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Sommes-nous encore
capables de nous entendre ?

Lucie Barridez · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM

Mise en ligne le 26 mai 2025

Dans un monde où l’information circule à une vitesse inédite, où chacun peut s’exprimer sur des plateformes larges et diversifiées, la liberté d’expression semble à son apogée. Pourtant, nombreux sont ceux qui dénoncent la montée des censures et une polarisation du débat public, rendant tout dialogue impossible. Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Et si le problème n’était pas tant la liberté d’expression mais l’endroit où elle s’exerce ?

Illustrations : Jérôme Considérant

« On ne peut plus rien dire » : cette phrase n’a peut-être jamais été plus antinomique qu’aujourd’hui. D’un côté, nous sommes toutes et tous libres d’exprimer et de confronter nos opinions dans des espaces de plus en plus larges et diversifiés. De l’autre, on entend dire que les stratégies se multiplient pour museler certains avis contradictoires, au point que la liberté d’expression serait menacée. En outre, nous sommes plongés dans un flux continu d’informations dont il devient difficile de démêler le vrai du faux. Face à cette cacophonie, la question n’est donc sûrement pas de savoir si nous pouvons encore dire quoi que ce soit, mais bien si nous sommes encore capables de nous entendre. Dans un contexte où le débat public se polarise, où chacun s’enferme dans ses certitudes, c’est comme s’il n’était désormais plus possible de faire commun autour de quoi que ce soit. Mais qu’est-ce qui coince ? Est-ce là le vice de nos démocraties ? Une chose est sûre, il est plus que jamais utile de faire un pas de côté pour prendre le temps long et nécessaire de l’analyse.

La liberté d’expression en danger ?

Le sociologue Arnaud Esquerre part des constats ci-dessus dans Liberté, vérité, démocratie afin de décrypter ce qui cloche aujourd’hui dans le débat public. Pour ce faire, l’auteur analyse très justement la forme et les limites actuelles de la liberté d’expression. Il rappelle, à juste titre, que dans nos États démocratiques, cette dernière n’est plus aucunement réprimée par une censure institutionnelle, laquelle en France, avant sa suppression en 1881, sévissait à l’encontre de tout propos ou interprétation jugés contraires aux intérêts du pouvoir (étatique et religieux). N’en déplaise à certains, aucune élite ne peut désormais arbitrer de ce qui est dicible ou non dans la presse et tout autre espace public. Le droit à la liberté d’expression est uniquement limité par les lois elles-mêmes.

En Belgique, on compte quatre restrictions légales. La loi Moureaux de 1981 qui interdit les expressions incitant à la haine et à la discrimination raciale ; la loi du 23 mars 1995 qui punit le négationnisme du génocide juif et tzigane ; la loi anti-discrimination de 2007 élargissant l’interdiction d’incitation à la haine à d’autres critères comme l’orientation sexuelle ou la religion ; enfin, la diffamation, la calomnie et l’injure sont également réprimées par le Code pénal pour protéger l’honneur et la réputation des individus. La responsabilité de déterminer ce qui relève ou non du cadre légal de la liberté d’expression incombe donc à la justice et in fine aux magistrats. L’évaluation se fait au cas par cas et dépend surtout du sens donné à l’expression haineuse.

De l’incitation à la haine

Selon Arnaud Esquerre, c’est peut-être cette préoccupation centrale pour le sens de l’expression qui donne l’impression qu’on peut dire de moins en moins de choses. On le sait, certains n’attendent pas le jugement d’un magistrat pour qualifier eux-mêmes un propos d’incitation à la haine, au blasphème, au négationnisme ou à la diffamation, et encore moins sur les réseaux sociaux, là où les opinions et commentaires fusent dans tous les sens. Au sein de ces espaces, chaque expression publiée s’expose immédiatement à l’interprétation et à la critique de millions d’internautes partout dans le monde. C’est cette vague de commentaires potentiellement négatifs et acheminant à la vitesse VV prime qui donne l’impression aux utilisateurs d’être victimes de « censure », alors qu’ils sont uniquement critiqués. D’après le sociologue, le réel problème de la liberté d’expression est celui de l’accès possible à ce qui est exprimé, qui est de plus en plus étendu. En exemple, il énonce que « quand un écrit ou une image jugés blasphématoires, créés par un romancier ou un dessinateur dans un État démocratique européen, se trouvent contestés dans des États un peu moins démocratiques à des milliers de kilomètres, on peut se demander si ce dessin n’a pas trop circulé ou si ce texte n’a pas été trop traduit »1. Avant de conclure : « Peut-être faut-il se débarrasser d’emblée de ce trop de circulation. »2 D’autant que, comme le souligne ensuite l’auteur, tous les messages ne circulent pas de manière égale, encore moins en ligne où certains bénéficient de moyens qui manquent à d’autres, ce qui contrarie le principe de démocratie.

Opinions, censure et profits

Si la liberté d’expression est un principe fondamental de la démocratie, l’égalité d’accès à cette liberté l’est tout autant. Or toutes les opinions exprimées sur les réseaux sociaux ne bénéficient pas de la même visibilité. Des plateformes comme X, Facebook, Instagram ou TikTok génèrent leurs profits non seulement grâce au paiement d’acteurs privés pour promouvoir leur contenu, mais aussi en fonction du temps que les internautes passent sur ces espaces numériques.

La possibilité de payer pour accroître la visibilité de ses publications porte atteinte au principe d’égalité en matière de liberté d’expression, puisqu’elle favorise inévitablement ceux qui disposent de moyens financiers plus importants. Par ailleurs, le modèle économique des réseaux sociaux, fondé sur la captation de l’attention, pousse les algorithmes à privilégier les contenus susceptibles de créer du buzz et d’entraîner un maximum d’interactions.

Bien que ces plateformes soient tenues d’exercer une modération pour limiter les propos contraires aux lois anti-discrimination, celle-ci demeure minimale et s’inscrit dans une logique marchande. Cette tension, inhérente à une nouvelle forme de censure qu’Arnaud Esquerre qualifie de « censure marchande », confère un pouvoir considérable aux entreprises qui tirent avantage d’espaces publics pourtant essentiels à la démocratie. Ainsi, le sociologue souligne que « ce qui fait le cœur des États démocratiques, la libre discussion dans des espaces publics, est désormais capturé, en se numérisant, par des entreprises privées pour en tirer profit »3.

Politique et vérité : la guerre des récits

Cette captation du débat public par les réseaux sociaux a également pour conséquence d’enfermer les individus dans des bulles algorithmiques privilégiant des idées qui confortent leurs opinions préalables. Il s’agit là aussi d’une menace de taille pour la démocratie qui requiert la libre circulation des croyances, opinions et de leur pluralisme. Autrement dit, la démocratie nécessite qu’une opinion et son contraire puissent être tenus pour vrais en même temps4. Sauf que les dynamiques d’enfermement des individus dans leurs convictions personnelles les poussent à considérer celles-ci comme des vérités absolues. Plutôt que d’accepter la contradiction en tant que moteur de dialogues, les internautes cherchent alors à imposer « leur vérité » et à critiquer virulemment toute opposition, quitte à la boycotter.

Cette tendance sert également la soupe à des dirigeants antidémocratiques qui exploitent ces espaces de discussion en ligne aux règles biaisées pour manipuler le débat et introduire de la confusion entre ce qui relève du fait et ce qui relève de l’opinion. Ceci leur permet ensuite d’asseoir une stratégie de mensonge en politique qui, comme l’a théorisé Hannah Arendt, consiste à « di(re) ce qui n’est pas (pour) que les choses soient différentes de ce qu’elles sont »5.

Si l’on doit bien admettre que tous les politiciens usent régulièrement de cette pratique discursive pour « changer le monde », la particularité stratégique des antidémocratiques consiste à imposer une vision unilatérale du monde qui fait fi des pratiques de délibération pourtant essentielles en démocratie. Pour ce faire, ils inondent les espaces de débats médiatiques de propos polémiques et de positions mensongères, au service de leurs intérêts et pour imposer leur point de vue, même s’il est en complète contradiction avec la réalité des faits.

La prolifération de ces mensonges en politique menace directement la démocratie en la faisant sombrer petit à petit vers un autoritarisme, voire un totalitarisme. En effet, toujours en citant Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. »6 

Reprendre le contrôle et faire exister un monde en commun

Pour préserver la démocratie, Arnaud Esquerre appelle à l’urgence de réinvestir « un espace public en commun. Cela ne signifie pas seulement de donner la possibilité de s’exprimer de manière libre et égale. Cela signifie aussi faire en sorte que les règles organisant l’espace public soient elles-mêmes démocratiques, c’est-à-dire qu’elles ne tendent pas vers autre chose que la démocratie, comme enrichir encore davantage des actionnaires déjà fort riches, ou saturer de manière délibérée l’espace d’énoncés faux sur l’actualité plutôt que d’énoncés vrais »7. L’enjeu est donc d’inventer d’autres formes de réseaux sociaux qui ne sont pas capturées par des logiques marchandes ni manipulées par des stratégies de polarisation.

En outre, il est plus que jamais nécessaire de réinventer la politique afin qu’elle ne soit plus réductible à une instrumentalisation de l’opinion avec pour objectif de dicter une vérité unilatérale sur le monde. Au contraire, la politique doit consister avant tout, comme le souligne Hannah Arendt, à faire exister un monde en commun qui donne pleinement sens à la condition de pluralité et qui permet aux hommes de se rencontrer, compte tenu de leurs différences, pour penser, discuter et construire une action collective dans un espace commun.

Seule une telle refondation donnera la possibilité à la démocratie de rester un espace vivant, où la confrontation des idées ne se réduit pas à une guerre d’opinions, mais contribue à la construction d’un monde en commun.

  1. Arnaud Esquerre, Liberté, vérité, démocratie, Paris, Flammarion, 2025, p. 13.
  2. Ibidem.
  3. Ibid., p. 52.
  4. Ibid., p. 63.
  5. Hannah Arendt, « Vérité et politique » (1967), L’humaine condition, Gallimard, coll. « Quarto », 2012, p. 208.
  6. « Hannah Arendt: From an Interview », dans The New York Review of Books, 26 octobre 1978.
  7. Arnaud Esquerre, op. cit., p. 89.

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