Libres ensemble
La cohabitation
en question(s)
Nathalie Masset · Journaliste
Mise en ligne le 14 avril 2023
Atteinte au respect de la vie privée, entrave à l’égalité entre les femmes et les hommes, déficit de sécurité juridique… on ne compte plus les chefs d’accusation portés contre le statut de cohabitant.e. Conçu en pleine crise, au début des années 1980, il visait à réduire les dépenses de l’État en matière de sécurité sociale. Mais qu’en est-il en 2023 ? De plus en plus d’associations dénoncent les inégalités engendrées par ce statut.
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Souvenez-vous… Mis en place par la loi D’Hoore en 1981 pour réaliser des économies sur le plan des allocations chômage, ce statut d’un genre nouveau avait à l’époque (et a toujours) pour but de réduire le montant des indemnités versées aux parties concernées sous prétexte qu’elles cohabitent. Mais le flou qui entoure les définitions du mot « cohabitation » élaborées par chacune des institutions impliquées (ONEM, CPAS, SPF Intérieur…) débouche encore aujourd’hui sur un manque de cohérence et de clarté quant aux règles en application. Une imprécision qui porte un préjudice supplémentaire à un grand nombre de personnes précarisées, qui ne comprennent pas pourquoi les critères retenus par ces organismes ne sont pas harmonisés.
Colocation et cohabitation, chou vert et vert chou ?
Il faut savoir qu’en France, selon la Caisse nationale d’allocations familiales française, on parle de colocation quand deux personnes ou plus vivent dans un même logement, sans pour autant vivre en couple ou en concubinage. La cohabitation, en revanche, concerne des personnes qui vivent dans un même logement en étant en couple ou en concubinage. En Belgique, par contre, selon l’ONEM, « cohabiter signifie le fait, pour deux ou plusieurs personnes, de vivre sous le même toit et de régler principalement en commun les questions ménagères. Il n’est pas nécessaire que ces personnes règlent tout en commun ».
Trop de définitions !
Que dit la législation ? Quelle définition donne-t-elle de la cohabitation ? L’arrêté royal du 25 novembre 1991 sur la réglementation du chômage définit le terme par défaut : « Est cohabitant celui ou celle qui n’est ni chef de ménage ni isolé. » L’arrêté ministériel du 26 novembre 1991 stipule quant à lui les modalités d’application en précisant que « par cohabitation, il y a lieu d’entendre le fait, pour deux ou plusieurs personnes, de vivre ensemble sous le même toit et de régler principalement en commun les questions ménagères ». Mais que sous-entendent les adverbes « ensemble » et « principalement » ? À quels critères et valeurs font-ils référence ? À l’heure où les modes d’habitat se multiplient, les règlements administratifs en vigueur et les conditions qu’ils délimitent pour accéder (ou non) aux différents types d’allocations ne peuvent en aucun cas paraître brouillons ni accuser le moindre retard face à l’évolution de nos habitudes de vie.
Selon l’ONEM, « cohabiter signifie le fait, pour deux ou plusieurs personnes, de vivre sous le même toit et de régler principalement en commun les questions ménagères. »
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Dans la pratique
Au quotidien, les cas se suivent mais ne se ressemblent pas. Des règles distinctes peuvent être appliquées pour des personnes vivant sous le même toit. Étudiant.e sans revenu, pensionné.e, mère célibataire… la problématique de la cohabitation concerne des profils sociaux souvent très différents. Certains couples renoncent carrément à la vie à deux ou optent pour une fausse domiciliation. « Ce n’est pas parce qu’on habite au même endroit qu’on forme un couple ! » confie cette retraitée qui partage son logement avec un jeune locataire. « Je n’aime pas vivre seule, c’est tout, j’ai juste besoin d’une présence », ajoute-t-elle. Cette situation doit-elle pour autant lui porter préjudice et réduire le montant de sa GRAPA (garantie de revenus aux personnes âgées) ? Doit-elle se contraindre à vivre seule pour ne pas perdre les allocations qu’elle toucherait si elle était considérée comme isolée ? Si on lui imposait le statut de cohabitante, elle verrait en effet ses indemnités fortement diminuées alors qu’elle ne partage finalement qu’une infime partie de son espace vital avec son locataire.
Individualisation des droits, quèsaco ?
Selon le Conseil des femmes francophones de Belgique, « l’individualisation des droits sociaux constitue un modèle de (re)distribution plus adapté au mode de vie actuel que le système en vigueur basé sur un schéma social qui prédominait il y a quarante-cinq ans. Aujourd’hui, la cohabitation est devenue très répandue au sein de la population. Les colocations, les habitats intergénérationnels, les habitats groupés et solidaires se développent de plus en plus et doivent être pris en compte dans notre système social. Cette solidarité doit être soutenue par l’État et non découragée par une allocation réduite »1.
Demain, autrement
Ce statut controversé est-il toujours en phase avec les problématiques qui animent la société d’aujourd’hui ? Qu’elles soient liées à la Covid-19, au réchauffement climatique, au conflit ukrainien ou à la hausse du prix du gaz et de l’électricité, les crises successives que nous avons traversées et que nous traversons encore nous ont poussés à repenser notre manière de vivre et notre habitat. La progression de l’espérance de vie et les nouvelles compositions des ménages influencent elles aussi l’évolution des modes de vie actuels. Méconnue il y a vingt ans, la colocation, par exemple, est devenue une option prisée par de plus en plus de monde, au vu de l’augmentation des loyers et des factures d’énergie. La multiplication des espaces partagés confirme cette volonté d’aller vers plus de sobriété et de solidarité dans le choix de son toit. Supprimer le statut de cohabitant.e pourrait donc ouvrir de nouvelles perspectives en matière de logement, qui ne peuvent être envisagées aujourd’hui sous peine de risquer une perte substantielle des allocations.
Le coût du changement
Pas de doute, la pertinence de la suppression du statut de cohabitant.e convainc de plus en plus d’intervenant.e.s concerné.e.s. Les situations d’urgence récentes (crise sanitaire, inondations) ont également prouvé que certain.e.s sinistré.e.s avaient pu bénéficier d’une suspension temporaire de leur statut de cohabitant.e et ainsi profiter d’allocations au taux d’isolé.e. Depuis plusieurs années, le dossier relatif à cette réforme atterrit régulièrement sur la table de nos politiques. De nombreux débats ont été amorcés, mais ils n’ont pas encore abouti à des promesses plus fermes et plus engagées.
La problématique de la cohabitation concerne des profils sociaux souvent très différents.
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Les pistes concrètes de solutions semblent en effet se heurter à la question du manque à gagner de ce changement pour l’État, un coût qui avait été estimé par la Cour des comptes en 2012 à un montant oscillant entre 7 et 10 milliards d’euros. Dix ans plus tard, ne faudrait-il pas affiner ces données chiffrées et envisager cette évolution non pas comme un coût, mais au contraire, comme une occasion de pousser les socles de la société de demain vers plus d’égalité et de bien-être ?
À l’issue de la campagne électorale de 2019, l’ensemble des partis – exception faite de la N-VA – avait réitéré son accord pour mettre cette suppression à l’agenda du nouveau gouvernement fédéral. À l’aube des élections de 2024, les associations qui luttent contre la pauvreté et les inégalités en tous genres se mobilisent de nouveau pour que nos femmes et hommes politiques donnent priorité à l’abrogation de ce statut dans leurs futurs plans de campagne électorale. D’ici là, ne perdons pas de vue les enjeux majeurs que soulève cette révision d’un statut critiqué depuis sa création il y a plus de quarante ans.
Dix raisons de supprimer le statut de cohabitant.e2
1. Parce que la notion présupposée de solidarité n’est pas nécessairement existante au sein de tous les couples. La cohabitation (et son corollaire, la réduction du montant total des allocations) peut donc engendrer une forme de dépendance des femmes par rapport à leur conjoint et porter préjudice à leur autonomie.
2. Parce qu’il porte atteinte à la notion d’égalité entre femmes et hommes dans la mesure où, s’il faut faire un choix pour désigner le « chef de ménage », ce sont les femmes qui sont le plus souvent amenées à renoncer à leur activité professionnelle ou à leurs indemnisations.
3. Parce que la société d’aujourd’hui présente de nouveaux modes de vie et de nouvelles formes d’habitat dont le statut de cohabitant.e ne tient pas nécessairement compte (colocataires sans lien affectif, habitat groupé, logement intergénérationnel…).
4. Parce que la solidarité familiale ou citoyenne ne se résume pas à la réduction d’une partie des frais de la vie courante.
5. Parce que les contrôles domiciliaires réalisés pour vérifier ce statut amènent à s’interroger, notamment en matière de respect de la vie privée3.
6. Parce que les personnes en difficulté visées par ce statut pourraient accorder plus de confiance aux institutions sociales censées les accompagner.
7. Parce que l’incertitude juridique qu’elle provoque serait aplanie.
8. Parce que certaines dépenses comme le coût lié aux contrôles seraient réduites, voire carrément supprimées.
9. Parce que restreindre le pouvoir d’achat des cohabitant.e.s génère des dépenses compensatoires pour l’État, qui devront pallier l’augmentation des problèmes liés à la pauvreté et aux soins de santé, sans oublier les effets sur la consommation ainsi que sur les recettes publiques.
10. Parce que percevoir un montant plus faible quand on cohabite constitue une restriction du droit aux allocations alors que les cohabitant.e.s ont cotisé de la même manière que les autres (isolé.e.s et chef.fe.s de ménage).
- Conseil des femmes francophones de Belgique, « L’individualisation des droits sociaux : vers un modèle social individualisé », 7 avril 2020.
- Source : plateforme Stop au statut de cohabitant.e.
- Pour rappel, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme proclame le droit de toute personne au respect « de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance », mais organise un régime de restrictions si celles-ci sont « prévues par la loi » et « nécessaires, dans une société démocratique ».
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