naparbelgium.org, 15 décembre 2021.
  15. « L’intégration : une politique de longue haleine », rapport du Commissariat royal à la politique des immigrés, 1989.

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