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Le peuple kurde suspendu
à l’espoir de la démocratie

Alessia Manzi · Journaliste

Avec la rédaction

Mise en ligne le 7 juillet 2025

Alors que la Turquie multiplie les frappes dans le Nord-Est syrien, provoquant déplacements de populations et destructions d’infrastructures civiles, un fait majeur secoue la région : la dissolution du PKK, annoncée de sa prison par Abdullah Öcalan. Ce tournant historique bouleverse les équilibres, mais ne freine en rien les offensives. Sur le terrain, entre résistance, résilience et désillusion, la population kurde continue de lutter pour sa survie et sa reconnaissance.

Photo © Alessia Manzi

« Cet après-midi-là, ils ont lancé trois attaques. Des soldats avec de longues barbes, comme ceux de Daech , nous ont encerclés en proférant des menaces de mort. Où que nous allions, ils nous tueraient, hurlaient-ils. En deux heures, nous avons quitté un camp de Shehba qui était devenu notre maison. Fuir loin a été la seule option pour survivre. » Azad est assis devant sa tente dans le camp de Newroz, près de Dêrik, au Rojava, région kurde du nord-est de la Syrie. « Ils violent les femmes, tuent les enfants. Dans la précipitation, personne n’a emporté de vêtements ni de papiers », ajoute Şîlan, sa femme, pendant que leur petite fille, une enfant d’à peine deux ans, grimpe sur ses épaules. « Lors de la première invasion, nous avons tenu cinquante-huit jours dans notre village. Et maintenant ? Exilés, encore une fois », dit-elle.

« J’ai cinq enfants, dont deux sont en situation de handicap. Et un nourrisson, une petite fille. À pied pendant trois jours au cœur de l’enfer, sans jamais s’arrêter. On marchait au milieu des blessés et des familles massacrées. Les miliciens ont même volé l’argent et les animaux », se souvient Ciya, un voisin de tente ayant fui Tall Rifaat.

« Que veulent-ils de nous ? », demande Azad en écartant les bras. « Nous sommes kurdes. Nous avons notre langue, une culture, et notre terre, le Kurdistan, est divisée en quatre parties. » Il tire sur sa cigarette. Derrière lui, la clôture qui encercle les centaines de tentes du camp. Au-delà, une étendue de terre aride s’étire jusqu’au mur qui trace sur des kilomètres la frontière entre la Turquie et la Syrie. Dans son cœur, Azad ne garde qu’un seul désir : retourner à Afrin.

Cessez-le-feu

À la fin de l’année 2024, les troupes de Hayat Tahrir al-Sham, dirigées par Ahmed al-Chaara (aujourd’hui président du gouvernement intérimaire syrien), ont avancé sur Damas. En seulement dix jours, le régime cinquantenaire d’Assad a été renversé, tandis que dans les zones à majorité kurde au nord d’Alep, l’horreur se déchaînait. L’Armée nationale syrienne (ANS), composée de milices mercenaires sous commandement turc, a lancé l’opération Aube de la liberté et envahi Tall Rifaat et Shehba, qui avaient accueilli en 2018 les milliers de déplacé.e.s de l’offensive Rameau d’olivier – au cours de laquelle ces factions avaient occupé Afrin.

« J’ai été jetée en prison, torturée six fois par les mercenaires. Ils m’ont forcée à tenir un câble électrique et à plonger les mains dans l’eau », se souvient Roj, une vieille femme originaire d’Afrin. À Qamishlo, tout près de la frontière turque, dans le cortège qui fait halte devant le siège des Nations unies, elle brandit aujourd’hui un rameau d’olivier, symbole de la paix et de sa ville.

syrie femmes kurdes

Devant le bâtiment de l’ONU à Qamishlo, un rameau d’olivier à la main, des femmes kurdes manifestent leur désir de retourner dans la ville qu’elles ont dû fuir.

© Alessia Manzi

Les territoires de l’Administration autonome démocratique de la Syrie du Nord et de l’Est (AANES) accueillent au moins 125 000 personnes contraintes à l’exil, qui ont trouvé refuge dans des camps ou des écoles. Désormais, elles demandent à rentrer chez elles. « Je ne vais pas bien », poursuit Roj. « Reverrai-je un jour mon village ? » Dans ses rapports, Human Rights Watch dénonce les crimes perpétrés par les factions turco-mercenaires contre les civil.e.s à Afrin, mais aussi à Serekaniye et Gîre Spi, envahies en 2019 lors de l’opération Source de paix.

Depuis 2016, la Turquie a mené plusieurs offensives contre les territoires de l’Administration, y compris dans des zones arabes libérées de la domination de l’EI, comme Tabqa et Raqqa, habitées par des populations d’ethnies diverses. L’autogouvernance y repose sur trois piliers : l’écologie, l’émancipation des femmes et la démocratie directe. Ces principes sont inspirés du confédéralisme démocratique d’Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considéré comme organisation terroriste par la Turquie et l’Occident. Mais Ankara assimile systématiquement ce projet au PKK – et fait de même avec les Unités de protection des femmes (YPJ) et du peuple (YPG), qui ont préservé les populations locales des atrocités de l’État islamique et sont aujourd’hui intégrées aux Forces démocratiques syriennes (FDS) aux côtés de bataillons issus de différentes ethnies.

« Beaucoup de gens sont aussi venus de Manbij. Ils racontent que des meurtres et des viols ont été commis par les milices de l’ANS. Une fillette de 7 ans a été violée », rapporte Sodzar, membre du conseil de Tabqa. Ici, comme à Raqqa, les premières tentes ont été montées pour faire face à l’urgence humanitaire, leurs occupants déjà rejoints par les déplacé.e.s du canton de Manbij, tombé peu après, à la mi-décembre. Les troupes, contrôlées par la Turquie, se sont ensuite déployées le long de l’Euphrate. L’objectif était clair : atteindre Kobané, ville emblématique de la résistance contre l’EI.

L’incursion a été stoppée par les FDS, qui ont affronté pendant des mois les mercenaires entre le pont de Qara Kozak et le barrage de Tishreen – deux points névralgiques : le premier est l’entrée principale des territoires administrés par l’AANES, le second est une infrastructure essentielle pour toute la région. Au début du mois de janvier, des centaines de personnes se sont rassemblées aux abords du barrage, formant un sit-in qui a duré plus de cent jours. Pendant des semaines, les drones de l’aviation turque ont ciblé les manifestant.e.s qui dansaient en cercle ainsi que les journalistes. Le bilan des frappes : plus de vingt mort.e.s et environ deux cents blessé.e.s.

Un message historique

C’est dans ce contexte que le 27 février, dix ans après sa dernière apparition publique, Öcalan a lancé un message historique de la prison d’Imrali où il purge une peine à perpétuité en isolement : le PKK doit se dissoudre et poursuivre son action sur le terrain politique et diplomatique. Mazloum Abdi, co-commandant des FDS avec Rojhilat Afrin, a déclaré lors d’une conférence de presse : « Cet appel s’adresse au PKK, pas aux FDS. S’il aboutit, cela aura un impact positif sur nous. La Turquie n’aura plus de raison d’attaquer. »1 Le 12 mai, le PKK a annoncé sa dissolution, privant du même coup la Turquie de son principal prétexte.

L’accord signé en mars entre Abdi et al Chaara prévoit l’intégration des institutions civiles et militaires de l’AANES dans la « nouvelle » Syrie, tout en exigeant la reconnaissance et la garantie des droits des Kurdes et des autres ethnies. L’un des points clés porte également sur la libération des zones occupées, afin que les déplacé.e.s puissent retrouver leurs foyers. Entre-temps, les attaques sur le barrage et la région ont cessé.

« Une solution démocratique et pacifique pour régler la question kurde en Turquie aurait des effets positifs sur nous et sur tout le Moyen-Orient. Nous pensons que les options militaires ont fait leur temps. Résoudre nos problèmes par le dialogue profitera à la fois à la Turquie et à la Syrie », a déclaré Foza Yusuf, négociatrice en chef des traités avec le gouvernement syrien, dans une interview accordée à AL-Monitor2.

Le nœud de Damas

Au lendemain de l’accord entre Mazloum Abdi et al Chaara, le gouvernement a publié la nouvelle Constitution. Le texte parle de République arabe, mentionne l’arabe comme langue officielle et semble ne laisser aucune place aux autres cultures. Dans le même temps, le Parti de l’union démocratique (PYD) et le Conseil national kurde (KNC), deux formations politiques syriennes distinctes, ont convoqué la Conférence sur l’unité kurde, à laquelle ont participé également des représentant.e.s des communautés du Kurdistan irakien et de Turquie. L’objectif de cette réunion : élaborer une position commune sur l’avenir de la communauté kurde en Syrie à présenter à Damas. Les membres sont parvenus à un accord évoquant le fédéralisme. Mais l’idée d’un système fédéral ne fait pas l’unanimité. Ankara y voit « une menace pour la stabilité de la Turquie », tout comme al Chaara, même si le pacte conclu avec le commandant Abdi n’a jamais précisé le modèle politique à reconstruire. Selon Meghan Bodette, directrice du Kurdish Peace Institute, « pour les Kurdes, le fédéralisme peut prémunir contre de nouvelles violences semblables à celles du passé. L’hostilité affichée par Damas semble surtout destinée à détourner l’attention des problèmes internes du pays. La Syrie doit trouver une solution souple pour éviter de futurs conflits ».

syrie Qamishlo kurde

À Qamishlo, des bâtiments en construction servent d’abris aux familles d’Afrin déplacées. C’est là, en 2004, qu’a éclaté le soulèvement à l’origine de la révolution du Rojava.

© Alessia Manzi

Les défis du futur

Depuis mars, certaines minorités en Syrie sont la cible d’actes de cruauté. Shadiya, membre de Kongra Star – la confédération des organisations de femmes – et porte-parole des Alaouites au sein de l’Administration, a déclaré : « C’était un massacre. Les violences contre les Alaouites continuent. Quand les médias ont découvert ce qui se passait, le gouvernement a déclaré qu’il s’agissait d’actes isolés. »

Plus de mille Alaouites, dont des chrétiens et des Druzes, ont été massacrés par le groupe rebelle islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTS) et d’autres milices djihadistes, selon une logique sectaire qui associe la communauté alaouite à la base du pouvoir d’Assad, dont le dictateur est lui-même issu. « Des dizaines de femmes ont disparu. Nous n’avons aucune idée de ce qu’elles sont devenues », a poursuivi la porte-parole.

Un autre sujet d’inquiétude pour l’avenir, notamment pour les femmes et les minorités, concerne les nominations au sein du gouvernement et de l’armée syrienne. Dans un communiqué, Kongra Star a dénoncé celle de Ehmed El Hays, ancien commandant mercenaire de Daesh et responsable de massacres de Yézidis et de Kurdes, à la tête du 86e commandement militaire couvrant Raqqa, Tabqa et Deir ez-Zor.

« El Hays est l’un des responsables de l’assassinat de Hevrîn Xalef, secrétaire du parti Avenir de la Syrie (PYD), tuée en 2019 », lit-on dans la note. « Sa nomination dans une zone libérée par les FDS, où se construit aujourd’hui une nouvelle société fondée sur le confédéralisme démocratique, est une provocation qui sape les victoires du mouvement des femmes », conclut-elle. « Nous, femmes arabes, nous nous sommes unies aux autres femmes kurdes pour combattre Daesh et le patriarcat. Je garde toujours en mémoire le souvenir des combattantes des YPJ et la libération de Kobané du joug de l’État islamique. La victoire contre Daesh est celle d’un peuple tout entier pour une Syrie démocratique. Nous avons planté des graines de liberté dans les cœurs », a affirmé Arjun Furat, combattante YPJ.

Et pendant ce temps, Daesh relève la tête. Selon l’International Center for Counter-Terrorism, il y aurait encore 2 500 combattants de Daesh en Syrie et en Irak. L’arrivée du HTS au pouvoir s’est accompagnée d’une augmentation des attaques dans tout le pays. De nombreux combattants étrangers se trouvent actuellement à Al-Hol, près de Hassaké, dans le nord de la Syrie, près de la frontière irakienne. Le camp de réfugiés accueille 39 000 personnes – dont 12 000 liées à l’État islamique –, et pour Jihan Khurshid, la directrice, c’est une véritable « bombe à retardement ». On y compte 24 000 mineurs : seuls quelques-uns peuvent être intégrés dans un processus de rééducation, tandis que les autres risquent de se radicaliser.

Adam Coogle, de Human Rights Watch, est très clair : « Le gouvernement syrien de transition doit exclure de l’Armée nationale syrienne (SNA) les factions ainsi que les autres groupes responsables d’exactions et les juger. Ne pas le faire compromettra la confiance dans les forces armées et exposera les Syriens à de nouvelles violences. »

  1. « SDF Commander Mazloum Abdi and AANES’s Salih Muslim back Öcalan’s call for PKK disarmament », mis en ligne sur medyanews.net, 28 février 2025.
  2. Amberin Zaman, « Syrian Kurdish negotiator Yusuf: No agreement yet with Damascus on Tishreen Dam », mis en ligne sur al-monitor.com, 15 mai 2025.

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