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La smart city,
à quel prix ?

Louise Canu · Journaliste multimédia

Mise en ligne le 11 septembre 2024

Alors que Bruxelles ambitionne d’atteindre le 100 % digital d’ici 2030, la numérisation croissante des services publics continue d’accroître les inégalités sociales. En effet, 40 % des Bruxellois.e.s sont en « situation de vulnérabilité numérique », et les populations les plus précarisées peinent à recourir à leurs droits. L’inclusion numérique, promesse prônée par l’ordonnance Bruxelles numérique, coince à plusieurs niveaux. Et c’est notre système démocratique qui en paie les frais…

Photo © Ollyy/Shutterstock

À grands coups de numérisation, Bruxelles se rêve en smart city, une ville intelligente qui vit au rythme de l’e-gouvernance, des plateformes numériques et autres algorithmes prédicatifs. L’objectif : « faire mieux avec moins, en utilisant de manière intelligente les technologies de l’information et de la communication et les données qu’elles permettent de récolter ». L’ordonnance Bruxelles numérique, initiée par le ministre bruxellois chargé de la transition numérique Bernard Clerfayt, prône à la fois « des services publics plus efficaces et accessibles mais consacre aussi l’inclusion numérique et l’obligation de résultat de servir tous les citoyens quel que soit leur rapport avec le numérique. » Mais dans les faits, la smart city ne tient pas ses promesses.

Fracture numérique, fracture sociale

Les chiffres, d’abord. À Bruxelles, parmi les personnes âgée de 16 à 74 ans, 4 sur 10 sont en « situation de vulnérabilité numérique », selon le dernier Baromètre de l’inclusion numérique commandé par la Fondation Roi Baudouin. 5 % d’entre eux n’utilisent pas internet et 35 % possèdent de « faibles compétences numériques générales ». Ce taux atteint même les 61 % parmi les 65-74 ans. Rompant avec le mythe des digital natives, le rapport signale que les jeunes ne sont pas non plus épargnés : près d’un tiers des 16 à 24 ans galère. Globalement, les personnes avec de faibles revenus et/ou avec un niveau de diplôme peu élevé sont les plus touchées par la fracture numérique.

Malgré quelques évolutions positives, l’accroissement de la numérisation des services essentiels, couplée à la suppression progressive de canaux de communications « hors-ligne » (guichet, téléphone, voie postale), continue de laisser sur le carreau de nombreuses personnes, qui ne parviennent pas profiter de l’ensemble des services essentiels en ligne. 57 % des Bruxellois.e.s peu diplômé.e.s et 56 % ayant de faibles revenus n’ont d’ailleurs jamais effectué de démarches administratives en ligne, et les chiffres n’incluent pas les personnes âgées de plus de 75 ans. Loin de réduire les inégalités sociales, le « tout digital » continue de creuser un peu plus la fracture sociale.

Discriminations et non-accès aux droits

Votre situation administrative ne sort pas des clous et vous disposez d’un ordinateur et de suffisamment de compétences numériques pour accéder à votre banque en ligne, vous occuper de vos papiers ou de votre santé en ligne ? Il y a fort à parier que le numérique facilite votre quotidien. A contrario, la dématérialisation des services sociaux illustre deux phénomènes majeurs, selon Unia, organisme public de lutte contre les discriminations : les discriminations envers les personnes en situation de vulnérabilité numérique ainsi que le renforcement du non-accès aux droits, qui touche particulièrement les populations précarisées.

Certains CPAS ou communes de Bruxelles proposent uniquement un canal de communication en ligne, mettant dans l’embarras les usager.ères qui ne maîtrise pas les outils digitaux. Unia a reçu plus de 200 signalements liés à la fracture numérique, principalement liés à l’accès aux biens et aux services.

© Werner Lerooy/Shutterstock

Rapide rappel juridique. Ce qu’on nomme « discrimination » dans le langage courant, en droit, cela s’appelle une « distinction de traitement » sur la base d’un critère de discrimination et qui n’est pas justifiée. On parle de distinction « directe » lorsqu’une personne ne reçoit pas le même traitement qu’une autre en raison d’un ou plusieurs « critères protégés » (comme l’âge, le sexe, l’origine ethnique, etc.). Cela peut être le cas si on vous refuse un appartement en raison de votre orientation sexuelle, comme le détaille Anaïs Lefrère, juriste au service protection d’Unia.

Dans le cadre de la numérisation, Unia évoque des distinctions « indirectes », c’est-à-dire lorsqu’une pratique apparemment « neutre » (la numérisation) « entraîne ou risque d’entraîner un effet particulièrement défavorable sur des personnes qui sont protégées par un critère ou plusieurs critères, sans que cela puisse être justifié. » Depuis 2019, Unia a reçu plus de 200 signalements liés à la fracture numérique. Recherche de logements en ligne, prise de rendez-vous au CPAS ou à la commune uniquement par mail, obtention de documents exclusivement par voie numérique… Autant de démarches qui arrivent en tête de liste des signalements, qui illustrent les difficultés de certain.e.s usager.ère.s à recourir à leurs droits.

Anaïs Lefrère le constate : « Depuis la numérisation, toute une série de populations déjà vulnérabilisées perd en autonomie. En grande partie en raison de leurs conditions socio-économiques, d’un handicap ou de leur âge. » C’est notamment le cas de cette jeune fille, qui présente un léger déficit mental. « Nous avons reçu un signalement de sa mère. À la gare, elle parvenait à obtenir son ticket et embarquer toute seule. Mais les guichets ont fermé, et elle n’arrive pas à utiliser les automates. Elle doit donc demander son ticket dans le train, et payer sept euros d’amende. »

Et juridiquement, ça coince. Dans leur Avis relatif à l’impact de la digitalisation des services (publics ou privés), Unia et le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale rappellent que les articles 10 et 11 de la Constitution « interdisent la discrimination de manière générale ». En ce sens, « l’État a l’obligation de protéger les publics vulnérabilisés. En digitalisant sans tenir compte de cette vulnérabilité, l’État ne respecte pas ses obligations en la matière », détaille Anaïs Lefrère.

No alternative ?

D’ici 2030, l’ensemble des services essentiels à Bruxelles devrait être digitalisé. Le numérique « devient la norme », dénonce Stefan Platteau, fondateur de CABAN, le Collectif des acteurs bruxellois de l’accessibilité numérique, qui fédère les structures qui luttent contre la « fracture numérique ». « Les pouvoirs publics et les entreprises privées ont fait d’énormes économies en numérisant leurs services. Ce travail est transféré au consommateur. Pour ceux qui sont en vulnérabilité numérique, c’est une charge lourde, voire un obstacle insurmontable ».

Alors que l’ensemble du secteur associatif recommande unanimement la garantie d’un service « hors-ligne » (guichet, téléphone et voie postale), l’ordonnance octroie la possibilité aux administrations de se passer voire de supprimer ces alternatives si celles-ci constituent une « charge disproportionnée ». Qui détermine cette charge ? Les structures elles-mêmes… Sans, pour l’instant, que cette charge ne soit définie, balisée par des critères précis ou contrôlée par des acteurs externes, rapportent Iria Galvan et Stéphane Vanden Eede, tous deux membres l’ASBL Lire & Écrire, organisme dédié à la lutte contre l’illettrisme et l’inclusion numérique.

Il faut dire que les autorités ne facilitent pas la tâche au secteur associatif non plus, qui n’a d’autre choix que de supplanter l’État. Daniel Flinker, également membre de Lire & Écrire, dénonce un « effet pervers et très concret » sur le tissu associatif. Contraints de « jouer les intermédiaires entre les services d’intérêt général en voie de digitalisation et leurs publics », les acteurs de première ligne, déjà mis sous tension, risquent de faire figure de « sous-traitants des administrations ».

À plusieurs derrière l’ordinateur

Martine, 66 ans, est institutrice pensionnée. Plus jeune, elle a eu l’occasion de suivre une formation au numérique de quelques heures dans le cadre de son travail, qui a permis d’assurer ses compétences de base : rédiger et répondre à un mail, naviguer sur un moteur de recherche… « Ce n’était pas mon truc, j’étais maman de quatre enfants, j’étais toujours très occupée. Le papa de mes enfants, lui, a suivi tôt des cours du soir. » Depuis, elle peut compter sur l’aide de ses proches pour l’aider à être autonome dans ses démarches. « J’ai eu plus de difficultés à remplir ma déclaration fiscale cette année, car j’étais en retard. C’est mon ex-mari qui m’a expliqué. » Comme près d’un usager.ère sur trois, Martine a sollicité l’aide d’un tiers pour effectuer des démarches administratives en ligne.

Changer notre rapport à l’objet, tisser des liens autour des pratiques numériques, renforcer nos usages collectifs : c’est ce qu’invite à faire Stefan Platteau, fondateur de CABAN.

© Halfpoint/Shutterstock

L’inclusion au numérique nécessite de réviser un peu nos classiques. Proposer d’autres usages, d’autres pratiques : « Sociabilisons autour de l’informatique, passons par l’humain. Au lieu d’apprendre seul dans son coin et de faire de l’ordinateur un bien de consommation personnel, retrouvons-nous ensemble et tissons du lien social », invite Stefan Platteau. Pour lui, les méthodes d’apprentissages autonomes (comme l’e-learning) n’ont pas porté leurs fruits. « Les pouvoirs publics ont tendance à présupposer qu’il suffit d’une formation de deux heures pour former à l’aspect technique, que l’apprentissage se fait tout seul. » Mais les gestes techniques, par exemple, n’ont rien d’intuitif. Particulièrement pour celles et ceux qui n’ont pas baigné dedans depuis l’enfance. « C’est le cas des séniors, qui ne pensent pas toujours à poser leur paume sur la table quand ils tiennent la souris, par exemple. Notre rôle, c’est de regarder, rassurer, car le numérique peut être très angoissant, pratiquer ces gestes-là ensemble, et surtout, les répéter. »

Et de se rappeler : dans le numérique, il n’y a pas que la technique (qui compte). Stefan Platteau poursuit : « Naviguer dans l’univers informatique, c’est beaucoup plus complexe que cela. Il faut un accompagnement personnel, expliquer avec nuance les enjeux, les forces et les faiblesses des enjeux autour. » C’est particulièrement le cas des réseaux sociaux, qui jouent un rôle essentiel dans la participation démocratique.

Réseaux sociaux : un enjeu démocratique

Les inégalités numériques se cristallisent aussi dans l’usage de nos plateformes. Oui, l’incapacité à naviguer prive une partie de la population d’une participation en ligne. Mais il y a aussi celles et ceux qui disposent des compétences nécessaires… mais ne sont pas forcément bien outillé.e.s. La recette, on la connaît, désormais : adhésion aux fake news, climato-scepticisme, attrait pour la « fachosphère », extrême droitisation des réseaux sociaux… Autant de dérives qui alimentent la désinformation, le préconçu et le binaire, en affaiblissent la confiance dans les institutions. De quoi fragiliser les maigres espoirs d’un réel débat démocratique on line.

Face à la progression des idées complotistes et anti-démocratiques, les travailleur.euse.s des EPN tentent de plus en plus de « contrecarrer un autre biais des politiques, qui consiste à croire que la réponse à la fracture numérique est de seulement former à l’informatique », regrette Stefan Platteau. « Il faut aussi former au contenu, à l’esprit critique, à la compréhension de nos propres biais cognitifs. On tâtonne toujours, à ce sujet. C’est difficile de former en la matière, en essayant de ne pas braquer les gens ou de ne pas avoir l’air de donneurs de leçons. »

Au numérique résilient, démocratie résiliente

Le refrain tourne en boucle dans les têtes : éduquer, éduquer, éduquer… « Quelqu’un d’hyper vulnérable à la propagande est un danger pour la démocratie », estime Stefan Platteau. « Pour avoir un débat démocratique le plus sain possible, il faut clairement des dispositifs d’accompagnement au numérique dès l’école, faits par des professionnel.le.s formé.e.s au numérique et à ses enjeux. » Bref, l’inclusion numérique n’a pas de prix, mais elle a un coût.

« La démocratie ne pourra pas survivre si les pouvoirs publics continuent de déclasser et d’isoler toute une série de populations. Sans alternative robuste au numérique, sans financements, sans formations durables, et sans un projet commun réellement inclusif, « pas mal de personnes resteront dans l’impossibilité d’accéder à leurs droits. » Alors, comme le suggère le fondateur de CABAN, gardons-en tête qu’« au numérique résilient, démocratie résiliente… ».

  1. Périne Brotcorne et Koen Ponnet, « Baromètre de l’inclusion numérique », Fondation Roi Baudouin, 2024, 46 p.

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