Libres, ensemble
Le masculinisme,
ce virus multiforme
Lilas Rigaux · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM
Mise en ligne le 14 octobre 2025
Longtemps perçu comme une simple réaction de défense face aux progrès féministes, le masculinisme a profondément évolué. Aujourd’hui, il séduit, infiltre de plus en plus et brouille les pistes – y compris dans des sphères qui se revendiquent du féminisme.
Photo © Lightspring/Shutterstock
Le masculinisme n’est pas une idéologie neuve. L’attentat antiféministe de 1989, au cours duquel Marc Lépine a assassiné quatorze femmes à l’École polytechnique de Montréal, constitue un tournant dans l’histoire contemporaine de ce courant idéologique. Depuis quelques années, et notamment depuis le mouvement #MeToo, qui a permis une forte mise en lumière des violences sexistes et des revendications féministes, on assiste à une recrudescence des discours masculinistes. Cette réaction s’inscrit dans le phénomène de backlash – littéralement un « retour de bâton » –, concept théorisé par la journaliste américaine Susan Faludi pour décrire la résurgence de discours antiféministes en réponse aux conquêtes féministes1.
Le masculinisme en évolution
Le masculinisme s’est à la fois radicalisé et modernisé. Ses idées gagnent du terrain, notamment auprès des jeunes hommes. D’après le Haut Conseil à l’égalité, 52 % des hommes âgés de 25 à 34 ans estiment aujourd’hui que « les hommes sont victimes d’un acharnement », et 28 % considèrent qu’ils sont « plus faits pour être patrons » que les femmes. Une crispation manifeste face aux évolutions sociales, nourrie par un sentiment fantasmé de déclassement du pouvoir masculin2. Le masculinisme peut ainsi être vu comme un contre-mouvement social au féminisme, même si ses formes varient. Ce qui les réunit, c’est l’idée que la masculinité serait en crise3 et qu’il faudrait restaurer une hiérarchie de genre traditionnelle : les hommes à l’autorité, les femmes à la domesticité, à la maternité et à la séduction. Un retour déguisé à une féminité soumise4.
Un discours viral, bien marketé
Aujourd’hui, le masculinisme n’est plus seulement frontal, il a adopté des formes plus insidieuses : il se déguise en coach de vie, en mentor, en sauveur de « virilité perdue ». L’idéologie glisse doucement dans l’espace public, séduisant une audience de plus en plus large et éclectique. Le numérique agit comme un puissant amplificateur. Sur les réseaux sociaux, les idées masculinistes prolifèrent à vitesse grand V. Leurs algorithmes peuvent propager rapidement des discours masculinistes auprès d’un large public, car ils privilégient les contenus engageants, polarisants et émotionnellement chargés, caractéristiques fréquentes de ce type de discours5.
La pensée masculiniste se distille également dans des contenus apparemment anodins, relayés par des figures de la pop culture et des influenceurs organisés en communautés sur les réseaux sociaux, dans la fameuse « manosphère » (incels, mâles alpha, pickup artists, Men’s Rights Activists, etc.)6. Des personnalités comme Andrew Tate ou David Siegel incarnent ce masculinisme. Leur discours n’affiche pas directement une volonté de domination masculine. Ils parlent de « discipline », de « valeurs viriles », de « réussite ». Le ton semble a priori bienveillant, mais il promeut des normes patriarcales classiques : dévalorisation des émotions, culte de la force, rejet de la vulnérabilité, exaltation de l’autorité masculine. Ce caractère apparemment anodin rend ces idées plus acceptables, moins identifiables comme réactionnaires. Certains recourent même à des codes spécifiques ou à des hashtags cryptés pour éviter la censure, tout en véhiculant des thèses extrémistes telles que la suprématie de l’homme blanc7.
Une infiltration stratégique
Au-delà de la viralité numérique, les masculinistes emploient d’autres stratégies plus insidieuses : ils s’infiltrent dans des espaces inattendus, y compris féminins. Ils adoptent une posture de respectabilité, se distancient des discours les plus virulents, et utilisent dans certains cas le lexique même du féminisme pour légitimer leurs idées. C’est une stratégie discursive redoutable. Ils se présentent comme des acteurs raisonnables, audibles, voire parfois bienveillants, prônant une « véritable égalité ». Ils mobilisent diverses tactiques rhétoriques telles que la prétention à la rationalité (contre la supposée émotivité des militantes féministes). On l’observe dans les propos tenus par Andrew Tate ou Jordan Peterson qui déclarent défendre l’égalité, tout en affirmant que le féminisme moderne humilie les hommes et les rend « faibles » ou « inutiles ». Le recours massif à des mots comme « égalité », « rationalité » ou « justice » permet de dissimuler les ressorts sexistes du discours.
Les Men’s Rights Activists (MRA) reprennent d’ailleurs le slogan « L’égalité, c’est aussi défendre les droits des hommes ». Certains s’appuient volontiers sur des figures féminines, telle Élisabeth Badinter, pour ne pas apparaître comme ouvertement antiféministes8. Le discours de l’association française SOS Papa, ou d’organisations similaires ailleurs, s’inscrit dans cette rhétorique. En prétendant défendre le droit des pères, ces dernières se basent sur des concepts douteux.
Ainsi ont-ils recourt au « syndrome d’aliénation parentale » – sans fondement scientifique – pour décrédibiliser les mères dans les conflits de garde. Cette théorie évacue de la sorte la question des violences intrafamiliales exercées par les hommes, tout comme celle de l’inégale répartition des tâches domestiques. Il s’agit d’une récupération des combats féministes, qui ne vise rien d’autre que la restauration de privilèges masculins.
Tradwives : féminisme sous influence
On assiste aussi à une adhésion croissante de femmes à cette idéologie. Les partisans du masculinisme se réapproprient les éléments de langage féministes et les détournent. Le mouvement des tradwives, ces femmes qui revendiquent fièrement un retour au foyer, à la soumission conjugale et à une féminité stéréotypée, en est le parfait exemple. Né aux États-Unis déjà vers 2010, ce mouvement s’est installé en Europe et a explosé pendant la crise de la Covid-19.
Les techniques utilisées sur les réseaux sociaux sont semblables à celles des masculinistes avec des figures qui se présentent avant tout comme des coachs. Citons les influenceuses telles que l’Américaine Estee Williams ou la Française Thaïs d’Escufon qui popularisent une vision ultraconservatrice de la féminité, en valorisant une apparence soignée, la soumission aux rôles traditionnels et l’autorité de leur mari, ainsi que des discours de « développement personnel » alignés sur des normes patriarcales.
Ces femmes considèrent que le féminisme, fondé sur l’autonomie et la liberté individuelle de la femme, devrait, pour être cohérent, défendre la liberté de toutes les femmes, y compris celles désirant se conformer à des rôles traditionnels. Mais peut-on librement choisir la soumission dans une société traversée par des rapports de domination ? Les choix ne sont-ils pas toujours façonnés par des normes sociales et des systèmes de pouvoir ?
La réappropriation du mot « féminisme » pour justifier des postures d’assujettissement trouble profondément la compréhension des enjeux d’émancipation. Si certaines femmes souhaitent se consacrer à leur vie de famille, elles doivent pouvoir le faire en toute autonomie, sans que cela implique une soumission aux hommes, auquel cas il ne s’agirait plus d’un véritable choix.
Pareillement, celles qui aspirent à une carrière professionnelle devraient bénéficier des mêmes opportunités que les hommes, à commencer par l’égalité salariale, ce qui n’est toujours pas le cas actuellement en Belgique. Le féminisme peut-il vraiment défendre tous les « choix », y compris ceux qui légitiment des rôles sexistes ? À force de brouiller les repères, ces discours fragilisent la portée collective des luttes féministes.

Un tablier peut aussi camoufler une idéologie. Derrière l’image lisse des tradwives, le féminisme dévoyé sent nettement moins bon qu’un gâteau à peine sorti du four.
© Tijana Moraca/Shutterstock
Convergence avec l’extrême droite
Ce brouillage n’est pas sans lien avec d’autres idéologies conservatrices. Des passerelles se sont formées entre les milieux masculinistes, l’extrême droite et certains courants se réclamant du féminisme, notamment transphobes. Le collectif français Némésis, par exemple, se revendique féministe tout en tenant des propos racistes, antimusulmans, anti-migrants et anti-trans. De même, au Royaume-Uni, la militante « gender critical » Posie Parker (Kellie-Jay Keen-Minshull) s’oppose aux droits des personnes trans avec le soutien actif de groupes d’extrême droite.
Cette convergence idéologique participe à l’expansion d’un front commun anti-droits. Masculinisme et extrême droite s’auto-alimentent dans leur volonté de faire régresser les droits des femmes et des personnes LGBTQIA+. Les masculinistes peuvent émerger de ces milieux ou être rapidement attirés par ceux-ci. Des études ont d’ailleurs montré que certaines communautés antiféministes en ligne, comme les MRA, constituent des passerelles vers des sphères d’extrême droite. Une analyse des interactions sur Reddit ou YouTube révèle que ces membres ont une forte propension à s’intéresser à du contenu d’extrême droite, suggérant une porosité croissante entre ces univers9.
Les idées masculinistes trouvent ainsi des relais jusque dans l’espace politique, où elles se banalisent progressivement. Cette normalisation se traduit par une diffusion accrue de discours antiféministes au sein même de la sphère publique et institutionnelle.
Un brouillage des repères
Le masculinisme ne se contente plus d’être un contre-discours ou un simple mouvement de réaction dans une logique de guerre des sexes. Il infiltre certains milieux féminins, voire « féministes », notamment dans des sphères influencées par l’extrême droite ou la critique du genre. Le masculinisme n’est donc plus un phénomène isolé ; à la figure du jeune de 18 ans dans son sous-sol avec son ordinateur s’ajoute aujourd’hui celle de l’homme en veston-cravate dans un ministère10.
En mobilisant des concepts humanistes, ce courant parvient à brouiller les repères idéologiques. Cette confusion rend plus difficile la détection de la violence des idées véhiculées et fragilise la cohérence des luttes féministes. Le masculinisme ne se contente plus de s’opposer aux féministes, il détourne les valeurs d’égalité et de liberté pour les retourner contre toutes les femmes.
- Claire Legros, « L’inquiétant regain du masculinisme, cette pensée réactionnaire aux origines millénaires », mis en ligne sur lemonde.fr, 12 avril 2024.
- « Baromètre sexisme : vague 3 », mis en ligne sur haut-conseil-egalite.gouv.fr, janvier 2024, p. 9.
- Geneviève Morin, « La victoire de Trump est une défaite pour les femmes », mis en ligne sur genevivemorin.substack.com, 10 novembre 2024.
- Mélissa Blais, « Le masculinisme est un contre-mouvement social », mis en ligne sur revue-ballast.fr, 6 décembre 2019.
- Equipop/IGG, « Contrer les discours masculinistes en ligne : recommandations à l’Union européenne et ses États membres pour lutter contre les cyberviolences sexistes et lgbtiphobes », mis en ligne sur equipop.org, septembre 2023, p. 28.
- Lire à ce sujet notre « Rendez-vous avec Stéphanie Lamy, « Le masculinisme, une menace terroriste », mis en ligne sur edl.laicite.be, 26 novembre 2024.
- Estelle Nilsson-Julien, « Rencontre avec les tradwives, des influenceuses antiféministes prônant les valeurs traditionnelles », mis en ligne sur fr.euronews.com, 28 février 2024.
- Mélissa Blais, op. cit.
- Robin Mamié, Manoel Horta Ribeiro et Robert West, « Are Anti-Feminist Communities Gateways to the Far Right? Evidence from Reddit and YouTube », mis en ligne sur arxiv.org, 12 mai 2021.10 Equipop/IGG, op. cit. , p. 20.
- Equipop/IGG, op. cit. , p. 20.
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Libres, ensemble · 22 juin 2025
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