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Réguler le numérique :
un impératif pour vivre et penser

Mehdi Toukabri · Journaliste multimédia

Mise en ligne le 26 mai 2025

Tous les jours un peu plus, le numérique se greffe irrémédiablement à nos vies. Telle une armée (c’est de circonstance) gagnant un peu plus de terrain, les machines nous encerclent. Elles deviennent indispensables à nos pratiques quotidiennes. D’une banale conversation instantanée entre amis à la consultation de son compte en banque (via une app’ d’e-banking), en passant par la retranscription d’un enregistrement de réunion par une IA, la numérisation de notre société s’intensifie dans un souci d’efficience et de rationalisation.

Illustrations : Jérôme Considérant

Certaines voix s’élèvent contre la folle « e-course » effrénée qui a cours. Selon elles, notre liberté est en jeu. Car ce dont il est question ici, ce n’est ni plus ni moins que la colonisation de nos esprits. La solution proposée : plus de démocratie. D’une part, par la constitution d’une « Déclaration universelle des droits de l’esprit humain », et d’autre part, par l’établissement d’un Code du numérique, recueil de lois votées par le biais d’un « Parlement humain du numérique ». Dans les deux cas, réguler l’omnipotence de la technologie est impératif.

C’est à ce moment, entre 2020 et 2021, que plusieurs associations ont commencé à récolter des témoignages à propos de l’impact négatif du numérique sur l’accès aux droits. Pour Savannah Desmedt, co-coordinatrice à l’ASBL Habitant.e.s des images, les retours des personnes quant à leurs difficultés numériques paraissaient, dans un premier temps, très techniques. « On avait l’impression qu’il fallait avoir un prérequis pour pouvoir en parler, alors qu’en réalité, ça concerne tout le monde. On était, et on est toujours, tous utilisateurs d’outils numériques. Aujourd’hui plus que jamais, l’accès à des ressources de base est maintenant conditionné au numérique. Puis petit à petit au sein de notre association, on en a fait un projet à part entière. Avec des rendez-vous plus réguliers en compagnie d’un tas de personnes différentes : des travailleuses et travailleurs du milieu social, beaucoup de citoyens, certains politiques, des étudiants, des artistes et même un banquier. Grâce à tous ces contacts a commencé à germer l’idée de voter des lois. » Le concept d’un Code du numérique est né. « D’abord, c’était clairement pour en parler, pour se faire du bien. Puisqu’on avait la désagréable impression que la numérisation nous était imposée. Parallèlement à ça, aucune protection de la part de l’État ni des institutions, qu’elles soient publiques et privées, n’était mise en place. Les banques fermaient leur guichet, les syndicats ne rouvraient pas, les politiciens proposaient des lois pour plus de numérisation. »

Les communs comme exercice et comme exception

Selon la jeune femme, toujours d’après les témoignages recueillis, plusieurs éléments montraient que la numérisation forcée de notre société influençait grandement l’insécurité des individus, mais également celle de la démocratie. « Au-delà de la protection citoyenne, nous avions aussi l’envie de porter des revendications collectives. Donc on s’est dit : pourquoi ne pas faire un code de loi ? Vu que ça n’existe pas en Belgique. Un code du numérique, où l’on imaginerait, sur la base de nos vécus, des lois qui serviraient les gens en matière de numérique. Nous ne sommes pas là pour dire que tout le numérique est mauvais, mais qu’il faut systématiquement l’évaluer. Il y a énormément de situations où il y a de la numérisation, mais où il n’y a pas de justification. Par exemple, on va informatiser un service, mais cela va exclure de facto presque la moitié des usagers qui vont vouloir l’utiliser. Nous souhaitons que toute numérisation soit justifiée et apporte vraiment un bénéfice. »

Grâce à ces données précieuses, Savannah Desmedt et Adèle Jacot, épaulées par un grand nombre de personnes issues de la société civile et universitaire, ont pu mettre au point le Code du numérique. « On a produit deux chapitres qui sont publiés sous la forme d’un livre », commence Adèle Jacot, co-coordinatrice à l’ASBL Habitant.e.s des images. « Un premier chapitre qui comporte quatre lois qui parlent du lien entre numérisation, services publics et accès aux droits fondamentaux, mais aussi des services privés. Donc les banques, les syndicats, les CPAS, les communes, etc. Puis un deuxième chapitre sur la santé. Plutôt la santé des gens et de la Terre. Donc, on évoque la santé collective, celle des enfants et des jeunes, la santé au travail… » Pour les deux jeunes femmes, ce projet ne peut se réaliser que par le vécu de tout un chacun. Une sorte de « Parlement humain du numérique » au sein duquel sera discutée démocratiquement la place de ce domaine dans la société et grâce auquel des lois pourront être votées. Il s’agit de profiter de ce contexte de croissance du numérique pour redonner plus de liberté de choix et donc de démocratie aux mains des citoyens.

« Tous les outils que l’on développe dans ce projet servent à rendre aux citoyens ce que le pouvoir utilise pour diriger. Par exemple, la législation est produite par des personnes issues de l’élite de la société. Pourtant, le Parlement est censé être démocratique. Alors on a décidé de construire un décor de parlement, avec lequel on est descendus dans la rue. En fait, aller voter des lois dans la rue avec un maximum de personnes, c’est quand même une belle manière de parler de l’aspect démocratique du numérique, qui a plutôt tendance à enfermer les gens chez eux, à isoler les citoyens. » Comme un contre-pied à la démocratie représentative, le Code du numérique et le Parlement humain du numérique permettent donc la création citoyenne et participative d’un véritable espace commun de contestation.

Déclarer universellement les « droits de l’esprit humain »

Loin du tumulte et des passions de la rue, d’autres personnes contestent également l’omniprésence du numérique au sein de notre société et de nos vies. C’est le cas de Mark Hunyadi. Pour ce professeur à l’UCLouvain, il est impératif de combattre coûte que coûte la colonisation de nos esprits par les géants du numérique, qu’il nomme les « Tech titans » (les GAFAM, NLDR) : « Je ne dis pas naturellement que c’est le but qu’ils proposent explicitement. La victoire de ces Tech titans, en quelque sorte, sera acquise lorsque nous serons vraiment complètement dépendants des machines. » Pour le philosophe, la puissance des géants du numérique est telle qu’ils pourraient coloniser l’esprit tout en respectant les droits humains. « Il me semble qu’il faut se placer au niveau de l’esprit, tout simplement, parce que l’état actuel du droit, entièrement articulé autour des droits individuels, ne permet pas de combattre efficacement les Tech titans ni la colonisation qu’ils sont en train de mener. Je parle de l’esprit humain parce que c’est le véritable champ de bataille. » Et l’enseignant d’ajouter : « À mes yeux, notre esprit, c’est-à-dire notre relation au monde, est beaucoup plus en jeu que la question des droits individuels. Que je ne néglige pas, mais que je trouve extrêmement partielle. Dans le sens où l’on pourrait très bien résoudre la question des droits individuels, celle de la colonisation de l’esprit se poserait quand même. »

Loin d’être technophobe, Mark Hunyadi propose, à l’image de la Déclaration des droits de l’homme et dans une perspective de lutte, l’institution d’une « déclaration universelle des droits de l’esprit humain »1. « Les droits de l’homme, à un moment donné, nous ont donné un nouveau cadre normatif : le point de référence, ce n’était plus l’autorité du souverain, du pouvoir. Non. Le point de référence, c’était l’individu. Une vraie révolution. Sauf qu’à cause de la technologie, on se rend compte qu’il y a quelque chose de supérieur à préserver et qui n’avait, jusqu’à aujourd’hui, jamais été mis en danger : l’esprit humain. Il est désormais en danger parce que ces géants des techs désirent, via cette dépendance aux machines, manipuler les esprits. Il faut donc monter d’un étage, car les droits humains ne suffisent plus. Il nous faut les droits de l’esprit humain, qui seront orientés vers cette protection de l’esprit. » Inspiré par les traités des Nations unies sur les fonds marins, le philosophe suisse propose une charte pour protéger les esprits de leur soumission à la rationalité numérique.

Réguler pour mieux penser

Si la devise belge « l’union fait la force » n’a jamais été aussi pertinente, la devise du Code du numérique – « pour que le numérique s’adapte à l’humain et non l’inverse » – effraie le professeur Hunyadi : « C’est le slogan des géants du numérique, et c’est également la volonté européenne d’aller vers plus de digital (par exemple avec l’instauration du portefeuille européen d’identité numérique dès 2027, NDLR). Si l’on dit “un numérique centré sur l’humain”, cela signifie que c’est le numérique qui mène la danse. Puis on l’adapte à l’humain. La colonisation de nos vies et de notre esprit est toujours le but. »

Et les deux jeunes femmes de déplorer : « C’est ça toute la complexité de travailler sur le numérique. En face de nous, des mastodontes ont investi des milliards pour nous faire utiliser leurs produits. On se retrouve à se justifier de porter un regard critique sur des outils qu’on nous impose dans notre quotidien le plus intime. Et ça, c’est une réelle difficulté. »

  1. Mark Hunyadi, Déclaration universelle des droits de l’esprit humain. Une proposition, Paris, PUF, 2024, 117 p. Lire aussi notre recension : Lucie Barridez, « L’esprit humain, un bien commun à préserver », mis en ligne sur edl.laicite.be, 9 décembre 2024.

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