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L’éco-militance douce
des robots sapiens

Catherine Callico · Journaliste

Mise en ligne le 16 septembre 2022

Face à l’invasion technologique et à ses dérives – surproduction, dérèglement climatique, domination… –, l’artiste éco-futuriste Precy Numbi performe en costume de super-héros conçu à partir de matériaux détournés avec, pour mission, la décolonisation de la pensée et de l’espace public. Rencontre dans un atelier, au sein d’une friche anderlechtoise.

Photo © Precy Numbi

Quel est le point de départ du collectif éco-futuriste Kimbalambala, république des robots sapiens que vous avez créé ?

Le mot « kimbalambala », originaire du lingala, signifie « véhicule usé ». En Afrique, on trouve beaucoup de véhicules qui sont réutilisés une fois leur vie terminée en Europe. Cette œuvre interroge la pollution et les accidents routiers générés par les kimbalambalas. Le terme renvoie aussi à la folie des hommes : quelle place les humains vont-ils donner aux robots ? La pollution va-t-elle dominer le monde ? Réaliser un géant robotique à partir de déchets métalliques et plastiques est également une façon positive de montrer que créer est toujours possible, y compris dans des conditions misérables. De même, je performe en portant 23 kg de matériaux, ce qui constitue une forme de résistance face à ce poids que la machine impose à l’humain aujourd’hui.

Ce projet permet donc de s’imaginer dans un monde meilleur, où chacun peut devenir un « éco-héros » ?

Un robot à We Art XL

Expo collective « Coup de cœur »

16 > 18.09.22 à Flagey

Infos

Atelier ouvert

18.09.22 à Kult XL

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On voulait créer de vrais héros, que l’on peut croiser dans la rue. Les héros s’ancrent dans la réalité, la militance, l’urgence écologique. Je travaille aussi sur les super-éco-héroïnes. Pour décoloniser le regard visuel, je me suis demandé pourquoi on pense que derrière le costume, il y a un homme. Selon moi, le super-héros est une femme. Si une femme ne m’avait pas porté neuf mois dans son ventre, je ne serais pas là.

Les codes créatifs utilisés renvoient à la surproduction technologique et autres réalités amères sur le terrain.

J’intègre notamment des éléments électroniques de téléphones cellulaires dans mes costumes. Pour fabriquer ces téléphones, du coltan est extrait en RDC, qui possède entre 60 et 80 % des réserves mondiales de ce minerai. Environ 40 000 enfants travaillent en tant que creuseurs dans les mines à cet effet. Le minerai est ensuite envoyé à l’étranger au profit de grandes entreprises basées sur d’autres continents. Une fois usés, ces objets sont renvoyés comme déchets en Afrique. Ces constats inspirent les formes des robots sapiens Kimbalabala. Les codes créatifs que nous utilisons visent également à combattre le regard racial, éviter la victimisation et générer un impact collectif. Le Congo reste ma principale source d’inspiration. Parfois aussi, je confectionne des costumes avec des matériaux récupérés là-bas et dont la qualité est différente, l’état plus usé, les couleurs sont plus délavées. L’exploitation de matières premières entraîne la mort de gens. Héros terrien, j’entretiens ce rapport à la terre et à la matière pour créer une esthétique vulnérable.

Tout récemment, vous avez conçu un livre électronique conceptuel…

Il s’agit d’un livre constitué de plaques électroniques, à partir de matières premières issues de ma patrie comme le cobalt et le coton, et de codes technologiques. Les chapitres, déconstruits, renferment différents signes informatiques. On ne sait pas de quoi est faite la technologie, un GSM par exemple, ni comment elle va évoluer, mais j’essaie par ce biais d’en simplifier la connaissance. J’ai envie de la comprendre, de même que les rapports que l’homme entretient avec l’outil. Cela est lié à la découverte d’une modernité douloureuse. Je raconte une histoire à travers des mémoires mortes. À savoir l’objet que je récupère pour lui donner une autre existence. Mais aussi l’idée que la vie qui crée la technologie aujourd’hui crée la guerre et la mort, ainsi que d’autres rapports de domination, de violence. L’excès de technologie nuit, or l’homme ne voit pas les méfaits, il préfère les nier. Ici encore, j’utilise la performance pour souligner la folie comportementale.

La performance a donc pour vous un pouvoir libérateur ?

Elle permet de poser un regard sur les problématiques dans lesquelles on est enclavé et de s’en libérer. Je pratique une sorte de sport artistique, car sortir de ce costume fabriqué à partir de déchets nécessite un effort physique, tout en tentant de ne pas se blesser. Et par rapport à la pollution, le but est de me défaire de tous ces déchets. Il s’agit de pouvoir briser son propre emprisonnement. Dans le costume, je ne suis ni femme, ni homme, ni blanc, ni noir. Au travers de celui-ci, j’essaie encore de contrer l’influence de la colonisation vestimentaire qui érige le veston et le nœud papillon en modèle de l’homme important et sérieux, comme si cette tenue faisait oublier qui l’on est.

Du polycarbonate recouvert d’une couche d’aluminium et du plastique pour emballer le tout : la production mondiale de CD  a drastiquement chuté, posant la question de l’absence de filière spécifique de recyclage. Encore des déchets pour l’Afrique…

© Precy Numbi

Comment avez-vous été amené à la performance politique ?

J’ai suivi des études secondaires en arts plastiques à l’académie des beaux-arts de Kinshasa, puis j’ai étudié l’architecture d’intérieur, poussé par mon père. Ensuite, après un baccalauréat en arts graphiques, je me suis orienté vers la performance. J’ai voulu me rendre dans l’une des parties du Congo les plus rudes pour me former sur le terrain. Je suis allé en Ouganda en passant par le Kivu, pays de volcans et en guerre. En arrivant à Goma, j’ai été surpris par l’environnement, si différent de Kinshasa, moins pollué, peuplé de gens sympas et humbles. Je pensais y rester un mois, et cette expérience a finalement duré trois ans. Sur place, j’ai continué l’architecture et travaillé sur le bois local, puis je me suis lancé dans la performance artistique.

Vous avez commencé d’emblée sur la voie militante, en dénonçant le massacre de tout un village du territoire de Beni, dans la province du Kasaï.

Oui, j’étais accompagné d’un ami photographe et la performance a eu lieu dans l’espace public à 5 h du matin, car c’est à ce moment que les gens commencent à travailler. Ils n’avaient jamais vu de performances et ont pensé que j’étais fou. Par le bouche-à-oreille, en matinée, une grande foule s’était constituée. Puis la police est arrivée et j’ai vécu une première expérience en prison, dans l’étonnement d’y découvrir le quotidien : tout le monde crie, court partout… Grâce à l’action d’Amnesty International, d’Avocats sans frontières et de certains médias, ainsi qu’à des marches organisées par la diaspora congolaise, on a été relâchés.

Pour poursuivre votre mission, vous avez ensuite décidé de vous transformer ?

Je me suis créé un personnage masqué, couvert de la tête aux pieds et au regard héroïque. C’est alors que j’ai commencé à me voir comme un super-héros, contre la politique globale, les déchets, les routes non asphaltées, les enfants des rues… et à explorer des thématiques environnementales, écologiques, humanitaires. Nous sommes devenus des résistants terrestres, avec de nouveaux langages et codes créatifs, des investissements dans l’espace public. Les costumes sont conçus comme des armes de défense. Le code créatif vise à libérer le regard sculptural des galeries privées, pour interroger ce qui est fonctionnel et ce qui est vivant. Je voyais beaucoup de sculptures de gens morts. De mon point de vue utopique, le costume et la sculpture devaient prendre vie et l’homme contrôler son destin en honorant la Terre, la nature. Je parle d’« agrisculpture » : laisser des vides au sein des espaces verts, jeter des graines et faire pousser des fruits à travers la sculpture…

De quelques CD à 23 kg de matériaux en tout genre, le robot sapiens porte le poids de la déshumanisation.

© Precy Numbi

Votre histoire familiale influence-t-elle votre pratique ?

Mon nom entier est Jean Precy Numbi. Mon grand-père paternel, Numbi, était un guerrier qui nourrissait toute sa famille, abattait les animaux, des vaches, des éléphants… Mon grand-père maternel, Samba, incarnait la justice. Jean Precy est un nom issu de la colonisation, du christianisme. Precy renvoie au précis de grammaire. J’ai d’abord décidé de garder Numbi Samba, mais je n’arrivais pas à me trouver. L’art m’a ensuite permis de m’ancrer comme robot sapiens. Je viens d’une famille croyante, mais je ne le suis pas. Certaines performances ont un regard religieux : ma référence est Jésus-Christ et on a déjà joué des personnages comme Moïse ou saint Matthieu.

La décolonisation de la pensée et de l’espace public passe en outre, selon vous, par un travail de terrain avec des jeunes et des personnes marginalisées ?

À Kinshasa, j’amène les enfants à penser en dehors des références diffusées par l’Occident et à décoloniser leur imaginaire, en devenant eux aussi les super-héros. Ils peuvent définir ce à quoi ressemble leur super-héros et l’incarner. Chacun d’eux peut devenir acteur héroïque des luttes de sa communauté. À Bruxelles, je donne des stages avec pour programme de décoloniser l’espace public, les regards fictionnés, de livrer de nouveaux personnages de l’humanité qui revêtent des rôles majeurs, d’aller à la rencontre de communautés marginales, de déboulonner le socle des structures… et de responsabiliser par rapport à l’écologie, au bien-être, au savoir-faire créatif et collectif, etc. J’ai aussi travaillé dans certains quartiers bruxellois sur l’idée de mettre en avant un éco-héros dans chaque commune, parfois en collaboration avec des écoles ouvertes à une approche anticoloniale comme Ma Campagne, Francisco-Ferrer ou l’académie de musique de Schaerbeek. J’ai également exploré les relations transgénérationnelles, travaillé avec des handicapés ou encore avec des jeunes sortis de prison.

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