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Après le déluge,
une femme debout

Louise Canu · Journaliste

Mise en ligne le 21 mai 2024

En Turquie, Pinar Selek est devenue le symbole de la lutte contre la répression des libertés académiques et politiques. La sociologue, écrivaine et militante des droits humains avait été arrêtée en 1998 alors qu’elle menait des recherches sur la diaspora kurde et le génocide arménien. Elle est depuis accusée de complicité avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et lutte contre un acharnement politico-médiatique d’une redoutable complexité.

Photo © Dana Creative Studio

Nous rejoignons Pinar Selek dans un hôtel du centre-ville bruxellois. Invitée d’honneur pour la cérémonie de remise des insignes honoris causa à l’ULB en décembre dernier, la sociologue franchit – non sans crainte – les frontières françaises pour la première fois depuis deux ans. Prise en grippe par l’État turc depuis vingt-cinq ans pour avoir refusé de livrer le nom des personnes interviewées dans le cadre de sa recherche sur la diaspora kurde, elle est accusée d’avoir participé à un attentat à la bombe sur le Marché aux épices d’Istanbul. Réfugiée en France depuis 2011 et sous le joug d’un mandat d’arrêt international depuis 2023, Pinar Selek bénéficie de la double nationalité. Elle se bat sans relâche pour une société plus juste.

Nous avons à peine le temps de la saluer qu’une employée de l’hôtel l’interpelle : « Madame, vous avez un tel sourire ! Vous illuminez de votre bienveillance. » Et aux deux femmes, qui se sont rencontrées la veille, de tomber dans les bras l’une de l’autre. On la qualifierait pudiquement de « grande dame » si Pinar Selek n’appelait à la retenue. Mais tant s’en faut. La « militante de la poésie », comme elle aime à se nommer, vient au contraire titiller notre tranquillité. Dans L’insolente : dialogues avec Pinar Selek, Guillaume Gamblin ne dit pas autre chose : « Chaque personne qui l’a rencontrée peut en témoigner : faire la rencontre de Pinar Selek, c’est se laisser transporter par son enthousiasme et son charisme plein de chaleur humaine et d’intelligence. Elle met en lien les personnes, les groupes, les luttes, pour construire des ponts et créer des convergences. Nul besoin d’être avisé.e pour comprendre que cette convergence des luttes contre les différents systèmes de domination (nationaliste, capitaliste, militariste, anthropocentriste, hétéropatriarcal, etc.) constitue un danger pour les pouvoirs établis. »

1984 : « communiste », une insulte

Petite-fille du fondateur du Parti des travailleurs de Turquie (un ancien parti d’extrême gauche nationaliste), fille d’une pharmacienne féministe et d’un avocat défenseur des droits humains, Pinar Selek grandit dans un milieu anticapitaliste, entourée de figures intellectuelles et de résistant.e.s au régime. Elle a 9 ans quand « les monstres » emprisonnent son père, en 1980, lors du coup d’État qui conduira à l’instauration d’une dictature militaire.

En Turquie, l’année 1980 évoque plutôt 1984. « On ne pouvait plus parler d’égalité, et le mot “communiste” devint une vraie insulte. C’était comme si le dictionnaire avait subitement rétréci. » Les résistant.e.s n’ont cependant pas leur langue dans leur poche et explorent d’autres modes de communication, clandestinement. « On dit qu’un million de personnes ont été emprisonnées durant cette période. Si tout le monde n’est pas resté longtemps, c’étaient d’énormes purges. Nous avons tissé beaucoup de liens en tant que visiteurs de prison, nous nous rassemblons autour de petites réunions informelles à la maison. » Pinar Selek apprend rapidement à décortiquer le discours officiel. « À l’école, on ne parlait pas de “dictateur”. On disait : “Notre président est génial.” À la maison, on l’écoutait chaque fois qu’il prenait la parole, pour comprendre et démentir. »

Traquée par le pouvoir turc depuis vingt-cinq ans, la sociologue Pinar Selek continue de se battre pour les libertés académiques et politiques.

© Valery Hache/Shutterstock

« Notre société n’a pas besoin de sociologie »

Autour de Pinar Selek, les départs se multiplient. Bon nombre d’ami.e.s de la famille sont contraint.e.s à l’exil ou sont envoyé.e.s en prison, ce qui l’interroge beaucoup « sur la question de la liberté ». Et de l’honnêteté. Déjà, petite, elle affirmait à sa mère : « Maman, nous, les gens honnêtes (elle ne sait pas où elle avait entendu cela), nous pouvons dormir sur nos deux oreilles. Les gens malhonnêtes, les monstres, ne peuvent pas bien dormir quand ils se couchent. » Et sa mère de répondre : « Non, Pinar Selek, c’est le contraire. » « J’étais si déçue ! Je pensais qu’on avait au moins ça pour nous, qu’on dormait bien… Finalement, les insomnies sont peut-être bon signe. »

Recherchant un cadre de réflexion dans lequel formuler ses questions, désireuse de décortiquer les mécanismes de pouvoir en œuvre pour mieux les combattre, Pinar Selek trouve refuge dans la sociologie. « L’état-major l’avait exprimé ouvertement : “Notre société n’a pas besoin de sociologie.” C’est l’état-major qui a mis mon père et nos amis en prison : si les monstres disent que la sociologie n’est pas bien, j’en ferai. »

En parallèle de ses études, Pinar Selek rencontre des enfants des rues, à Istanbul, qu’elle côtoie jusqu’à son arrestation. L’expérience « la plus importante » de sa vie, « plus que la prison, plus que l’exil, plus que les luttes ». Pendant dix ans, elle fréquente des homosexuels, des travesti.e.s, des transexuel.le.s1, des Tsiganes, des femmes au foyer, des Arménien.ne.s, des Kurdes… Autant de communautés victimes d’exclusion, qui participent à l’Atelier des artistes de rue, fondé par Pinar Selek. « Il y a eu une énorme convergence, sous la répression. Ce n’était pas facile, mais cette convergence était obligatoire. Cela a créé une transformation sociale de chaque groupe. Les idées ont beaucoup voyagé. » Lorsque Pinar Selek est emprisonnée, la rue se soulève la première à ses côtés, bien que ce soit « pour ces gens-là que la mobilisation était la plus dangereuse ».

Faire partie d’un grand récit

1998. Pinar Selek a 27 ans. Elle refuse de livrer à la police l’identité de ses enquêté.e.s kurdes, qu’elle rencontre dans le cadre de ses recherches en sociologie. En conséquence, elle subit maintes tortures dont elle n’ose parler. « En arrivant en prison, je me suis retrouvée entre les mains de vieilles femmes kurdes qui me caressaient et me prodiguaient des massages, car j’avais le dos cassé et ne pouvais pas bouger. Elles ont découpé mes habits aux ciseaux et m’ont lavée parce que j’étais très sale. Elles ont réparé mon âme. » Dans ce dortoir composé de femmes, d’autres poussent les portes pour la première fois, portant également les stigmates de leur passage en salle d’interrogatoire. C’est au tour de Pinar Selek de prendre soin d’elles. Et de ces solidarités, elle trouve une place dans la trame collective. « Tu situes ton expérience par rapport aux autres, tu comprends que tu es un petit point dans un grand tableau, que tu fais partie d’un grand récit. »

En prison, Pinar Selek apprend à la télévision qu’elle est inculpée pour complicité d’attentat terroriste perpétré par le PKK, causant le décès de sept personnes dans la capitale. Le rapport du laboratoire criminel conclut qu’il n’existe en fait « aucune trace de bombe »… Il s’agissait en réalité d’une fuite de gaz. Pinar Selek est relaxée en 2000, deux ans et demi plus tard, sous caution.

S’ensuit alors une persécution juridique d’une complexité redoutable, qui place Pinar Selek au cœur d’un véritable acharnement politico-médiatique. Trois acquittements, et le procureur de Turquie fera trois fois appel. En 2013, Pinar Selek est condamnée à la prison à perpétuité. Finalement acquittée pour la quatrième fois en 2013, la Cour de cassation annule cet ultime acquittement en 2022. En 2023, la cour d’assises d’Istanbul émet un mandat d’arrêt international, avant même que l’audience ait lieu. La prochaine audience est en fin de compte renvoyée en juin 2024.

Lutter contre la « rhinocérisation »

Depuis ? Pinar Selek persiste et signe, en dénonçant la « rhinocérisation » de nos sociétés. « En Turquie, et dans d’autres pays aussi, les pouvoirs politiques espèrent gouverner plus facilement les émotions en marginalisant de manière multiple et complexe les penseur.se.s, chercheur.se.s, enseignant.e.s, en favorisant le mépris de la théorie, de la réflexion collective, et en banalisant l’irrationnel et l’absurdité, comme c’était décrit dans Rhinocéros, la pièce de Ionesco. » Et de rappeler l’importance de « briser les murs entre nous » afin d’agir collectivement, notre « source de la liberté ».

  1. Terme revendiqué par les personnes concernées à l’époque, mais on parle désormais de personnes « trans(genres) ».

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