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Laïcité et autoritarisme
au Tadjikistan

Pompeo Coppola · Journaliste

Mise en ligne le 15 octobre 2025

À la croisée des influences islamiques et soviétiques, le Tadjikistan défend une conception stricte de la laïcité. Cependant, la politique répressive du président Emomali Rahmon envers les religions, et particulièrement l’islam, soulève des inquiétudes.

Photo © Omri Eliyahu/Shutterstock

L’article 1 de la Constitution de 1994 dispose que le Tadjikistan est un pays laïque. Les raisons historiques de cette laïcité sont à chercher dans le passé du pays en tant qu’ancienne république soviétique et dans l’athéisme d’État promu, et souvent imposé, par l’URSS. La colonisation russe de l’Asie centrale commence dès le XVIIIᵉ siècle et s’intensifie de manière significative au début du XXᵉ siècle. En 1924, la République socialiste soviétique du Tadjikistan est créée, d’abord comme république autonome rattachée à l’Ouzbékistan, puis comme entité indépendante au sein de l’URSS. Pendant près de septante ans, le pays vit sous l’influence soviétique, qui restreint, et parfois interdit, les activités religieuses dès les premières années suivant la révolution bolchévique de 1917.

La construction de l’identité nationale tadjike

La dissolution de l’Union soviétique en 1991 bouleverse profondément l’identité du Tadjikistan : désormais hors du cadre soviétique, le pays se retrouve privé de repères identitaires clairs. Pour pallier ce vide, le pouvoir politique élabore une stratégie visant à renouer avec les figures historiques ancestrales et l’héritage pan-iranien du territoire : l’objectif est de dépasser les époques islamiques et turciques afin d’inscrire l’identité tadjike dans la continuité du peuple aryen, qui avait occupé le plateau iranien à partir du IIIe millénaire av. J.-C.

La langue joue également un rôle central dans cette construction identitaire : la promotion du tadjik, déjà devenue langue officielle en 1989, s’intensifie. Le gouvernement cherche aussi à se démarquer de l’influence russe en adoptant de nouvelles normes linguistiques. Ce processus conduira même le président Emomali Rahmon, né Imamali Rahmonov, à se débarrasser du suffixe soviétique « ov » de son nom et à opter pour un prénom plus conforme à la tradition tadjike.

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Ce buste de Lénine à Istaravshan, dans le nord du Tadjikistan, rappelle l’héritage soviétique qui a façonné la laïcité d’État.

© Oscar Espinosa/Shutterstock

L’islam au Tadjikistan

Malgré ces efforts pour se reconnecter à une identité culturelle ancestrale, le pays connaît une résurgence de l’islam, qui avait façonné le peuple tadjik pendant des siècles avant la colonisation russe. Le premier contact entre l’islam et l’Asie centrale s’effectue par l’intermédiaire de commerçants musulmans actifs dans la région à partir du VIIᵉ siècle. Au fil des siècles, l’islam devient un élément à part entière de la culture centrasiatique, notamment grâce aux vagues successives de conquêtes.

Même durant la période soviétique, un « islam souterrain » persiste au Tadjikistan : « Tandis que les gens se rendaient dans les sanctuaires et sur les tombes à l’occasion des fêtes communistes, diverses mosquées et madrasa (écoles coraniques, NDLR) non enregistrées […] fleurissaient. De nombreuses personnes ouvraient clandestinement des madrasa dans leurs maisons, où l’on priait et organisait des cérémonies religieuses la nuit. Il y avait environ 500 sanctuaires, desservis par quelque 700 mollahs non enregistrés au Tadjikistan à cette époque. »1

L’islamisme fait également son entrée sur la scène institutionnelle tadjike. Dès le début des années 1990, deux mouvements cherchent à fédérer les musulmans tadjiks autour d’un projet politique et sociétal : le Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan (PRIT) et le Hizb ut-Tahrir al-Islami (HTI), ou Parti islamique de libération. Enregistré en 1991, le PRIT devient la première formation politique islamique officiellement reconnue en Asie centrale. Né comme un parti prônant un islam modéré, capable de s’inscrire dans un cadre politique et institutionnel démocratique, le PRIT n’hésite pas à prendre part au conflit armé pendant la guerre civile tadjike (1992-1997). Ce conflit, opposant les élites communistes traditionnelles à une coalition d’opposition composée d’intellectuels antinationalistes, de démocrates et de forces islamistes, prend fin avec la signature d’un accord de paix à Moscou en 1997. Le HTI, quant à lui, voit le jour au-delà des frontières tadjikes : fondé dans les années 1950 par le juriste et théologien palestinien Taqiuddin al-Nabhani, il défend la création d’un califat mondial et rejette les régimes laïques autoritaires. Son existence au Tadjikistan est brève : apparu en 1997, il est interdit dès 2001 par le gouvernement tadjik, qui le classe comme organisation terroriste. Le PRIT connaîtra le même sort quatorze ans plus tard, en 2015.

La religion, ennemie de l’État

Le président Rahmon, au pouvoir depuis 1994, s’est montré fermement opposé à toute idéologie religieuse dès le début de son mandat. Au fil des années, cette opposition s’est transformée en une politique de plus en plus répressive à l’égard des religions. L’interdiction de culte pour les Témoins de Jéhovah, accusés d’actes contraires à la Constitution, ainsi que la décision de ne plus délivrer d’autorisation pour l’ouverture de nouvelles églises chrétiennes illustrent bien cette aversion envers les cultes.

Cependant, dans un pays où 90 % de la population est de foi musulmane, ce sont les mesures contre l’islam qui suscitent le plus grand retentissement. Les autorités tadjikes ont mis en place plusieurs mesures visant à proscrire ce qu’elles considèrent comme des signes extérieurs d’extrémisme religieux : les hommes portant de longues barbes ont été contraints de les raser, la vente et l’importation de hidjabs ont été interdites, de même que tous les vêtements jugés étrangers à la culture tadjike.

Cette lutte contre l’islam s’explique, d’une part, par la crainte de la propagation des idéologies extrémistes provenant d’Afghanistan, voisin instable avec lequel le Tadjikistan partage environ 1 200 km de frontière, et, d’autre part, par la perméabilité d’un segment de la population tadjike à l’État islamique. Dans ce petit pays d’à peu près 10 millions d’habitants, considéré comme le plus pauvre d’Asie centrale, on estime que quelque 2 000 Tadjiks ont été recrutés par Daech depuis 2012.

Des actes terroristes de matrice islamiste, tels que l’assassinat de quatre cyclistes étrangers dans la région de Danghara en 2018 ou l’attentat de 2024 au Crocus City Hall en Russie perpétré par quatre ressortissants tadjiks, confirment la réceptivité de certaines franges de la société aux doctrines radicales.

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Dans le contexte politique autoritaire et répressif du Tadjikistan, la laïcité dévoyée sert surtout à contrôler et discriminer les musulmans.

© Saiko3p/Shutterstock

Une politique à double tranchant

La politique sécuritaire du président Rahmon semble également se justifier par la présence de foyers extrémistes dans la région, notamment dans la vallée de Ferghana. Ce territoire fertile, partagé entre l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, est souvent considéré comme un point névralgique de la contagion islamiste en Asie centrale. Son héritage islamique, la marginalisation socio-économique de sa population, les tensions ethniques ainsi que sa géographie montagneuse, favorable aux réseaux clandestins et aux trafics transnationaux, en ont fait un terreau propice à l’implantation de groupes islamistes.

Si les mesures de Rahmon bénéficient du soutien de ses principaux alliés, la Chine et la Russie, qui partagent ses préoccupations face à l’extrémisme islamiste, elles suscitent néanmoins la méfiance de la communauté internationale. De nombreux observateurs s’inquiètent de ces politiques qui, d’une part, enfreignent les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme en matière de liberté religieuse et, d’autre part, semblent servir d’instrument politique pour réprimer toute voix dissidente dans le pays.

Si la lutte contre l’extrémisme constitue un objectif légitime, son instrumentalisation au détriment des libertés fondamentales risque d’affaiblir la crédibilité du gouvernement Rahmon sur la scène internationale. Une telle politique pourrait également exacerber les tensions internes et, à terme, fragiliser la stabilité qu’elle prétend garantir.

  1. Ahmed Rashid, « The Fires of Faith in Central Asia », dans World Policy Journal, printemps 2001, pp. 45-55.

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