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Avis de tempête
sur les droits politiques
en Belgique

Propos recueillis par Vinciane Colson · Journaliste

Mise en ligne le 22 janvier 2025

En ce début d’année 2025, faire le point sur quelques grands dossiers n’est pas inutile, surtout lorsque cet exercice est réalisé par Sibylle Gioe, présidente de la Ligue des droits humains qui vient de sortir son rapport annuel1. Avec énergie et sans complaisance, toujours le sourire aux lèvres, Sibylle Gioe se veut ferme, mais optimiste. Et ce, malgré une année 2024 marquée par une menace sur les droits civils et politiques, une porosité accrue des idées d’extrême droite et un baromètre des droits humains qui ne va pas dans le sens d’une amélioration.

Photo © Drew McArthur/Shutterstock

 

Montée de l’extrême droite en Belgique, en Europe et un peu partout dans le monde, banalisation du discours de haine, tentative d’atteinte au droit de manifester, au droit de grève ou encore à la liberté de la presse : l’année 2024 a été particulièrement rude pour toutes celles et tous ceux qui défendent les droits humains. Et en 2025, est-ce que ce sera plus difficile de défendre les droits humains ? C’est à une vigilance accrue que l’on doit se préparer ?

En effet, il y a des indicateurs qui montrent que les défenseurs et défenseuses des droits humains peuvent subir de plus en plus d’intimidation, notamment les défenseurs climatiques. Il y a eu un document du rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement qui a montré qu’ils subissaient de plus en plus d’atteintes dans le monde. Et l’Institut fédéral pour les droits humains a aussi rendu un rapport dénonçant des formes d’intimidation à l’égard des défenseurs et défenseuses des droits humains2, en particulier ceux qui luttent pour les matières féministes, antiracistes, etc.

En Europe, aujourd’hui, au niveau du Parlement européen, un quart des sièges est occupé par des partis d’extrême droite. Il y a une forme de rupture du cordon sanitaire, avec un vice-président de la Commission européenne issu du parti néofasciste italien Fratelli d’Italia. En Flandre, il y eut rupture du cordon sanitaire, au niveau des élections communales. Comment La Ligue des droits humains peut-elle agir face à cette montée de l’extrême droite ?

La Ligue des droits humains a plusieurs champs d’action. Il faut informer puis agir. L’extrême droite progresse aussi lorsque d’autres partis reprennent ses recettes et les mettent en œuvre. La Ligue des droits humains peut agir en justice pour essayer de contester certaines lois et démontrer qu’elles portent atteinte aux droits fondamentaux. Mais n’oublions pas la progression de l’ensemble des discours de haine, au sein des partis d’extrême droite mais aussi au sein d’autres partis, en Flandre comme en Wallonie.

Sibylle Gioe a sucédé à Edgar Szoc à la présidence de la Ligue des droits humains 1er juin 2024.

© Ligue des droits humains

L’incitation à la haine est punissable. Mais la plupart des discours de haine ne sont pas nécessairement punissables en justice, ce qui est logique au regard du principe de la liberté d’expression. Néanmoins l’ensemble des corps des droits fondamentaux, comme aux Nations unies ou au Conseil de l’Europe, recommandent de ne pas les laisser se banaliser dans l’espace public parce qu’ils ont un effet performatif. Je prends un exemple qui a eu lieu au Royaume-Uni. Un crime a été commis, des fake news ont circulé disant que c’étaient des personnes en demande d’asile qui l’avaient commis. Suite aux discours de haine contre ces personnes, il y a eu des effets très concrets : des centres d’accueil ont été attaqués et des listes d’avocats qui défendent les droits des étrangers ont circulé pour que ces avocats soient éliminés. Donc les discours de haine ont des effets concrets. Il faut oser contre-argumenter. Avec le Conseil d’administration de la Ligue, on a voté à l’unanimité une position qui demande aux responsables politiques de dénoncer ces discours de haine lorsqu’ils se produisent, de ne pas les excuser ou les banaliser – ce que malheureusement nous avons vu à plusieurs reprises au cours des derniers mois – mais aussi par exemple, de modérer sur les réseaux sociaux les discours de haine, tel que requis par la Charte de la démocratie.

Est-ce qu’on peut s’attaquer aussi au financement de ces partis, à partir du moment où leurs discours portent atteinte aux droits fondamentaux ?

C’est très compliqué. La loi sur le financement des partis politiques prévoit un mécanisme qui dit que lorsque des partis ou des mandataires du parti présentent une hostilité manifeste par rapport aux droits fondamentaux, par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme, il y a toute une procédure qui permettrait au Conseil d’État de réduire leur dotation publique. Mais c’est une procédure très lourde à mettre en œuvre et très restreinte.

Cela dit, cette loi nous montre que les droits humains sont la boussole. Comment est-ce qu’on apprécie si un parti est démocratique ?

La loi sur le financement des partis politiques peut nous aider à répondre à cette question. Car elle nous dit qu’un parti démocratique est celui qui est admis à débattre avec les autres partis, c’est un parti qui respecte les droits humains, qui ne montre pas une hostilité manifeste. La boussole en démocratie, c’est le respect de l’État de droit et des droits humains.

À l’heure où l’on se parle, il n’y a pas de nouveau gouvernement, mais on annonce déjà une politique migratoire particulièrement sévère. Est-ce que cela vous inquiète ?

Bien sûr, cela m’inquiète, mais il faut mettre les mots justes. Quand on parle de mesures très dures ou mesures sévères, en fait, c’est un euphémisme. Ce qui est proposé, c’est de violer les droits humains et l’État de droit purement et simplement. Le droit à l’accueil qui a été bafoué de 2021 jusqu’à aujourd’hui, c’est une violation grave des droits humains. Et pire encore, chaque fois que les personnes en demande d’asile ont fait appel à la justice pour réclamer un accueil, tel que la loi le prévoit, l’État s’est assis sur ces décisions de justice et a décidé de ne pas les respecter, ce qui est une violation grave et caractéristique de l’État de droit. D’ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Belgique en juillet 2023 de manière très sévère en dénonçant une atteinte structurelle à l’État de droit.

Le droit d’asile et l’interdiction de soumettre quiconque à des traitements inhumains ou dégradants sont absolus. Il est contenu dans l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il n’y a pas d’exception possible, aucune, même en temps de guerre, jamais. Dans certains programmes, celui de la N-VA par exemple, on a même vu une proposition visant à instaurer un moratoire sur le droit d’asile, une suspension de la Convention européenne des droits de l’homme. Ce qui est tout simplement illégal. Sans parler de tout ce discours pour banaliser les push back, refouler les personnes sans examiner les dangers qu’elles encourent. C’est purement et simplement interdit.

Régulièrement condamnée, la Belgique est loin d’accueillir les réfugiés par la grand porte (ici du Petit Château, centre d’arrivée situé au cœur de Bruxelles).

© Werner Lerooy/Shutterstock

En 2024, il y a eu aussi des atteintes au droit de grève3, des atteintes à la liberté de la presse, mais quand même de petites victoires. Le projet de loi de l’ex-ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne, qui visait à introduire une sanction complémentaire d’interdiction judiciaire de manifester pour des faits commis dans des rassemblements revendicatifs, a par exemple été abandonné.

Pour l’instant, on constate une mise en tension des droits politiques. Il y a eu une réforme du Code pénal qui a notamment introduit l’« atteinte méchante à l’autorité de l’État » risquant de criminaliser les appels à la désobéissance civile et donc, en quelque sorte, la contestation politique pacifique. La Ligue des droits humains attaque évidemment cette disposition devant la Cour constitutionnelle. D’un autre côté, il y a eu d’autres projets qui n’ont pas réussi à passer, comme, vous l’avez dit, la « peine d’interdiction de manifester » à l’égard de militants. Il y a eu une grosse contestation de la société civile avec la création de cette coalition « Droit de protester ». Encore récemment, la Cour constitutionnelle a rappelé que l’utilisation d’une requête unilatérale pour casser un piquet de grève, comme ça a été beaucoup le cas dans les dossiers Delhaize, n’était pas admissible. On le voit, la situation est tendue pour l’instant, mais nous obtenons quand même certaines petites victoires. Et c’est encore possible de poser une certaine résistance légale en attaquant ces lois devant la Cour constitutionnelle.

Dans votre rapport annuel, vous évoquez la liberté de la presse qui vous inquiète.

Sur ce point, il y a deux éléments : premièrement plusieurs décisions judiciaires de « censure préventive à la publication d’articles », ce qui est en réalité interdit par la Constitution. Et deuxièmement, dans cette réforme du Code pénal que la Ligue des droits humains attaque devant la Cour constitutionnelle, il y a également une disposition très problématique sur l’interdiction de recevoir ou de diffuser des secrets d’État. Ce qui veut dire que des journalistes d’investigation pourraient être poursuivis en justice parce qu’ils révèlent un scandale de vente d’armes à des pays qui violent les droits humains ou des fissures dans des centrales nucléaires. Ce sont des sujets, évidemment, d’intérêt primordial pour le public et qui pénaliseraient tous les lanceurs d’alerte. En fait, on aborde ici la théorie de l’interdépendance entre démocratie, État de droit et droits humains. Il faut être vigilant sur plusieurs fronts à la fois, et ne rien lâcher de quelque côté que ce soit.

Être vigilant sur le respect des droits sociaux aussi ?

J’ai l’impression que, dans le discours public, on considère que la régression des droits sociaux va de soi et peut être décidée sur une pure position de principe idéologique, mais ce n’est pas le cas. L’article 23 de la Constitution garantit le droit de toute personne à mener une vie conforme à la dignité humaine, ce qui comprend notamment le droit à la sécurité sociale, le droit au travail, le droit à un logement décent, le droit à un environnement sain, etc. Ce qui veut dire qu’il y a un ensemble de protections minimales qui doivent être garanties. Et cette disposition de l’article 23 a un deuxième mécanisme : l’effet de Standstill, c’est-à-dire qu’on ne peut pas faire une régression significative dans les droits sociaux sans, pour le gouvernement, justifier le motif d’intérêt général pour lequel cette régression serait admissible. Ça correspond bien à la volonté des pactes des Nations unies, qui disent que les droits économiques, sociaux et culturels doivent être en progrès constant. Les reculs ne sont, en principe, pas admissibles, sauf à justifier de sérieux motifs d’intérêt général.

Autre sujet qui vous préoccupe mais dont on parle moins, c’est la reconnaissance faciale. La Ligue des droits humains en a fait une priorité, pour quelle raison ?

Ce sont des questions un peu moins visibilisées et donc un peu moins prises en charge. La Ligue des droits humains a une commission « vie privée » qui travaille sur de nombreuses thématiques, dont celles du recueil et de l’utilisation des données. Nous avons mis un gros projecteur sur les questions de reconnaissance faciale. Nous avons organisé, en octobre dernier, un procès fictif. En droit belge, la reconnaissance faciale n’est pas autorisée. Pourtant, on sait qu’elle a été utilisée à plusieurs reprises, dans certaines enquêtes judiciaires ou à l’aéroport de Zaventem. Cela pose déjà un problème d’État de droit, pour revenir à notre sujet précédent. Il faut un débat démocratique au sein des institutions avec la société civile afin qu’elle puisse avoir connaissance des projets. Et également pour discuter des tenants et aboutissants de cette technologie qui a des effets négatifs, comme le chilling effect, un effet « paralysant », dissuasif, notamment d’exercer ses libertés politiques. Si on se sait filmé, on agit moins, cela peut être très intimidant de participer à une manifestation, d’avoir une discussion dans un café avec un opposant politique. Il peut aussi y avoir un détournement de ces technologies-là. C’est par exemple le cas de la reconnaissance des plaques de voiture mise en place avec des caméras à Bruxelles en 2015 après les attentats, dans un contexte de lutte antiterroriste, mais qui, finalement, ont été détournées à des fins plus vénielles, sans que les citoyens en soient nécessairement informés.

Quand des dispositifs sont mis en place dans la loi créant une ingérence dans les droits humains, on doit toujours se demander ce que ferait un gouvernement de mauvaise intention de ce dispositif-là. Il est absolument nécessaire de se poser la question ! Un exemple : avec l’atteinte méchante à la circulation, qui n’avait pas été envisagée pour pénaliser des militants, mais qui, finalement, a permis des dizaines d’années plus tard la condamnation de syndicalistes. Donc, il faut toujours se demander, quand on adopte un dispositif répressif, quels pourraient en être les effets pervers en matière de droits humains.

Selon la Ligue des droits humains, « le règlement européen sur l’intelligence artificielle adopté en 2024 interdit, sauf exceptions, l’identification biométrique à distance et en temps réel par la police. Mais le risque est grand que la Belgique utilise ces exceptions pour tenter de mettre en place une surveillance par reconnaissance faciale ».

© Trismegist san/Shuttersock

Il y a quelques semaines, vous avez remis le prix Régine Orfinger-Karlin, du nom de cette résistante et avocate des droits humains qui a marqué l’histoire de la Ligue des droits humains, à la Ligue des travailleuses domestiques de la Confédération des syndicats chrétiens.

Cette association défend les droits des femmes sans papiers travaillant comme aide-soignantes, nounou ou aide-ménagères dans la Région bruxelloise. La cérémonie de remise du prix a été extrêmement émouvante. Elles sont venues sur scène nous présenter leurs projets, expliquer leurs revendications au quotidien, leur combat pour avoir accès aux droits, la possibilité de porter plainte contre un employeur abusif. Car sans situation de séjour très précise, il y a toute une série de droits auxquels elles n’accèdent pas et qui les rendent particulièrement vulnérables et exploitables sur le marché de l’emploi. C’est extrêmement beau et inspirant de voir la force de cette action collective. Prenons exemple sur ces femmes qui se saisissent elles-mêmes de leurs droits, ensemble, et revendiquent ce à quoi elles peuvent prétendre.

  1. Ligue des droits humains, « État des droits humains en Belgique – Rapport 2024 », 2025, 68 pages.
  2. Cf. Carine Thibaut, « La société civile sous pression », dans EDL, no 514, février 2024, p. 6.
  3. Cf. Olivier Starquit, « Depuis la grève, on voit l’horizon », dans EDL, no 512, septembre 2023, p. 6.

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Libres, ensemble · 22 décembre 2024

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