La tartine
Le féminisme
au bout du fusil
Achille Verne · Journaliste
Mise en ligne le 17 février 2023
Les armées ouvrent grand leurs portes aux femmes. Certaines participent au combat. Mais revendiquer par les armes l’égalité des genres ne suffit pas à emporter une victoire sur les usages et les préjugés.
Illustrations : Olivier Wiame
« Le processus politique que l’Ukraine a lancé en réponse à la guerre dans le Donbass est progressiste et féministe. Nous assistons à une accélération de la croissance de la participation des femmes ukrainiennes dans l’armée mais aussi dans la politique, la société civile et l’économie », ont affirmé les organisatrices du huitième Congrès des femmes intitulé « The Feminist Ukraine. A New Geopolitical Sisterhood », qui s’est tenu le 3 décembre dernier à Bruxelles. Selon elles, « une Ukraine féministe envoie un message important à l’Union. La protection des droits humains, des droits des femmes, des droits de la communauté LGBTQIA+ et des droits des minorités est la meilleure réponse possible à la propagande de Poutine ». Ce serait « la meilleure façon d’aborder les problèmes d’un nombre inquiétant d’États membres, où l’espace pour la société civile et la démocratie se rétrécit et où le nationalisme gagne en force ». Le féminisme dans la guerre pour la défense des droits des femmes, mais aussi des minorités, le tout contre la dictature incarnée ici par Vladimir Poutine : le propos renvoie à d’autres expériences du même genre, vécues à l’occasion de différents conflits. Il pose son lot de questions. Pourquoi les femmes prennent-elles les armes ? Quelles sont leurs motivations ? Aller à la guerre sert-il vraiment la cause féministe ?
Des graines de tournesol dans les poches
Le 8 mars 2022, Roberta Metsola, la présidente du Parlement européen, a tenu à « saluer le courage incroyable des femmes d’Ukraine qui se battent, qui sont forcées à trouver un abri pour leurs proches dans des bunkers, qui accouchent dans des stations de métro et qui mènent le combat sur la ligne de front ». C’était à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes. Deux semaines plus tôt, l’armée russe avait envahi l’Ukraine, déclenchant un conflit auquel peu de monde croyait jusque-là.
Depuis, la bravoure des combattantes ukrainiennes a marqué les esprits. Les réseaux sociaux diffusent en masse leurs images et célèbrent leur engagement, servant une tradition qui remonterait au Moyen Âge dans ce pays en permanence balayé par les guerres. L’une de ces vidéos montre une Ukrainienne criant à un Russe qu’il n’aura plus jamais d’érection puisque les femmes qu’il côtoie sont des « sorcières ». Une autre Ukrainienne donne à ses ennemis des graines de tournesol à mettre dans leurs poches pour que, au moins, « elles poussent quand ils mourront tous ». Leurs corps décomposés serviront d’engrais…
Les chiffres varient, mais il y aurait entre 40 000 et 50 000 femmes dans les forces armées ukrainiennes ; 5 000 seraient engagées en première ligne des opérations de combat et 8 000 auraient un rang d’officier. On trouve parmi elles des tireurs d’élite et des commandants de véhicules, d’unités d’artillerie et de drones. Selon le président ukrainien Volodymyr Zelensky, les femmes représentaient 22 % des forces armées ukrainiennes qui comptaient environ 200 000 membres au début du conflit. Ce chiffre, s’il devait être confirmé, traduirait une importante participation féminine au vu des autres théâtres de guerre.
Cette situation en rappelle fatalement d’autres. Nombreuses sont les femmes qui se sont illustrées à l’occasion du Printemps arabe. Les Libyennes ont participé à l’effort de guerre en assurant la logistique et l’aide humanitaire. Les Syriennes ont pris part à la résistance. Les combattantes kurdes ont même été élevées au rang de mythe par la propagande. Elles représenteraient 30 % des combattants du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et 30 à 40 % des forces du PYD (Parti de l’union démocratique, la branche syrienne du PKK).
Longtemps reléguées au rang de victimes des conflits, des femmes assument de ce fait le port des armes et se joignent à la bataille. Cette volonté s’inscrit pour une part dans le féminisme et la lutte pour l’égalité des genres – mais pas seulement : il existe des motivations personnelles, économiques, des cas contraints, etc. Il ne s’agit pas de la berlue de quelque pasionaria, mais d’une exigence structurée qui trouve aujourd’hui ses soutiens jusque dans les couloirs des Nations unies. Le 31 octobre dernier, des experts indépendants de l’ONU ont en effet exhorté l’Ukraine à encourager la participation des femmes dans les domaines de la défense. « Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes rappelle sa recommandation générale no 30 (2013) sur les femmes dans la prévention des conflits, les conflits et les situations post-conflit et recommande à l’État partie de continuer à promouvoir la participation égale des femmes dans les secteurs de la sécurité et de la défense. » Ce comité s’est aussi inquiété du fait que les femmes aient un accès limité à la prise de décision en ce qui concerne le conflit armé, malgré leur contribution « disproportionnée ».
Victime ici, guerrière là-bas
Depuis les Amazones chères à la mythologie grecque, il y a toujours eu des femmes pour prendre part au combat. Mais c’est avec le xxe siècle que cette participation s’est organisée en certains conflits. Plus de 800 000 femmes auraient été intégrées à l’Armée rouge durant la Seconde Guerre mondiale, affirment des historiens qui ne produisent cependant pas de sources convaincantes. Ce tableau, qui doit beaucoup à la propagande soviétique, prend à rebrousse-poil le rôle réservé à la femme du côté occidental lors des deux conflits mondiaux. On la retrouve ici plutôt dans l’espionnage, la résistance ou des tâches de back-office dans les états-majors militaires. Mais elle est surtout la victime désignée de l’oppresseur.
À partir de la fin des années 1970, les femmes investissent les armées, à des rythmes différents et dans des proportions variées. Israël, toutefois, est le seul État à leur avoir imposé de jure la conscription en masse. En Belgique, moins de 10 % des soldats sont des soldates. En France, 15,5 % des militaires de l’active sont des femmes ; 11 % aux États-Unis ; 20 % en Australie – un record – ; et 11 % en moyenne pour l’OTAN.
D’abord intégrées essentiellement dans des unités liées à la logistique et à la santé, elles sont aujourd’hui impliquées dans le maniement d’armes technologiques où les compétences techniques priment avant tout. « Plus le combat se déroule par l’intermédiaire d’artefacts techniques, plus le service de ceux-ci est automatisé et moins il nécessite d’efforts musculaires. Il devient par conséquent plus aisé aux femmes de prétendre y avoir accès. Rien d’original : ce phénomène est repérable dans (presque) toutes les activités civiles », écrit l’historien militaire Benoist Bihan. Qui conclut : « Les guerrières existent et ont toujours existé mais elles demeurent et demeureront (sans doute) une petite minorité. »
Un peu partout, la « technologisation » des armées associée à la fin de la conscription obligatoire pour les « garçons » a ouvert en grand les portes du métier de la guerre aux « filles ». Mais l’égalité de genre reste loin d’être acquise. Les femmes n’accèdent que rarement aux plus hauts grades.
Pour tenter de combler ce fossé, la France a mis en place en 2019 un « plan mixité » qui a pour but de doper la montée en grade des meilleurs éléments féminins. La Belgique a ouvert un temps des boutiques éphémères afin de convaincre les femmes de s’enrôler en leur faisant miroiter une belle carrière.
Mais au-delà des besoins des armées, le combat que les femmes mènent pour leur image et leur place dans la société reste inachevé : elles peinent toujours à être reconnues comme soldats à part entière. La caricature éculée du métier militaire ramené au guerrier archaïque gonflé à la testostérone y est pour beaucoup. Une femme qui pilote un drone depuis le sol, un joystick en main, est-ce vraiment un soldat ? ricane le vent du machisme.
Des camions et de tanks
Dans les années 1970, le féminisme s’appuiera partiellement sur le mouvement pacifiste et la dénonciation de la guerre au Vietnam. Mais pas uniquement. Les filles veulent alors conduire des camions et pourquoi pas des tanks. Parallèlement aux marqueurs que chacune souhaite rattacher à son émancipation apparaît ainsi toute une réflexion sur le lien entre le féminisme et la guerre. En Amérique latine, des mouvements féministes latino-américains s’associent aux partis dits « révolutionnaires » après avoir implicitement accepté l’idée que l’émancipation des femmes passe en premier lieu par celle du peuple opprimé. « Ce serait l’une des raisons pour lesquelles la plupart des guérillas de la seconde moitié du XXe siècle en Amérique latine ont pu compter dans leurs rangs un nombre relativement important de femmes. Ce cas de figure reste assez exceptionnel. Le lien existe cependant, établi avant tout par la volonté des féministes qui cherchent à être reconnues par les partis de gauche émergents, capables de recruter dans les rangs des femmes militantes déçues par la politique formelle », écrit Camille Boutron dans Femmes en armes1.
D’autres ont poursuivi des voies différentes. Le sionisme a favorisé l’égalité des droits entre femmes et hommes, y compris celui de porter l’uniforme. Selon la loi de 1949, les Israéliennes âgées de 18 à 26 ans doivent accomplir leur service militaire. En raison d’un massacre intervenu en 1947, elles sont – schizophrénie notable – écartées des unités combattantes, à de rares exceptions. Il faudra attendre l’affaire Alice Miller et le procès qu’elle fit à la Défense dans les années 1990 pour que les femmes puissent prendre place à bord d’avions de combat. Tout n’est cependant pas réglé : vingt ans plus tard, on compte seulement 10 % de femmes dans les grades supérieurs en Israël. Elles ne sont qu’une poignée au sommet de l’armée. Le nouveau gouvernement Netanyahou, qui dénombre plusieurs partis ultra-religieux et d’extrême droite dans sa coalition, ne devrait pas leur faciliter la vie.
La place qu’ont acquise aujourd’hui les femmes dans les armées reflète une réalité très éloignée du féminisme attaché au pacifisme. Lors de l’invasion allemande d’août 1914, les féministes qui rêvaient déjà d’égalité, de paix et d’internationalisme ont dû déchanter. « La guerre a fauché ainsi le bel élan féministe qui, depuis les années 1900, s’est traduit par une grande richesse d’actions et de questionnements autour de l’égalité des sexes et de nouveaux rapports hommes/femmes », a écrit l’historienne Florence Rochefort2. Gageons que ce constat est toujours d’actualité !
- Camille Boutron, Femmes en armes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
- Florence Rochefort, dans Évelyne Morin-Rotureau (dir.), 1914-1918 : combats de femmes, Paris, Autrement, 2004.
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