Là-bas
Génocide des Tutsi :
un procès pour la mémoire
Propos recueillis par Vincent Dufoing · Directeur « Projets communautaires » du Centre d’Action Laïque
Avec la rédaction
Mise en ligne le 11 mars 2025
En 2019, l’ancien haut fonctionnaire Fabien Neretse a été le premier génocidaire rwandais reconnu et condamné comme tel par une juridiction belge. Dans Le choc. Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi1, l’historien Jean-Philippe Schreiber, directeur de recherche au FNRS et professeur à l’ULB, s’était déjà penché sur « la négation au tribunal ». Dans son dernier livre, Neretse. Le procès du génocide, il part du premier procès pour crime de génocide tenu en Belgique pour tirer une réflexion sur le processus criminel, son exécution, sa négation et sa mémoire.
Photo © Atosan/Shutterstock
« Vivre un génocide, cela signifie des choses concrètes. Cela signifie que l’on a vu ses enfants être sous ses yeux, humiliés, violés, abattus, découpés à la machette ; cela signifie avoir été laissé pour mort, parfois enterré dans un charnier, y être demeuré des heures ou des jours et s’en être échappé lorsque le silence était retombé après les derniers râles des mourants et que les tueurs s’en soient allés vers d’autres exploits. »2 Jean-Philippe Schreiber reprend dans son livre ce témoignage de Me Michèle Hirsch, avocate spécialisée en droit pénal et en droit des victimes. Elle représentait, aux côtés de Me Eric Gillet, Martine Beckers, sœur de Claire Beckers, tuée avec sa famille et d’autres voisins sous les ordres de Fabien Neretse. C’est la nationalité belge de la victime qui a valu à cette affaire d’être jugée en Belgique.
Qui était Fabien Neretse ?
Ce haut fonctionnaire rwandais (décédé en 2024, NDLR) était, en 1994, le directeur d’une entreprise publique d’exportation de café. C’est quelqu’un qui avait beaucoup d’autorité et qui était un proche du pouvoir. Il a été impliqué dans le génocide à Kigali et dans son village natal qui se situe au nord-ouest du Rwanda. Après le génocide, il a trouvé refuge dans des pays d’Afrique centrale puis en France. Il a fallu beaucoup de temps pour qu’il soit livré à la Belgique et soumis à un procès d’assises en novembre et décembre 2019. Il s’est agi du premier procès pour génocide en Belgique.

Jean-Philippe Schreiber, Neretse. Le procès du génocide, Bruxelles, Fondation Henri La Fontaine, 2025, 232 pages.
Le génocide des Tutsi a pour cause un conflit social et politique, et non interethnique comme on l’a trop souvent entendu. Quelle est donc son origine profonde ?
Il n’existe pas de différences ethniques au Rwanda. Il y avait par contre des catégories sociales de la population assez fluides avant qu’elles ne soient figées dans une grille de lecture ethno-raciale importée d’Europe : un Tutsi pouvait devenir hutu et inversement. Le colonisateur a vu des différences inspirées du darwinisme social en cours en Europe au XIXe siècle. Il a dès lors institué des catégories en les racialisant. Elles ont été progressivement intégrées par les Rwandais eux-mêmes, au point que l’antagonisme entre Tutsi et Hutu est devenu racial. Cela a conduit à une culture d’apartheid et aux premiers massacres à partir de la fin des années 1950.
Comment peut-on définir et classer les génocides ?
Le génocide est un crime caractéristique du XXe siècle. Sa définition peut varier selon l’approche qu’on en a. Les juristes s’inspirent de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide qui a été signée par les Nations unies en 1948, après le procès de Nuremberg duquel la notion de génocide était juridiquement absente. Les historiens, dont je suis, conçoivent le génocide comme un crime d’État à l’encontre d’une catégorie de ses citoyens. La méthode importe peu : l’extermination des Tutsi a été réalisée avec des moyens rudimentaires comme des machettes, des lances, des grenades et des armes à feu. Quand on la compare à la Shoah, « l’efficacité » du génocide des Tutsi a été plus grande… Ce qui importe dans le génocide, c’est son intentionnalité. Ce n’est donc ni un crime de guerre ni un crime contre l’humanité, bien que des crimes de guerre puissent revêtir parfois une dimension encore plus considérable qu’un génocide.

Reconnu coupable de génocide contre les Tutsi du Rwanda, Fabien Neretse a été condamné par la cour d’assises de Bruxelles à 25 ans de prison pour au moins onze meurtres et trois tentatives de meurtre commis en 1994.
© Werner Durooy/Shutterstock
Génocide et guerre sont-ils intimement liés ?
Les génocides du XXe siècle se sont tous déroulés dans un contexte de guerre ; les conflits servent d’écran pour les justifier. On fait croire à la population qu’il faut nécessairement exterminer une « cinquième colonne » qui constitue un danger. Ce qui est paradoxal, c’est que le pouvoir politique génocidaire y détourne une partie de ses moyens militaires et humains. En théorie, il ne serait pas impossible qu’un génocide puisse être perpétré dans un contexte non guerrier.
Selon vous, tout État est-il génocidaire en puissance ?
Pour aboutir à un génocide, un fantasme d’altérité lié au façonnage des consciences se construit progressivement : il paraît logique que pour survivre, un régime autoritaire doive passer par l’éradication d’une partie de la population. En ce sens, toute société soumise à un cadre autoritaire et fondée sur la construction d’une altérité serait susceptible de commettre l’innommable.
Pourquoi les troupes françaises, belges et de la Misson des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) présentes sur place n’ont-elles pas pu empêcher le génocide ?
Si on avait accordé de l’importance aux rapports internationaux qui annonçaient le génocide, si les Nations unies avaient nommé ce qui se tramait, les États signataires de la Convention de 1948 auraient été contraints d’intervenir militairement pour empêcher le génocide. Car cette Convention prévoit la répression, mais aussi la prévention de génocide. Mais la reconnaissance du génocide n’est intervenue qu’à la toute fin du processus…
Pourquoi la communauté internationale n’a-t-elle pas qualifié de génocide les événements dès le début ?
Des rapports commandités par les instances internationales ont circulé. Mais, les recommandations n’ont pas été suivies. Avant même le génocide, des services de renseignements savaient qu’il y avait un plan d’extermination des Tutsi : il y avait déjà eu de premières mises en œuvre en 1992-1993, notamment au sud de Kigali. La notion de génocide n’a pas été intégrée, car cela aurait obligé les États à intervenir alors qu’ils ne le voulaient pas. Le génocide a commencé le 7 avril 1994 et plutôt que de renforcer la présence militaire sur le terrain, c’est tout le contraire qui s’est produit.
Les troupes internationales sont retirées du pays, comme la Belgique après le massacre de dix de ses para-commandos qui protégeaient la Première ministre rwandaise du gouvernement de transition. Quant à l’opération Turquoise des troupes françaises, la complicité avec les génocidaires a été manifeste dès la fin du mois de juin 1994. La France et le pouvoir rwandais étaient très proches dans le cadre de la politique africaine de François Mitterrand qui entendait préserver les intérêts géostratégiques français contre les Américains. Les militaires français ont été aux côtés de l’armée rwandaise dès le début de la guerre civile en octobre 1990.
Comment la population hutu a-t-elle pu être mobilisée avant et au cours du génocide ?
Le Rwanda est un tout petit territoire très peuplé où les relations sociales s’exercent essentiellement dans des villages, malgré l’urbanisation du pays. Ce sont des voisins qui ont exterminé leurs voisins. Pendant des décennies, on a représenté les Tutsi comme ayant des caractéristiques physiologiques très stéréotypées différentes de leurs voisins hutus. À l’école, à l’église, s’est imposée une culture de la dangerosité de l’Autre. On a convaincu les Hutu que les Tutsi étaient des personnes dangereuses et malfaisantes. Comme pour les Juifs en Occident auparavant. En octobre 1990, dès le début de la guerre civile qui a sévi sur une partie du territoire, tous les Tutsi ont été assimilés à des combattants du FPR (Front patriotique rwandais, NDLR), même les femmes et les enfants…
Quel a été le rôle de la royauté belge et de l’Église catholique belge et rwandaise ?
Le rôle de la royauté belge n’est pas très documenté. Il existait une proximité entre le roi Baudouin et le président Juvénal Habyarimana qui étaient tous deux de fervents catholiques. On ne peut cependant pas affirmer que la royauté belge ait joué un rôle dans la marche vers le génocide. En revanche, l’Église catholique rwandaise était très proche d’Habyarimana. Le génocide revêtait une justification religieuse, car il était assimilé à une guerre sainte contre les Tutsi. Certains prêtres catholiques ont livré leur église aux génocidaires alors que les Tutsi s’y étaient réfugiés. Mais d’autres prêtres ont eu une attitude de compassion et ont aidé des familles tutsies à se cacher ou à fuir. L’Église a pesé pour que ses membres génocidaires ne soient pas poursuivis : il a fallu longtemps avant qu’ils ne soient arrêtés et jugés. Comme après la Deuxième Guerre mondiale, lorsque des filières catholiques ont été à l’œuvre pour que des nazis puissent être exfiltrés.
D’autres Églises ont aussi joué un rôle négatif comme l’Église presbytérienne rwandaise. Pourtant, les Tutsi étaient également des catholiques. Mais de 1959 à 1961, la hiérarchie catholique est passée de tutsi à hutu à la faveur de la révolution sociale hutu censée donner plus de pouvoir aux Hutu majoritaires. À l’époque de la décolonisation, l’Église catholique a joué un rôle important dans des révolutions populaires d’inspiration chrétienne pour contrer celles d’inspiration communiste. Elle a commencé à stigmatiser les Tutsi qui étaient considérés comme des suppôts de Moscou et dans le même temps royalistes. Les Hutu ne voulaient pas du maintien de la royauté après l’indépendance, à l’inverse des Tutsi. Quant au monde catholique belge, depuis le début de la colonisation, il a incarné le mandat qui a été confié à la Belgique sur le Rwanda au lendemain de la Première Guerre mondiale. Le Rwanda a été colonisé notamment via l’Église catholique belge.
Tout ce qu’elle a raté en Belgique à cause essentiellement des luttes sociales, elle a voulu le réussir au Rwanda conçu comme un royaume de Dieu. Le système scolaire, l’administration coloniale ont été sous la coupe de l’institution catholique belge. Après la décolonisation survenue en 1962, la coopération belge a été essentiellement assurée par le monde social-chrétien. Quand survient le génocide en 1994, la proximité entre ces deux mondes est très forte. Cela explique que la réaction belge ait été très timide, que le discours négationniste ait eu droit de cité en Belgique et qu’aujourd’hui, il y ait une très grande différence dans la compréhension de ce qui s’est passé entre les mondes francophone et flamand. Du côté francophone, le génocide a été très bien intégré au niveau des responsabilités. En revanche, en Flandre où le poids de l’Église catholique est toujours très important, certains refusent toujours l’idée que les Tutsi ont été victimes d’un génocide.

À Kibuye, à l’ouest du Rwanda, sur les rives du lac Kivu, un mémorial honore la mémoire des victimes massacrées dans l’église Saint-Jean. Le Rwanda et l’Église catholique romaine continuent d’être en désaccord sur le rôle joué par l’Église dans le génocide.
© MilanoPE/Shutterstok
Quelle est la mémoire rwandaise du génocide ? Le Rwanda a-t-il connu une réconciliation entre Hutu et Tutsi ?
Le travail de mémoire a été presque immédiat, dès l’été 1994. Tout ce qui pouvait documenter le génocide a été collationné. Des associations ayant pour vocation de cultiver le devoir de mémoire ont été créées. Les autorités rwandaises ont mis en place des politiques commémoratives pour faire comprendre ce qui s’est passé. Ce travail de mémoire n’empêche pas l’existence de forces politiques qui tentent de contester le crime ou d’en retourner la perspective pour faire passer les victimes pour des bourreaux afin de mettre en cause le pouvoir politique actuel. Quant à la réconciliation, elle reste très compliquée : le feu couve toujours depuis trente ans parce que des antagonismes subsistent. Des génocidaires agissent toujours sur les frontières du Rwanda comme à travers la guerre qui est menée dans l’est du Congo actuellement : certaines milices comme le M23 sont proches de Kigali. Cependant, le régime très autoritaire en place au Rwanda peut empêcher la reprise des crimes. Dans un avenir plus lointain, on ne sait pas…
Y a-t-il un lien entre le génocide de 1994 et les combats actuels dans l’est du Congo ?
Je pense que les deux situations n’ont rien à voir, même si ceux qui ont pris le pouvoir au Rwanda après le génocide ont toujours lorgné les richesses de l’est du Congo. À ceci près qu’a été intégrée l’idée qu’un acte génocidaire était toujours possible. L’idéologie génocidaire reste donc malheureusement présente de part et d’autre de la frontière du Congo avec le Rwanda.
- Stéphane Audoin Rouzeau, Annette Becker, Samuel Kuhn et Jean-Philippe Schreiber (dir.), Le choc. Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi, Paris, Gallimard, 2024, 432 p.
- Jean-Philippe Schreiber, Neretse. Le procès du génocide, Bruxelles, Fondation Henri La Fontaine, 2025, p. 83.
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