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Moi, jeune
et chasseur de nazis

Propos recueillis par Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 20 mai 2025

Jakob Springfeld a 22 ans. Il a grandi à Zwickau, dans la région de Saxe, l’un des cinq Länder d’ex-Allemagne de l’Est où le parti d’extrême droite AfD a obtenu le meilleur score fin février. Cette ville est souvent désignée comme un « nid à nazis ». Un triste sobriquet que ne récuse pas l’auteur du livre Parmi les nazis dans lequel il raconte son enfance et surtout son adolescence de résistant face aux groupes extrémistes qui empoisonnent sa ville natale de leurs idées nauséabondes. Aujourd’hui étudiant en sciences politiques et en sociologie, ce jeune activiste lance un appel à ses concitoyens : résistez, mais surtout bougez-vous pour que l’Allemagne ne replonge pas dans l’autoritarisme.

Photo © Sina Ettmer Photography/Shutterstock

Dans quelle optique avez-vous décidé d’écrire ce récit sur votre expérience personnelle d’activiste face à l’extrême droite allemande ?

En fait, j’ai toujours tenu un journal quand j’étais enfant. Mes parents s’étaient impliqués auprès des réfugiés et cela m’a en quelque sorte politisé et poussé à m’engager dans le militantisme. En grandissant à Zwickau, je me suis rapidement senti tiraillé : d’un côté, c’était le lieu où vivait ma famille, mes amis, et de l’autre, Zwickau est aussi un endroit où les néonazis du NSU (Nationalsozialistischer Untergrund, qui se traduit en français par Parti national-socialiste souterrain, NDLR) ont pu se cacher alors que ces terroristes d’extrême droite ont assassiné neuf personnes issues de l’immigration et une policière en Allemagne. Tout cela m’a beaucoup préoccupé, dès mon plus jeune âge. Mon objectif avec ce livre était de dire que même si vous êtes menacé, que vous recevez des messages de haine ou que vous avez des problèmes avec les néonazis, si en tant qu’Allemands, nous voulons prétendre avoir tiré les leçons de l’Histoire, alors nous devons quand même prendre ce risque et défendre nos valeurs. Je parcours beaucoup les écoles, mes livres sous le bras, pour parler aux jeunes de l’extrémisme de droite et de la démocratie. Après mon expérience face à l’extrême droite à Zwickau relatée dans mon premier ouvrage, le deuxième explique comment l’ex-Allemagne de l’Ouest ignore ce qu’il se passe à l’Est. Le problème, c’est que les Allemands de l’Ouest continuent de pointer du doigt l’Est et oublient de combattre l’extrémisme de droite devant leur porte. C’est une grave erreur de leur part de simplement déplacer le problème vers l’Est, parce que même à l’Ouest, l’AfD a réussi à obtenir beaucoup plus de voix qu’il y a quatre ou cinq ans. Et je crois qu’il s’agit de toute façon d’une évolution pan-allemande effrayante, mais aussi paneuropéenne.

Jakob Springfeld avec Issio Ehrich, Parmi les nazis, Samsa/Fondation Henri La Fontaine, 2025, 274 pages.

Pourquoi, adolescent, avez-vous décidé de vous battre contre l’extrême droite, et pensez-vous qu’il s’agisse d’un sujet de préoccupation pour les jeunes ?

Pendant longtemps je n’ai pas remarqué que des terroristes nazis se cachaient à côté de nous parce que, en tant que personne blanche, je n’avais pas de problème avec eux contrairement à mon ami Mostafa, touché par le racisme depuis sa naissance. Et c’est pourquoi j’estime que c’est une responsabilité de ne pas laisser tomber ces personnes, de ne pas simplement rester assis sur son canapé si nous ne voulons pas nous réveiller un jour dans une Allemagne autoritaire. Au fur et à mesure, on se rend compte qu’il y a beaucoup de gens comme nous dans de nombreuses petites villes qui se sentent également concernés par cette haine et qui s’activent contre cela. C’est un sentiment très porteur. L’objectif avec ce livre était d’ancrer une réalité face au discours et, surtout, de motiver d’autres jeunes en Allemagne, et peut-être aussi maintenant en Belgique, à s’engager et à ne pas considérer que tout ce qui se passe est sans importance.

Zwickau est parfois qualifiée de « nid à nazis ». On l’a encore vu lors des dernières élections : un clivage politique semble désormais dressé entre les deux anciennes Allemagnes. Vous qui vivez cela de l’intérieur, comment l’expliquez-vous ?

Je pense qu’il y a de bonnes raisons pour lesquelles Zwickau est associée aux nazis. Et je trouve très problématique que les politiciens de la ville s’érigent contre ce sobriquet. Il ne suffit pas de lutter contre cette image, mais il faut surtout combattre les causes qui conduisent à associer, à juste titre, Zwickau aux nazis. Nous devons veiller à ce que les personnes issues de l’immigration puissent s’y sentir en sécurité. Et je crois que tant que ces dernières ou les personnes comme moi qui sont politiquement actives ne peuvent pas se sentir en sécurité dans de telles villes, il est logique que les gens qualifient Zwickau de « nid à nazis ». Et en même temps, bien sûr, cela me fait systématiquement mal parce que je sais qu’il y a toujours plusieurs facettes à une réalité. Il serait incorrecte de dire que l’Allemagne, et l’Est en particulier, est un pays nazi. La qualifier d’État démocratique, grand et diversifié le serait tout autant. La vérité se trouve entre les deux, et il ne faut pas l’éluder. On doit faire face au problème afin de pouvoir le changer de quelque manière que ce soit. Car les bons résultats de l’AfD à l’Est sont en grande partie liés au fait que de nombreuses personnes ont vécu une transition difficile. Mon père, par exemple, est resté longtemps au chômage après la réunification. L’ex-Allemagne de l’Est a alors connu une détérioration sociale. Pour les gens qui ont déjà expérimenté un tel déclin, quand on parle aujourd’hui de la nécessité d’une transformation climatique majeure, cela déclenche de très fortes craintes.

Vous décrivez la constellation de groupuscules d’extrême droite qui gangrène l’Allemagne depuis plusieurs décennies, et son évolution au fil du temps. Quelle est votre vision à vous : sont-ce les mêmes personnes qui évoluent comme des caméléons, ou une nouvelle extrême droite est-elle apparue plus récemment ?

Les postures des anciens nazis ont bien sûr été transmises à leurs enfants. Et en ce sens, ils ne s’arrêtent absolument pas à ma génération. Mais ce qui doit impérativement être épinglé, c’est la forte présence des politiciens de l’AfD sur les réseaux sociaux, en particulier en ex-Allemagne de l’Est. C’est un gros problème qui est également lié à la réalité des zones rurales, des petites villes où il y a souvent peu d’occasions pour les jeunes de se rencontrer, de participer à la vie démocratique, de pouvoir s’impliquer d’une manière ou d’une autre. Il n’y a pas d’espace prévu pour les jeunes dans la vie réelle, donc ils passent logiquement plus de temps dans l’espace numérique. Et celui-ci est très fortement influencé par l’extrémisme de droite. Et ce qui est aussi crucial pour expliquer le glissement à droite que nous vivons actuellement, c’est que les partis démocratiques se sont retirés des questions et préoccupations fondamentales et parlent tout simplement trop des sujets que l’AfD met sur la table, à savoir : migration, migration, migration et migration. Et pas des inégalités sociales ! Ni de la protection du climat. Ni de l’inégalité qui existe encore entre l’ex-Allemagne de l’Est et de l’Ouest, etc. En réalité, l’AfD est le parti le plus plébiscité dans les lieux où vivent le moins de personnes issues de l’immigration. Cela montre également à quel point certains des sujets abordés sont éloignés de la réalité.

Vous racontez aussi que vous avez perçu dès votre adolescence qu’il régnait une haine dans votre ville et que l’extrême droite et le racisme ont infesté Zwickau comme un parasite. Quels sont les signes et les faits qui révèlent ce problème ?

Je pense que la haine est devenue encore plus normale qu’elle ne l’était il y a cinq ou six ans. Pour faire simple, quand j’étais enfant, nous avons plusieurs fois été poursuivis à travers la ville par des néonazis après des manifestations. Même de nos jours, beaucoup de choses se produisent dont on ne parle plus. Ainsi, l’année dernière, peu avant les élections régionales, une attaque néonazie a eu lieu à Dresde contre Matthias Ecke, le candidat principal du SPD Saxe aux élections européennes. Cela a été rapporté dans tous les médias en Allemagne. Peu de temps auparavant, des pierres avaient été lancées contre un centre d’accueil pour réfugiés à Zwickau. Seuls le journal et la station de radio locale en ont parlé, car les attaques contre les abris pour réfugiés sont devenues monnaie courante et se produisent partout. Ce sont des choses qui ne choquent plus vraiment personne. Ce qui interpelle en fin de compte encore plus que cet extrémisme de droite, c’est la façon dont se comportent les conservateurs.

À tout juste 22 ans, Jakob Springfeld marche déjà sur les traces des plus grands chasseurs de nazis. Entre archives, témoignages et réseaux numériques, il traque les silences et exhume les vérités enfouies.

© Sandra Evrard

Je pense que la haine est devenue encore plus normale qu’elle ne l’était il y a cinq ou six ans. Pour faire simple, quand j’étais enfant, nous avons plusieurs fois été poursuivis à travers la ville par des néonazis après des manifestations. Même de nos jours, beaucoup de choses se produisent dont on ne parle plus. Ainsi, l’année dernière, peu avant les élections régionales, une attaque néonazie a eu lieu à Dresde contre Matthias Ecke, le candidat principal du SPD Saxe aux élections européennes. Cela a été rapporté dans tous les médias en Allemagne. Peu de temps auparavant, des pierres avaient été lancées contre un centre d’accueil pour réfugiés à Zwickau. Seuls le journal et la station de radio locale en ont parlé, car les attaques contre les abris pour réfugiés sont devenues monnaie courante et se produisent partout. Ce sont des choses qui ne choquent plus vraiment personne. Ce qui interpelle en fin de compte encore plus que cet extrémisme de droite, c’est la façon dont se comportent les conservateurs.

La crise des migrants de 2015 et la posture d’Angela Merkel « Wir schaffen das » ont-elles provoqué une onde de choc alors sous-estimée en Allemagne ?

Personnellement, je l’avais saluée, parce qu’elle n’a pas minimisé la difficulté de ce défi : s’attaquer à ce problème ensemble pour atteindre l’enjeu de l’accueil des réfugiés. Je ne pense pas que cette onde de choc ait été déclenchée par Angela Merkel. Elle a surtout été exploitée par l’AfD et aussi par certaines parties de la CDU. Ils ont utilisé cette phrase de Merkel pour attiser le ressentiment contre elle. Les partis Pegida, AfD et compagnie ont imbibé le mot « migration » d’une connotation totalement négative. Le droit d’asile est inscrit dans notre Constitution, c’était un acquis, une leçon tirée de ce qui s’était passé durant l’ère nazie. De plus, l’Allemagne vieillit, il y a de moins en moins de jeunes. L’évolution démographique entraîne par exemple une pénurie de personnel infirmier, les retraites ne sont pas assurées, en réalité nous dépendons en fait de cette immigration.

Vous dites dans votre livre que ces groupes extrémistes veulent « initier une révolution culturelle de droite pour ensuite renverser le système ». C’est exactement ce qui se passe aux États-Unis et de plus en plus dans d’autres pays européens. Pensez-vous que ces groupes d’extrême droite souhaitent attaquer l’État de droit et détruire la société démocratique ?

Oui, et ils tentent de le faire de manière très concrète. Ils essaient par exemple d’infiltrer les tribunaux avec des extrémistes de droite issus de la société civile qui travaillent bénévolement et influencent les décisions en prodiguant des conseils aux juges et également à la police allemande. La police et les forces de sécurité sont parfois très proches des idées des extrémistes de droite. Il y a réellement des tentatives structurelles d’infiltration de ces autorités et cela nous conduit à nouveau rapidement au NSU, qui a assassiné dix personnes. Autre exemple : l’Office fédéral de protection de la Constitution payait quelquefois des informateurs venus du milieu néonazi pour obtenir des informations. Mais ce réseau leur transmettait généralement de fausses informations et utilisait en fait l’argent pour ses combats. C’est notamment de cette manière que certains des meurtres commis par ces extrémistes de droite ont été financés. C’est là que réside la folie : l’État a, pour ainsi dire, financé en partie la scène néonazie. Ce ne sont que deux exemples parmi tant d’autres.

Que voulez-vous dire lorsque vous employez le vocable « guerre culturelle » ?

Je pense que c’est aussi un gros problème. La droite a réussi à faire croire que les démocrates ne se soucient que de l’« hystérie liée au genre et au climat » au lieu des véritables problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs. C’est bien sûr faux ! Parce que tous les partis de gauche soutiennent également l’égalité salariale. Le langage sensible au genre vient en second lieu. Mais si la droite parvient à faire passer cette image, alors les gens croiront que l’AfD est la seule force qui combat réellement les problèmes des travailleurs. Même si c’est un flagrant mensonge ! Car si on lit le manifeste électoral de l’AfD, on constate qu’il profite principalement aux ultra-riches et non aux travailleurs. Le programme de l’AfD est celui qui bénéficie le moins à ceux qui votent pour elle. Notre grande question est donc bien sûr de savoir comment nous pouvons reconquérir ces personnes et les amener à faire confiance aux forces de gauche et démocratiques. L’autre problème, c’est que la CDU a repris à son compte de nombreuses revendications de l’AfD et, dans certaines régions, a imposé des interdictions liées au genre. Il y a quelques semaines, la CDU a également demandé au Bundestag que toutes les initiatives sociales et les associations soient examinées afin de garantir que les subventions ne soient pas utilisées pour protester contre Friedrich Merz. Ce dernier devient donc aussi de plus en plus populiste dans son opposition aux initiatives démocratiques. Voilà comment ces sujets deviennent des questions culturelles et une porte d’entrée vers la radicalisation. Il suffit que les gens soient contre l’égalité des sexes pour qu’ils se retrouvent soudainement avec l’AfD pour la simple raison qu’ils partagent la même opinion sur le sujet. Et ce, alors que l’égalité des sexes est complètement secondaire par rapport à la qualité de vie des personnes dans les zones rurales. L’AfD n’est donc pas le seul problème, il vient aussi de ceux qui restent trop souvent silencieux ou s’adaptent aux idées nauséabondes.

La CDU pense qu’en copiant l’AfD, elle leur prendra des voix. Mais cela ne fonctionne tout simplement pas, car les gens votent pour l’original radical et non pour le « CDU-AfD-Light » édulcoré. Le trumpisme se répand en Allemagne dans certaines régions et se reflète dans la manière dont la CDU agit actuellement. La différence réside bien sûr dans les relations internationales. Même Friedrich Merz a compris que la politique étrangère de Trump pourrait devenir un problème pour l’Allemagne, c’est pourquoi il ne s’aligne pas trop fortement sur la doxa du président américain, comme le fait l’AfD. Mais la façon dont il s’exprime, tout comme Markus Söder en Bavière, est très semblable à celle de Trump aux États-Unis.

Face à la montée de l’extrême droite en Allemagne, la rue résonne malgré tout de slogans antifascistes (ici à Francfort en février dernier).

© Ryan Nash Photography/Shutterstock

Le bras levé d’Elon Musk lors de l’investiture de Donald Trump en janvier dernier, c’est un salut nazi selon vous ?

Beaucoup de gens pensent encore que lorsque Musk ou Trump font quelque chose de fou, c’est juste un hasard. Personnellement, je ne pense pas que ce soit une coïncidence. Je crois qu’il s’agit d’actions ciblées pour lancer un débat et façonner le discours dans le monde entier. Parce que si quelqu’un en Allemagne avait fait le même geste que Musk, les gens auraient immédiatement pensé à un salut hitlérien. Le simple fait qu’il reproduise ce geste pour attiser le débat montre à quel point il n’a pas peur que ce dernier soit interprété comme un salut national-socialiste. Et c’est un gros problème. C’est pourquoi je dirais que c’était définitivement une allusion à un salut hitlérien. Il s’agit d’une tactique ciblée, pas d’un idiotie : il sait très bien ce qu’il fait. Et tourner autour du pot constitue, à mon avis, une mauvaise approche. Cette stratégie place la société civile face à un profond dilemme : d’un côté, vous ne pouvez pas rester silencieux et ignorer ce salut nazi de Musk, car ce serait une forme de normalisation, mais de l’autre côté, si vous l’épinglez, tout le monde en parle et ce signe se propage de plus en plus.

Dans votre livre, vous nous parlez des punks de votre ville, qui ont constitué une contre-culture face à l’extrême droite. Qui sont les punks d’aujourd’hui ?

Ce sont des étudiants, même des personnes plus âgées, comme les « Grands-mères contre la droite ». Il s’agit d’une association composée de personnes de nombreuses villes qui organisent des manifestations, des groupes de discussion concernant des questions et des préoccupations sociales. J’entends souvent la génération plus âgée affirmer que les jeunes doivent maintenant régler ce problème, défendre la démocratie et devenir antifascistes. Mais je crois que nous avons besoin de tout le monde pour cela ! D’ailleurs, de multiples initiatives démocratiques et des groupes antifascistes ont également émergé du mouvement pour le climat Fridays for Future, car de nombreux jeunes, comme moi, sont d’abord descendus dans la rue pour le climat, et à la suite des attaques des néonazis, se sont concentrés sur l’activisme antifasciste.

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