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Le plus petit commun
dénominateur de l’humanité

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 26 mai 2025

Qu’est-ce que les humains ont en commun à l’heure où les fractures sociales et les clivages culturels sont de plus en plus criants : la raison ? Le langage ? Le rire ? Le dénominateur commun n’est pas aisé à trouver. Concernant les tendances dominantes, l’ironie veut que le trait le plus commun soit de désirer paraître « hors du commun ». Mais ce trait partagé, cette forme de conformisme de l’exceptionnel, ne rassemble pas : il isole. Il faut donc chercher d’autres fondements à ce qui est commun si l’on souhaite (re)faire société.

Illustrations : Jérôme Considérant

Ce qui apparaît rapidement, c’est que l’appartenance à une humanité commune est moins un donné, une sorte d’évidence, qu’une tâche à réaliser. Elle est révolue, l’époque où, nourri aux Lumières de Kant, un Fichte affirmait que l’horizon de réalisation de l’Homme se situait au niveau de l’espèce prise en son entier, c’est-à-dire de l’humanité. Aujourd’hui, c’est l’« isolisme » de Sade qui domine ; on ne croit se devoir qu’à soi-même, et on pense n’avoir rien de commun avec les autres. On ne les tolère d’ailleurs que pour autant que l’on se reconnaisse en eux.

Il faut prendre beaucoup de recul pour trouver quelque chose de partagé de façon inconditionnelle à l’échelle de l’humanité. C’est ce qu’avait fait en son temps Bruno Latour en disant que nous étions « terrestres ». Il n’avait pas tort. Jusqu’à preuve du contraire, nous partageons une même planète, la Terre. Mais que faut-il entendre par là ?

Soyons terre-à-terre

La Terre en tant que planète fait écho à la terre comme matière. Cette dernière est source de vie et serait d’ailleurs à l’origine de la dénomination « humain ». L’humain, ainsi que l’ensemble du vivant, serait lié à l’humus, cette couche à la surface du sol où la litière organique se transforme sous l’action de la pédofaune en minéraux assimilables pour les plantes qui se trouvent à la base de la chaîne alimentaire et donc de l’ensemble du vivant. Le rapport de l’humain à l’humus devrait nous conduire à une forme d’humilité.

L’humain dépend des vivants qui l’entourent, des végétaux, des animaux et de ce sol qu’il maltraite. Il n’est en aucun cas autosuffisant. Il est pris dans des relations qu’il tisse avec le vivant autour de lui. Ces relations constituent des sortes de « communs latents »1 qui, bien que généralement invisibilisés, doivent être pris en compte. En vertu de cette corrélation avec l’humus, l’humain devrait donc défendre une valeur d’humilité consistant à s’effacer, à ne pas prendre la place des autres vivants qui rendent sa vie possible. Cette humilité face à ce qui est non humain signifie une attention particulière à ce qui définit la condition humaine.

En tant que « terrestres », nous avons, nous les humains, des besoins communs. Si l’on se concentre sur les impératifs de base, on dira qu’on a besoin de nourriture (laquelle est liée d’une façon ou d’une autre à la fertilité du sol), d’air, d’eau et d’un climat favorable.

La prescription du compossible

Si, au niveau descriptif, nous ne partageons guère plus que des besoins, au niveau prescriptif, que devons-nous en tirer ? Devons-nous entrer en compétition les uns avec les autres pour nous accaparer des ressources susceptibles de se raréfier ? Devons-nous mutualiser les coûts de nos besoins ? Devons-nous nous entraider ?

La lutte pour l’appropriation des ressources rares n’est guère désirable, mais concorde avec bien des situations réelles. L’entraide, elle, est peut-être souhaitable, mais semble tellement éloignée de la situation présente qu’il paraît idéaliste de vouloir la poursuivre. Entre les deux, le choix du compossible pourrait s’avérer un compromis à même de faire exister le commun dans nos comportements. Il demanderait, pour résumer, que la satisfaction de nos besoins ne compromette pas la satisfaction des besoins du reste de la communauté humaine.

Il y a une responsabilité du public et du privé à préserver une surface de terres agricoles suffisante, en défendant les sols fertiles face aux volontés d’accaparement. Il faudrait également veiller à maintenir une qualité de l’air acceptable partout, ce qui demande une régulation et un effort consenti. Pour ce qui est de l’eau, autre bien nécessaire à l’humanité, le problème diffère de celui de l’air, car on peut mesurer non seulement la qualité de l’eau, mais aussi la quantité consommée. L’eau potable est isolable. Elle est généralement traitée et canalisée, ce qui la rend marchandable. Mais, quand bien même on donnerait une valeur marchande à l’eau, il importe en parallèle de penser des mécanismes qui la rendent accessible à tous, car c’est un besoin commun à chacun.

Les communs comme exercice et comme exception

Ce qui fait de ces biens nécessaires à la vie des choses que l’on a « en commun » avec le reste de l’humanité dépend, comme on le voit, de la mise en place de politiques diverses. À ce titre, le commun est lié à une forme de volonté, à une forme d’orientation donnée à l’action. En l’occurrence, il faut que les actions soient compatibles avec ce que la satisfaction des besoins de tous requiert. Cette attention demande une sorte d’entraînement. On envisagera d’autant mieux les autres au terme de son action qu’on les intégrera à celle-ci. L’expérience des communs en tant qu’elle permet de repenser l’action peut ainsi s’avérer un entraînement salutaire à la réalisation d’un horizon de compossibilité.

Comme le montre Elinor Ostrom, dans ce qu’on appelle « les communs », la ressource dont l’accès est partagé doit être gérée par une communauté qui édicte des règles. Le processus de gestion en collectif est nécessaire pour distinguer les communs d’un bien public ou privé2. En dehors du public et du privé, les communs dressent donc un monde qui fait la part belle à l’autogestion. Les communs comme mode alternatif d’expérience, bien que médiatisés, demeurent toutefois marginaux : pensons à certaines ZAD ou aux communs urbains comme le bâtiment 7 à Montréal. En dehors de territoires physiques, les logiciels libres ou les encyclopédies participatives restent également de l’ordre de l’exception.

En fait, trop souvent, les communs sont testés à petite échelle avec l’espoir qu’ils puissent ensuite essaimer. Mais en général, cela ne se fait pas. Comme le montre Raphaël Billé3, une expérience pilote est la plupart du temps aisément acceptable, car elle apparaît bornée dans le temps et l’espace. Lorsqu’on veut l’étendre à grande échelle, on rencontre des obstacles importants qui sont trop peu pris en compte par les zélateurs d’expériences pilotes. Quand on souhaite élargir le champ d’application d’une expérience, on se confronte au fait que l’environnement est moins favorable, que les personnes sont moins motivées et qu’on n’a pas toujours une vision claire des difficultés, l’expérimentation ayant primé sur la recherche d’efficacité lors de l’expérience pilote.

Vrais amis ou faux communs ?

Il s’ensuit que les communs sont souvent comme des bulles dans un système qu’ils n’infléchissent pas, faute d’institutions visant à généraliser certains de leurs aspects. Il faut d’ailleurs se méfier des apparences. Ainsi que l’avance Géraldine Duquenne à la suite de Michel Bauwens, les communs sont parfois brandis par un « capitalisme captaliste »4. Par exemple, les réseaux sociaux, sous prétexte de mettre en commun toute une série d’informations, les utilisent à des fins marchandes. On a là de faux communs.

Ces points de vigilance ne visent pas à signifier que les expériences authentiques de gestion commune sont à éviter, mais ils rappellent la nécessité de les compléter par une vision instituée à plus grande échelle du principe des communs. En fait, l’exercice d’une organisation commune doit commencer dès l’école. À la compétition, il faut substituer un apprentissage de la coopération. Les pratiques de gestion collective doivent ainsi se généraliser.

Les communs comme modèle disruptif de l’individu

La solution pour faire exister les communs autrement que sur le mode de l’exceptionnel est non seulement d’instituer ces pratiques dès le plus jeune âge, mais aussi de revoir nos conceptions, à commencer par celle de l’individu. Qu’est-ce qu’un individu humain ? Un complexe polycentrique ! L’homme est une communauté d’entités. Sans les bactéries qui participent de son être (le microbiote), un individu humain ne peut se maintenir. Il est le fruit d’une gestion commune. Il est également le résultat d’une coévolution avec de multiples espèces. Temple Grandin, cette professeure autiste douée d’une fine compréhension du monde animal, montre ainsi que si le loup est devenu chien au contact de l’homme, l’homme a aussi évolué au contact du loup, abandonnant certaines zones, comme celle de l’olfaction, au profit d’autres développements5. En conclusion, l’individu, qui est-il ? Il n’existe pas, pourrait-on dire pour subvertir une phrase bien connue de Margaret Thatcher.

Pour qu’un corps se maintienne et que des idées se forment et s’animent, il faut qu’il y ait de multiples transmissions et échanges. Revenir à notre condition terrestre, c’est reconnaître que derrière les apparences d’individualité se jouent des forces en interaction. Il y a là une tâche pour l’enseignement. Enseigner « la science » doit se faire avec radicalité. Il ne s’agit pas seulement d’enseigner la mécanique et la chimie à des êtres supposés tout-puissants (ce qui nous met sur la voie d’une technoscience qui épouse si bien le capitalisme), il s’agit aussi d’enseigner la biologie, qui fait de l’homme un être complexe dont le fondement est l’interaction, au même titre que l’ensemble du vivant.

  1. Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2017.
  2. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2010.
  3. Raphaël Billé, « Agir mais ne rien changer ? De l’utilisation des expériences pilotes en gestion de l’environnement », dans VertigO. La revue électronique en sciences de l’environnement, 2009.
  4. Géraldine Duquenne, Les communs. Idéal de gouvernance vers la durabilité ?, Namur, Etopia, 2023, p. 28.
  5. Temple Grandin, L’interprète des animaux, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 342 et suivantes.

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