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Le rap, véritable thermomètre social
Mehdi Toukabri · Journaliste
Mise en ligne le 8 août 2025
Le rap, c’est la voix des pauvres, des exclus, des enfants d’immigrés… et c’est devenu une culture internationale, no 1 des ventes. Quels sont les effets de cette reconnaissance ? Que nous dit le rap sur les classes populaires en 2025 ? Nicolas Canta alias Furio, rappeur, mais aussi animateur socioculturel au centre culturel de Dinant, propose à l’occasion de la conférence gesticulée « Rapitalisme » de réfléchir politiquement à ce qu’on écoute et à la manière dont on l’écoute.
Photo © Hurricane Hank/Shutterstock
Pourquoi parler de « rapitalisme », conjonction de deux notions que tout semble séparer sur le papier ?
« Dans la rue, j’paye pas d’impôts, j’suis monégasque. Ils fument que de la com’, t’alimente que chez Lidl. » Quand j’ai entendu cet extrait du titre Pinocchio interprété par Booba et Damso en 2015, je me suis rendu compte pour la première fois qu’il y avait du mépris de classe dans un texte de rap. Ces paroles, je les ai mises en parallèle avec ce que disait Lunatic (duo de rappeurs composé de Booba et d’Ali, actif de 1994 à 2003, NDLR) : « Nos raps, c’est pour tous ceux qui habitent au 15e sans ascenseur. » Je trouve que ces deux phrases posent énormément question. À savoir : comment un mouvement qui est porté par les classes populaires peut-il en arriver à délivrer des messages des sphères bourgeoises les plus décomplexées ? C’était vraiment une volonté de ma part de me plonger, en m’appuyant sur mes expériences personnelles, l’histoire du rap, des interviews d’acteurs du mouvement, ainsi que sur tout ce que je vois et entends, dans une analyse politique de ce mouvement. Savoir comment les idées du capitalisme sont arrivées dans les textes de rap : « Rapitalisme ». En étudiant la question, j’ai beaucoup appris sur la façon dont cette musique est commercialisée. Mais également sur ce que sont l’industrie musicale, la radio, les médias, les liens qui les unissent et comment le tout fonctionne. Et sur les connexions entre toutes les parties prenantes dans ce milieu et comment les classes populaires arrivent à faire l’apologie du capitalisme sans, parfois, en être conscientes.
Comment le rap est-il passé d’un mode d’expression de voix dissidentes new-yorkaises à un genre musical international, chantre du capitalisme ?
Il faut assister à la conférence gesticulée [rire] ! En quelques mots, la théorie que je soutiens est que les idées capitalistes, libérales sont profondément ancrées dans l’imaginaire de la jeunesse, des classes populaires. On peut donc y voir le triomphe de ces idées-là. Évidemment, c’est à mettre en perspective avec l’existence, dans le milieu, de personnalités engagées. Je ne pense pas que ce soit de la faute des rappeurs. Je pense que, vraiment, ce qui doit poser question, c’est la façon dont le discours néolibéral infuse autant dans les classes populaires. Comment l’individualisme, l’appât du gain se sont autant infiltrés chez nous. Le rap et le cinéma sont les seules manières qu’ont les classes populaires de se manifester et d’être entendues. Le rap est vraiment l’unique moyen d’expression qui donne autant de place et d’exposition à la jeunesse des classes populaires. Il faut étudier le rap comme un symptôme du monde capitaliste d’aujourd’hui. Et je trouve ça très inquiétant.
Pourquoi ?
Ce qui me fait peur, c’est l’ampleur de la diffusion des idées néolibérales. Ce qui me fait peur, c’est que les dirigeants, les politiques, surtout à gauche, n’ont jamais écouté le rap pour ce qu’il est, encore actuellement : le message des classes populaires. Ils ne l’ont pas écouté quand le rap était engagé et quand il délivrait des témoignages forts sur l’état des banlieues et les conditions de vie qui y régnaient. Je pense qu’une écoute sincère aurait pu, déjà à l’époque, régler nombre de problèmes. En tendant l’oreille, le politique aurait pu se dire : « Les jeunes sont en train de nous parler et ils ont des choses à dire. » Même si certains partis étiquetés à gauche, en France et en Belgique, sont tout de même présents dans les banlieues, où un gros travail d’éducation permanente est effectif, la réalité est amère : le collectif, la solidarité, le fait de réfléchir à faire société ensemble est en train d’être détricoté. La preuve : le constat qu’il y a de moins en moins de groupes de rap.
Que nous dit le rap sur les classes populaires actuellement, en 2025 ? La question est plutôt destinée à votre alter ego rappeur, Furio.
Aujourd’hui, le rap a gagné le droit d’être une musique comme les autres. De ne rien défendre. D’exister pour ce qu’il est : un art. Ce n’est pas parce que les principaux artistes sont noirs, arabes, latinos ou pauvres qu’ils doivent absolument avoir une cause à défendre. Ils peuvent faire de la musique comme n’importe qui d’autre. Ce que ça nous dit, c’est que les personnes défavorisées issues des classes populaires n’ont dans leur logiciel de pensée que leur réussite individuelle comme moyen de s’en sortir. Ce n’est clairement pas de leur faute. Dans les faits, soit tu es un transfuge de classe et donc tu deviens millionnaire et tu réussis, soit tu es un raté. Bon nombre de lyrics mettent en scène cette culture du self made man. C’est tellement révélateur. La culture du mérite à l’américaine, la culture de droite, en fait, a tellement infusé dans le discours rap qu’elle est désormais présente partout. Je ne veux évidemment pas généraliser, mais il est clair que c’est ce que nous dit le rap actuellement.

Selon Furio, le rap actuel doit être étudié comme un symptôme du capitalisme mondialisé.
© Lightfield Studios/Shuttertock
En tant qu’animateur socioculturel, de quelle façon utilisez-vous le rap dans le cadre de votre travail ?
Le rap, c’est un excellent outil d’éducation permanente, parce qu’on a besoin du minimum pour créer. On a tous quelque chose à dire, et ça, je pense que c’est important de le faire rentrer dans la tête des jeunes. Eux aussi, ils ont un regard sur le monde et des critiques à formuler. C’est hyper chouette lorsque je travaille en atelier rap, car ils écrivent et puis ça donne matière à discussion. Il me semble qu’en fait, ils ne demandent qu’à être entendus. Ils n’ont pas nécessairement les clés de communication pour le faire, mais je pense qu’ils ne demandent pas mieux que d’écrire, de se dévoiler et de dire ce qu’ils ont à dire.
À côté de cela, en animation, j’utilise beaucoup la vidéo amateur. C’est montrer que grâce à une technologie qu’on a tous en poche, le GSM, on peut être créatif. Aussi, dans mes ateliers d’écriture, je préconise aux jeunes d’écrire sur leur téléphone, je mets une instru et on y va : on rappe. Je pense qu’en s’adaptant aux outils qu’ils ont déjà, comme les smartphones, et en leur donnant certaines méthodes, comme comment faire une belle rime, comment bien utiliser les mots, etc., on arrive à provoquer un débat autour des valeurs partagées au sein du groupe. Finalement, je n’y vois que du positif.
Je trouve que les professeurs de français devraient faire beaucoup plus appel à des rappeurs [rires] !
Finalement, pourquoi était-ce important de créer une conférence gesticulée autour du rap ?
C’était important de revenir au début de l’histoire de ce mouvement qui m’est cher afin de montrer les contradictions qui existent. Mais aussi, pour recontextualiser et pour déconstruire des idées reçues comme celle selon laquelle avant le rap était engagé et désormais ne l’est plus. Une grosse partie de la conférence est axée autour de mon histoire personnelle dans la musique : comment de simple amateur de rimes je suis devenu rappeur. Cela apporte des clés de compréhension aussi pour ôter le voile qui recouvrait des réalités comme le mépris de classe. Pour moi, cela introduit de la nuance et permet de ne pas tomber dans la spirale nostalgique du « avant c’était mieux ». En fait, le mode d’emploi d’une conférence gesticulée, c’est : un peu d’histoire personnelle ou de données chaudes, un peu d’historique du rap ou de données froides, tu saupoudres avec un peu d’analyse politique et tu mélanges bien. Je voulais aussi mettre en avant le fait que le rap, aujourd’hui, répond à énormément d’impératifs financiers. C’est devenu un business comme un autre. Forcément, je trouve ça très dommage. En parallèle, je crois que c’est également une musique qui en tant que mouvement peut amener un réel changement dans la société, car il insuffle quelque chose de différent, d’unique. C’est la raison pour laquelle je pousse les politiques à tendre l’oreille. Ils ont devant eux un véritable thermomètre social : des classes populaires, des fils et filles d’immigrés, des jeunes qui sont en filière technique ou professionnelle. Bref, tous ceux qu’on n’entend pas.
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