Libres, ensemble
Droits fondamentaux :
puiser dans
le commun du monde
Propos recueillis par Vincent Dufoing · Directeur « Projets communautaires » du CAL
Mise en ligne le 1er juillet 2024
Vous pensiez que les droits humains découlaient tout droit du siècle des Lumières ? Aller voir plus loin dans l’espace et le temps s’avère riche de découvertes. Le journaliste Eddy Caekelberghs a fait le voyage dans l’Histoire jusqu’aux premières sources.
Photo © Rungsan Nantaphum/Shutterstock
Pourquoi vous êtes-vous lancé dans le recensement historique des droits humains ?
J’ai tenté d’inventorier les sources historiques en remontant le plus loin possible afin de démontrer que les droits humains ne trouvent pas leur origine à la Révolution française ni à la révolution américaine comme de nombreuses personnes le croient. Le postulat de ce livre est que chaque fois que les êtres humains ont pu s’organiser en société, ils ont toujours voulu individuellement et collectivement obtenir du pouvoir, a fortiori s’il est en situation de faiblesse, des règles qui permettent d’échapper à l’arbitraire. Le rouleau de Cyrus datant de 539 avant notre ère installe une liberté religieuse dans l’Empire perse. Le Code babylonien de Hammurabi (de 1792 à 1750 av. J.-C.) spécifie les peines à infliger aux auteurs d’actes délictueux, qu’ils soient nobles ou manants. Ils représentent des prémices de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
Quel était le postulat de base de la première déclaration des droits humains qui semble émaner du Mali en 1236 et quelles en étaient les limites ?
Certains historiens discutent de l’historicité de la charte du Manden de 1236. Peu importe : elle fait partie du patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco, et des intellectuels et des pays africains s’en revendiquent toujours. Elle affirme qu’aucune vie ne peut être supérieure à une autre. Cette affirmation se retrouve à l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Les limites aux chartes demeurent les mêmes : elles reposent encore sur la bonne volonté car elles ne bénéficient pas d’outils de justice pour les faire respecter. Quand un pays piétine la Charte des droits de l’homme ou la Déclaration universelle, on peut entamer des procédures qui ne mettent aucunement en danger ledit pays. Elles représentent quand même des arguments permettant à des instances judiciaires internationales d’obtenir réparation.
Eddy Caekelberghs, Créer du commun : histoire comparée des sources des droits de l’homme, Mons, Fondation Henri La Fontaine, 2024, 336 pages.
Quelles sont selon vous les trois grandes étapes qui ont marqué l’histoire des droits humains depuis l’Antiquité ?
L’Habeas Corpus de 1679, arraché au pouvoir royal en difficulté financière, a permis en Angleterre à tout individu de devenir propriétaire de son corps et d’être responsable de ce qui lui arrive. Il est donc l’ancêtre des combats en faveur de la dépénalisation de l’avortement et de l’euthanasie. C’est pareil pour la Magna Carta qui a été arrachée par la baronnie anglaise au roi Jean sans Terre en 1215. Le processus a été le même : les caisses du pouvoir royal sont vides à cause des campagnes militaires ; le roi demande aux dignitaires du royaume de l’aider financièrement et, en contrepartie, ces derniers lui soutirent des compensations. La Déclaration d’indépendance et la Constitution américaines sont très liées aux Déclarations des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de 1793 : les deux ont mis l’accent sur la recherche du bonheur. J’insiste sur l’importance de la Déclaration de 1793 qui a souffert de la participation de ses signataires à la Terreur six mois plus tard. On retrouve la notion de bonheur au Bhoutan qui a créé en 1972 le « bonheur national brut ». Depuis, des enquêtes classent les pays selon des critères de bien-être. La récente condamnation de la Suisse pour inaction climatique y est liée. Dans un autre domaine, il y a la création en 1864 du droit international humanitaire en temps de guerre qui a permis d’apporter un peu de « bonheur » dans des moments tragiques.
La Déclaration universelle de 1948 représente-t-elle le point d’orgue du processus ?
Oui et non. Oui parce qu’elle a une portée mondiale. Non car il s’agit d’une déclaration éminemment politique et qu’elle est liée au modèle économique libéral et au contexte historique. Par rapport à la Déclaration de 1789, son article 1er ne contient plus l’affirmation que les êtres humains demeurent libres et égaux en droits. En effet, ses signataires étaient en partie des puissances coloniales qui ne pouvaient admettre que les habitants des pays colonisés restent libres tout au long de leur vie, et les États-Unis n’avaient pas encore conféré de droits civils aux Afro-Américains. Il a fallu ensuite rédiger des conventions internationales additionnelles pour faire reconnaître le droit à l’autodétermination des peuples, les droits culturels, les droits politiques, etc.
Quand un pays piétine la Charte des droits de l’homme ou la Déclaration universelle, on peut entamer des procédures qui ne mettent aucunement en danger ledit pays. Elles représentent quand même des arguments permettant à des instances judiciaires internationales d’obtenir réparation.
© Design36/Shutterstock
Quels sont les invariants que vous avez pu dégager tout au long de cette histoire des droits humains ?
Le rejet de l’arbitraire et les libertés individuelles, c’est-à-dire les droits de première génération. Il existe évidemment des régressions : la Constitution de l’URSS reprenait toute une série de droits mais en limitait la portée afin que les droits individuels s’effacent devant le collectif. La différence selon moi entre un État de droit et un État dictatorial est la mise à mal des droits individuels. Également ceux de deuxième génération, les droits collectifs, qui permettent à des parties de la population de jouir de droits fondamentaux comme la liberté. Ces droits ont été niés et continuent de l’être par des régimes dictatoriaux tels que le fascisme, le nazisme, le soviétisme ou, plus proche de nous, la République islamique d’Iran, etc. Il faut qu’existe une combinaison de libertés individuelles, de droits collectifs et de nouveaux droits plus particuliers comme ceux relatifs à ce qu’on appelle les « communs » (la santé collective, la santé de la planète, l’intelligence artificielle, etc.). Quand le patron de Nestlé entend breveter l’accès à l’eau dans un contexte de stress hydrique, il s’agit d’une négation pure et simple du droit.
Pourquoi la plupart des gens pensent-ils que les droits humains trouvent leurs racines au siècle des Lumières ?
Les Occidentaux l’envisagent comme tel parce qu’ils ont longtemps exporté cette conception en tant que puissances coloniales. La France a essaimé au XVIIIe siècle dans différentes parties du monde le droit universel au point de faire croire qu’elle en était l’inventrice. La charte du Manden, la Magna Carta, l’Habeas Corpus et la Grande Loi de l’unité iroquoise, qui a été traduite en anglais en 1720 et qui a inspiré tant la Déclaration d’indépendance que la Constitution des États-Unis, démontrent qu’il est très présomptueux de prétendre que tout a commencé au XVIIIe siècle. L’invention de l’ombudsman en Suède à la frontière du XVIe et du XVIIe siècle prouve aussi la volonté d’existence d’une institution interface entre le pouvoir et les citoyens. Cela a plus de trois siècles et demi mais beaucoup croient que c’est récent !
Existe-t-il selon vous une hiérarchie entre les quatre grandes catégories de droits humains que sont les droits civils et politiques, les droits économiques et sociaux, les droits collectifs et les droits émergents ? Ou sont-ils tous d’une égale importance ?
Il n’y a pas de hiérarchie entre eux mais bien une articulation. Les valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité s’interpénètrent. Il ne peut y avoir de droits sociaux et économiques dignes de ce nom si l’on ne dispose pas effectivement de droits collectifs et individuels. Actuellement, des régimes autoritaires ou illibéraux remettent en question le modèle démocratique à cause de son prétendu manque d’efficacité : ils affirment des droits culturels et économiques, mais dans le même temps imposent une contraction des droits individuels au profit des droits collectifs. Les droits fondamentaux reposent sur l’articulation entre le « je », le « tu » et le « nous ». Lorsqu’il n’y a pas d’altérité, il y a une absence de droits causée par le face-à-face entre le « je » qui s’écrase et le « nous » qui exige, comme le prône les partis d’extrême droite. Il faut relire à ce sujet le chapitre « La fiction grammaticale » du livre Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler publié en 1940. Donc, ainsi que l’écrit le philosophe français Michel Barat dans son ouvrage La conversion sur regard publié en 1992, il convient de passer du « je pense donc je suis » à « je pense donc tu es ».
Pourtant, les déclarations de droits humains sont-elles galvaudées ?
La Déclaration universelle des droits de l’homme est un programme politique à défendre chaque jour. Il faut se battre pour maintenir les droits acquis mais également en trouver de nouveaux. La Déclaration est un idéal dont les individus, les collectivités et les États peuvent s’inspirer. Cependant, l’accès aux droits peut être régressif : en Belgique, des enquêtes révèlent régulièrement qu’au nom de la sécurité, des gens seraient prêts à sacrifier certaines de leurs libertés individuelles. La solution pourrait éventuellement passer par un gouvernement mondial imposant les droits humains à tous, bien que cette hypothèse pose pas mal de questions. Je pense plus à une collaboration mondiale entre pays basée sur l’égalité, au risque de voir émerger des situations de prédation au sein de et entre pays pour l’accès à l’eau potable ou à l’énergie par exemple.
Pensez-vous qu’il soit possible que la mise en œuvre de mesures contre le réchauffement climatique soit respectueuse des droits humains et de la justice sociale ?
Il va s’agir d’articuler les droits individuels et collectifs avec un modèle d’organisation socio-économique qui permette de juguler la crise climatique. Il faudra composer avec les conséquences sociales des mesures et créer une solidarité internationale. Actuellement, certains nantis pensent encore qu’ils pourraient y échapper individuellement ou en groupe en se constituant des niches de bien-être tout en regardant mourir le reste de l’humanité, comme l’atteste la recherche de nouvelles planètes où les plus fortunés pourraient vivre. Si l’on veut continuer de stabiliser des conditions de vie humaine sur Terre, on doit s’engager dans un combat politique pour changer les modes de production. L’Europe est aujourd’hui à la pointe de ce combat mais les autres parties du monde doivent suivre !
Pourquoi l’universalisme des droits humains est-il tant critiqué ? Parce qu’il relèverait d’une vision jugée par certains trop occidentale ?
Il y a de ça, évidemment. Le fait d’avoir peu produit d’histoire universelle des droits humains y participe également. Nous avons voulu trop souvent écrire l’histoire des droits fondamentaux à partir de l’expérience occidentale et particulièrement européenne. Alors que chaque société dispose, peu ou prou, dans ses bagages historiques d’éléments inspirants pour l’avenir.
Articuler les droits individuels et collectifs avec un modèle d’organisation socio-économique qui permette de juguler la crise climatique est essentiel.
@ Salvacampillo
Quels sont les grands enjeux et nouveaux droits qui devraient de nos jours être intégrés dans les textes officiels relatifs aux droits humains ?
Un grand défi concerne les droits liés aux intelligences artificielles génératives. Dans ce cadre, par rapport aux futurs droits rattachés à la personne électronique, à nos futurs avatars, je plaide pour l’appellation québécoise « droits de la personne humaine ». Car « droits humains » qualifie mais ne destine pas, « droits de l’homme » n’insiste pas assez sur le statut de la femme. Le Parlement européen a promulgué en mars 2024 le « Artificial Intelligence Act » qui a pour but d’encadrer les intelligences artificielles génératives naissantes dans différents domaines. La personne électronique devra être protégée afin qu’il ne soit pas possible de lui porter atteinte ni de la faire disparaître. Par ailleurs, il faudra renforcer la sauvegarde des droits individuels et collectifs contre l’autoritarisme du contrôle social. Des projets suscitent des questions. Parmi ceux-ci, la « monnaie numérique de banque centrale » (Central Bank Digital Currency) portée par la Banque centrale européenne et qui devrait être mise en œuvre en 2027 ou 2028. Ce projet passe jusqu’ici inaperçu. Il s’agit de la création pour tous les citoyens européens de comptes bancaires en euros qui n’auront jamais de convertibilité en monnaie papier. Voilà un terrifiant contrôle social : toute la traçabilité de la vie deviendrait lisible alors que la monnaie papier est confidentielle. Cette monnaie numérique devrait empêcher d’acheter n’importe quoi comme des armes, de la drogue ou de la pornographie. Si le projet paraît positif, il convient de se poser la question de savoir qui va décréter que tel produit est une drogue ou que tel film est pornographique. Il y a de fortes chances que la publication sur Facebook du tableau L’Origine du monde de Gustave Courbet soit supprimée car jugée pornographique. Au-delà du paiement électronique dans les magasins et des cartes de fidélité qui sont déjà problématiques, les futurs frigos intelligents seront une véritable menace : par les interactions entre les datas de l’appareil et ceux liés au système de santé, l’électronique pourra constater les déviances alimentaires des individus par rapport à leurs pathologies, ce qui aura nécessairement des conséquences concernant l’accès aux soins. George Orwell nous a mis en garde en 1949 mais on n’a jamais cru à l’émergence d’un tel système de contrôle !
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