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De la res publica
au bien commun,
la prospérité de la communauté

Propos recueillis par Catherine Haxhe · Journaliste

Mise en ligne le 26 mai 2025

Dans un monde prônant de plus en plus les valeurs individualistes, et où les citoyens croient de moins en moins dans le collectif, que faire de notre « bien commun » ? Qu’entend-on d’ailleurs par là ? À quoi nous sert encore ce bien patrimonial partagé ? Pour tenter d’y répondre, il nous faut revenir aux sources. Le professeur Édouard Delruelle enseigne la philosophie morale à l’Université de Liège ; il nous éclaire sur cette notion.

Illustrations : Jérôme Considérant

Comment définir le plus justement le « bien commun » ?

Tout d’abord, il faut savoir que ce « bien commun » est un très vieux concept. Il s’agit en fait de la traduction de res publica, la « chose publique », qui donnera la « république ». En anglais, common wealth se rapporte à la « richesse commune », à la prospérité partagée. En français, cela a donné « bien public », une expression que l’on trouve chez Jean-Jacques Rousseau, davantage que « bien commun ».

Quand peut-on dire que ce terme se généralise ?

Le terme « bien commun », au niveau du signifiant lui-même, se diffuse en français à partir du XIXe siècle. Mais dans la République de Rome, déjà, c’est ce que l’on considère être commun à tous les citoyens, soit la part de l’activité qui concerne chacun, telle que les terres ou les temples, qui doit être gérée en commun par les citoyens et donc par les institutions politiques. En l’occurrence, à Rome, c’étaient à la fois les comices, c’est-à-dire les assemblées de citoyens, et le Sénat, autrement dit la plèbe et les patriciens, qui devaient organiser ensemble ce qu’ils estimaient comme étant la chose commune.

Donc au départ, c’est très pratico-pratique ?

Oui, le bien commun, ce sont les rivières, les terres, les butins, les nouveaux territoires… il s’agit de décider de la manière de les partager. Sans oublier le vaste domaine des choses religieuses. Tout ce qui fait véritablement la cohésion d’une communauté civique et qui n’appartient à personne, à aucun individu, à aucune famille en particulier. Sachant que dans une entité politique comme Rome, il n’y a pas vraiment d’État, pas d’institution qui pourrait être propriétaire du bien commun au nom de la communauté. Mais le bien commun est un concept qui a été mobilisé dès le début de la modernité par la tradition républicaine, dans un contexte très différent.

Cela veut-il dire qu’on a le souci du bien commun contre la nouvelle idéologie montante qu’on appellera plus tard le libéralisme ?

Cette idéologie fondée sur la propriété privée, qui pense que la meilleure manière de créer de la prospérité et de l’intérêt général, c’est « une main invisible » entre propriétaires privés. Cette idée affleure déjà chez Thomas Hobbes, en tout cas chez John Locke, le grand penseur du libéralisme, qui considère que nous sommes tous propriétaires de notre corps et de nos biens, et que le meilleur système, le plus prospère, c’est celui qui combine la concurrence et le commerce entre propriétaires privés. C’est évidemment cette idéologie qui l’a emportée.

John Locke, puis Mandeville, et à sa suite Adam Smith, tous ces théoriciens de la main invisible estiment que la quête égoïste des intérêts particuliers conduit mécaniquement à l’intérêt général. Mais il y a toujours eu une doctrine alternative, qu’on trouve par exemple en Angleterre chez un James Harrington, un contemporain de Hobbes, ou chez Jean-Jacques Rousseau, grand théoricien du bien public au XVIIIe siècle, Condorcet également, tous explicitement opposés à cet éloge de la propriété privée visible chez John Locke.

À partir du XIXe siècle, le capitalisme industriel triomphe : c’est évidemment la voie libérale qui s’est imposée ?

La vision républicaine fondée non pas sur la liberté individuelle, mais sur la vertu publique, non pas sur la recherche de l’intérêt égoïste, mais sur la recherche de l’intérêt général, est en effet battue en brèche par la voie libérale triomphante. La voie républicaine apparaît comme ringarde, portée par des gens qui seraient nostalgiques de Rome ou de Sparte. Mais à partir du XIXe siècle, avec les mouvements socialistes ou marxistes, va petit à petit s’imposer une alternative à la propriété privée : l’État. Opposition donc entre la propriété privée – le capital, le patrimoine – et la propriété publique étatique. C’est d’ailleurs sur cette base que la plupart des politiques socialistes, qu’elles soient sociales-démocrates ou léninistes, se feront : par la nationalisation, la propriété publique, le service public, sous l’égide de l’État.

Que se passe-t-il alors lorsqu’on s’aperçoit que l’État ne gère pas toujours très bien, qu’il peut même être totalitaire, comme ce fut le cas en URSS ?

En effet, le cas de l’URSS a quand même démontré que la propriété collective, au sens étatique, des moyens de production n’était pas une bonne solution. C’est pourquoi à partir du début du xxe siècle, on commence à redécouvrir cette idée de bien commun comme une manière d’aborder les questions économiques et politiques en sortant de l’opposition individu-État. Naît alors tout un mouvement théorique et pratique essayant de retrouver l’idée de common wealth, celle de bien commun ou de commun. Plus près de nous se sont greffés les travaux d’Elinor Ostrom, politologue et économiste américaine, qui montreront comment les individus sont capables de résoudre les problèmes fondamentaux de l’organisation collective sans solution imposée par un acteur extérieur : par la création d’une institution commune, l’engagement à suivre les règles et la surveillance mutuelle. Elle a prouvé que lorsque les gens géraient en commun une rivière, une coopérative, des champs, des écoles… à partir de règles démocratiques, d’égalité, de délibération, c’était au moins aussi efficace que l’organisation privée ou étatique. Ensuite, il y a eu d’autres travaux plus politiques, notamment celui d’Antonio Negri et Michael Hardt, Commonwealth, livre paru en 2011 qui développe dans une perspective néocommuniste l’idée que l’alternative au capitalisme n’est pas l’État mais le commun.

Peut-on évoquer des exemples de coopératives ? De mutuelles ? C’est cela, l’organisation du commun ?

Ce commun est aujourd’hui plus développé qu’on ne le croit. Par exemple, c’est toute l’économie sociale et solidaire, qui en Belgique représente 15 % du PIB. Dès qu’on a un mode d’organisation économique qui n’est ni fondé sur la propriété privée ni dans les mains de l’État, on est dans la gestion du bien commun. Mais même si cette troisième voie est très intéressante, elle a des apories : son côté très « local », et la nécessité de coordonner tout ça au niveau d’une entité politique nationale. De ce fait, on est quand même bien obligé de faire appel à l’État. Sans oublier que même si les gens s’organisent en commun, la base de ce commun, dans notre droit, reste l’individu ! Et cet individu peut à tout moment en sortir. Le coopérateur, le membre, a des droits individuels, ce système est une addition de membres. Donc, à un moment donné, on retombe aussi sur l’individu.

Y a-t-il des menaces qui pèsent sur nos biens communs ?

Très certainement ! Le capitalisme ou le trumpisme constituent de terribles menaces. Ouvrons une parenthèse sur Trump. Avec lui, c’est le retour de ce qu’il y a de pire dans la propriété privée et dans la politique étatique. Il arrive d’ailleurs à faire vivre les deux (pour son seul profit et celui de ses électeurs). C’est bien la preuve qu’il y a aussi entre la propriété privée et la propriété étatique une forme de complicité, malsaine en l’occurrence. En tout cas, dans certaines politiques, c’est évident. Prenons l’exemple du Groenland. Les Inuits, ou Groenlandais, aspirent à gérer eux-mêmes leur « bien commun », raison pour laquelle ils plaident pour la plus grande autonomie.  Il faudra voir concrètement comment ils pourraient avoir une prise sur leur sous-sol, empêcher qu’il y ait une surexploitation de leurs terres, préserver et défendre leurs traditions. Ce qu’il se passe au Groenland est assez symptomatique des menaces qui pèsent sur le bien commun.

Ainsi, le bien commun deviendrait une opposition, une lutte ?

Ce serait en effet une source de résistance, d’alternative. Le bien commun n’est pas uniquement un idéal. C’est quelque chose qui existe. On peut considérer que certains services publics s’inscrivent dans une logique de bien commun, ou certaines entreprises du privé qui se donnent une responsabilité sociale et environnementale. La crise de la Covid-19 nous a montré que même la santé, qu’on pourrait envisager comme une chose très individuelle, est de fait un bien commun. C’est ce que recouvre l’idée de santé publique. Mais je crois tout aussi illusoire d’imaginer se passer de la propriété privée et de l’État, je prônerais plutôt, je le répète, une hybridation des trois.

Travailler cet idéal qu’est le bien commun, est-ce simple et naturel ?

Par définition, un commun suppose l’investissement des gens : aller aux réunions, travailler pour entretenir le bien en question, prendre les décisions qu’il faut, s’y pencher, voter. Cela demande l’engagement. C’est donc une ressource intéressante, mais exigeante. Et il faut bien l’avouer, de manière générale, « nous, modernes », avons moins le sens du bien commun, nous sommes dans une société anomique, comme disait Émile Durkheim, soit égoïste soit identitaire, avec une disparition des valeurs communes à un groupe. D’ailleurs, toute la sociologie est née de cette observation de la montée de l’individualisme, qui engendre hélas souvent son contraire absolu : le nationalisme, voire le totalitarisme.

La solution ne serait-elle pas une hybridation des systèmes ?

Ce qui est important, c’est que les dimensions soient plurielles. Nous avons besoin d’un État pour planifier, coordonner et imposer des lois positives, mais il faut qu’il soit couplé à la logique du commun, tout en affirmant notre individualité – qui renoncerait au principe « mon corps m’appartient » ? Mais il est certain que l’idée de bien commun est plus actuelle que jamais.

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