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Réparer ce qui peut l’être

 Catherine Haxhe · Journaliste 

Mise en ligne le 21 novembre 2025

Les Journées nationales de la prison constituent chaque année l’occasion de se pencher sur un monde carcéral que beaucoup ignorent. Un monde souvent stigmatisé, truffé de stéréotypes, qu’il est bon de découvrir, car il fait partie intégrante de nos sociétés – n’en déplaise à certains qui voudraient le dissimuler comme s’il n’existait pas. Nous avons récemment pris la direction de Marche-en-Famenne pour nous rendre dans son centre pénitentiaire ouvert en 2013 et pouvant accueillir 312 détenus. Plusieurs activités y sont organisées. Certaines d’entre elles sont prises en charge par le Cercle de justice restauratrice fondé par des détenus. Son objectif : recréer du lien, favoriser la parole et offrir des espaces de réflexion et d’humanité au sein du monde carcéral.

Photo © Mopic/Shutterstock

En ce mercredi gris d’octobre à la prison de Marche, une rencontre, inédite et bien plus lumineuse que la météo du jour, est organisée entre le navigateur Denis Van Weynbergh et Gaëtan, détenu ici depuis trois ans. Le  thème : « La mer est ton miroir ». Parti seul, le 10 novembre 2024, sur un bateau d’ancienne génération, pour un tour du monde sans escale ni assistance, Denis Van Weynbergh va affronter vents, houle, fatigue et avaries pendant 117 jours afin de boucler le premier Vendée Globe jamais accompli par un Belge.

Notre voyage à nous commence à l’accueil du centre pénitentiaire par des contrôles qui nous imposent de mettre sous scellés nos téléphones portables, pour ensuite être dirigés vers le lieu de la rencontre, la salle de sport, au bout d’une des ailes rayonnant depuis le centre de la prison. Nous sommes donc hors zone cellulaire. C’est là qu’ont été disposées des chaises en arc de cercle. Juste devant le panier de basket, nous installons notre matériel ; l’échange va être filmé. Gaëtan, cofondateur du Cercle de justice restauratrice, a accepté de témoigner à visage découvert. Car selon lui, une justice restauratrice, c’est aller à la rencontre des autres pour installer le dialogue en toute transparence.

La solitude comme miroir de ses actes

De son côté, Denis Van Weynbergh n’a pas hésité un instant lorsqu’on lui a proposé cet échange au sein de la prison. La mer comme épreuve, la solitude comme compagne, l’océan Indien, qu’il décrit comme « méchant et vicieux », lui qui a appris à accueillir la peur sans honte, chaque jour, persévérant et apprenant de ses erreurs. Aujourd’hui, il a décidé de transmettre, en pédagogue engagé. « C’est vrai que j’ai accepté tout de suite ! La demande faite par l’association m’a beaucoup touchée. Nous, les marins, nous mettons sur pied des projets qui sont totalement nombrilistes, égoïstes, voire narcissiques. Si après on peut partager, ouvrir des fenêtres et créer des passions, si on peut créer un sillage et que derrière ça, il y a des gens qui peuvent s’en inspirer, c’est gagné. Moi, mon leitmotiv, c’est qu’on a tous un Vendée Globe dans le cœur, mais qu’on n’ose pas toujours le faire. La prison est un endroit qui m’impressionne beaucoup, le thème de la mer et du miroir est éminemment symbolique pour celui qui veut réfléchir sur sa vie, sur soi. J’ai beaucoup pleuré sur le bateau, j’ai eu des crises de nerfs, mais j’ai appris que l’on peut rendre possibles, des projets de longue haleine qui ont l’air impossibles. »

Gaëtan est silencieux, attentif. C’est lui qui a eu l’idée d’inviter Denis : « En fait, quand Denis dit que dans son idéal, il aime rendre possible l’impossible, ça me parle beaucoup. Nous ici on est en détention. Et ce genre d’événement, c’est aussi un peu rendre possible l’impossible. Ouvrir la prison vers l’extérieur, alors que c’est un milieu totalement fermé, c’est toujours un exploit. En outre, j’ai toujours aimé la voile et les grands voyages. J’aime suivre ces familles sur YouTube qui font des tours du monde. Alors quand j’ai vu qu’un Belge avait terminé le Vendée Globe, ça m’a d’office parlé. Et puis, un dimanche après-midi avec les co-fondateurs et les autres membres du cercle, je leur en ai parlé, ils se sont dit “bah oui c’est chouette”, il n’a pas fallu longtemps pour qu’on puisse faire des parallèles par rapport à ce tour du monde en solitaire, et ce qu’on peut vivre à certains moments ici en détention. »

La mer et la prison ont renvoyé à Gaëtan, détenu depuis trois ans, et Denis Van Weynbergh, skipper belge ayant bouclé le Vendée Globe hors délai mais avec ténacité en mars dernier, au même sentiment de solitude et d’abandon lors de leur rencontre.

© Martin Deneys

Cette solitude de l’homme face à la mer, de l’homme face à lui-même, c’est le cœur d’une vie en prison, une thématique ici qui est vécue par chacun. « Oui, poursuit Gaëtan, je pense qu’en détention, même si on est entouré par les agents des différents services et les codétenus, il y a énormément de moments où on se retrouve seul avec soi-même. On doit apprendre à vivre avec soi-même dans ces moments-là. On se découvre. Après trois années de détention, j’ai découvert pas mal de choses sur ma personnalité, mon caractère. Je pense que comme Denis qui revient métamorphosé après un Vendée Globe, on change aussi après une période de détention.»

Cette tempête intérieure qui s’extériorise face à la mer et les éléments devant lesquels on est minuscules, les crises de nerfs, les envies d’abandon, ce sont des moments intimes très intenses. Il y a la mer bien sûr, mais aussi le voyage. Chaque détenu témoigne de ce grand voyage qu’est la détention. Faire face à des moments compliqués, aux premières fois avec les proches en salle de visite, à leur désarroi.  « En détention, on doit lâcher prise et accepter de perdre le contrôle, on ne contrôle plus rien, nous dit Gaëtan. Je pense que dans ce domaine aussi il y a des liens à faire. En prison, tout est décidé à votre place. il faut apprendre à ne pas se battre contre ce qu’on ne peut pas maîtriser, mais prendre les choses telles qu’elles viennent et avancer avec. »

Ne pas abandonner au milieu de la tempête

« Quand j’entends Gaëtan parler du monde qui est autour de lui, intervient Denis, mais qu’au fond il est seul, pour nous c’est la même chose : on a une équipe qui nous suit, qui peut nous aider techniquement. On a la chance maintenant d’avoir des moyens satellites qui fonctionnent très bien. Mais après on est quand même seul face aux éléments, face aux choix qu’on doit faire, face aux problèmes à résoudre. On a beau être très encadré et avoir beaucoup de sollicitations, même quand on est au milieu de nulle part, on se retrouve toujours seul. C’est assez compliqué à gérer, sans parler des moments de doute. C’est ça cette tempête intérieure, ces crises de nerfs, ces pleurs. Mais jamais il n’est question d’abandonner, après autant d’efforts, et de toute façon, où abandonner ? On ne peut pas se dire “j’arrête, je descends du bateau” quand on est au milieu du Cap Horne ! C’est juste impossible, il n’y a personne pour vous reprendre et vous déposer à l’arrivée. »

Gaëtan sourit. Ne pas abandonner ? Pas le choix ! Lorsqu’on est en détention, on doit se conformer à ce qui a été décidé pour vous et assumer ses actes. « Cette notion de l’abandon, témoigne Gaëtan, je pense qu’elle est d’autant plus parlant pour Denis puisqu’il a été au bout du voyage. Alors que nous, ici, nous sommes encore en plein dedans. Son parcours est un exemple. Pour moi, ce n’est pas la place qui compte, c’est le fait d’avoir été jusqu’au bout. Et c’est un exploit. »

Gaëtan, cofondateur du Cercle de justice restauratrice, a accepté de témoigner à visage découvert dans la volonté d’aller à la rencontre des autres.

© Martin Deneys

Vent debout pour une justice restauratrice

Impossible de parler du monde carcéral, sans évoquer la justice. Et en la matière, une justice restauratrice1, si ce n’est en soi pas un exploit, c’est à tout le moins une avancée formidable vers une justice plus humaine. Remontant aux années 1970, la justice réparatrice, nous la devons à deux pionniers : Albert Eglash qui conceptualisera un modèle de justice alternatif à la justice punitive et distributive en se concentrant sur la réparation des dommages matériels, puis à Howard Zehr, criminologue américain qui y ajoutera des aspects psychologiques et symboliques. Ce mouvement gagnera en popularité au cours des décennies suivantes jusqu’à être intégrée à des législations au Canada et en Belgique dans les années 1990 puis en France avec la loi de 2014, faisant entrer formellement la justice restaurative dans le droit français.

« En fait la justice restauratrice, explique Gaëtan, c’est une manière de voir la justice autrement, c’est complémentaire à la justice pénale classique. Elle vient s’intéresser au côté humain de ce qui s’est passé, elle balaye beaucoup plus large que l’auteur et sa victime, elle considère aussi comme victime les proches de l’auteur, la communauté qui est impactée, les services de secours qui doivent arriver sur place par exemple. Plutôt que d’opposer les gens après un fait, la justice restauratrice essaie de réunir et de comprendre quels sont les besoins de chacun, comment on peut y répondre, afin que la victime se sente écoutée, qu’elle puisse dire ce qu’elle ressent et que l’auteur en tenir compte. Cela demande une certaine ouverture, une certaine humilité, et moins de narcissisme, comme en parlait Denis, pour faire ce chemin-là. Car c’est sur base de volontariat, on ne peut pas imposer ça aux gens, parce qu’il faut qu’il y ait une volonté de faire avancer les choses et de réparer ce qui a été commis. Mais ça doit avancer de tous les côtés, ça doit avancer du côté de l’auteur, des victimes, il faut qu’il y ait un travail, un cheminement, et c’est ça qui est important. Moi, j’ai énormément travaillé avec mes proches depuis le début de ma détention, pour savoir ce que je pouvais faire pour qu’ils se portent mieux, comment on pouvait avancer ensemble. C’est très important parce que les proches du détenu vont constituer le milieu d’accueil à l’extérieur. »

En prison, les contrôles imposent de mettre sous scellés les téléphones portables. La rencontre organisée par le Cercle de justice restauratrice s’est déroulée dans la salle de sport, au bout d’une des ailes rayonnant depuis le centre de la prison.

© Direction de la prison de Marche

Au coeur des remous, penser à demain

Et l’extérieur pour Gaëtan, ce sera un autre exploit : un nouveau défi et des projets à construire, comme celui de se lancer sur le mythique sentier de randonnée qui traverse la Corse, le GR20, avec sa compagne. « Il faut savoir qu’avec ma compagne, on se connaît depuis l’enfance, mais on s’est mis ensemble ici pendant ma détention. Donc, c’est quand même assez particulier. C’est une relation qui se construit différemment des relations à l’extérieur, avec beaucoup d’absence. Mais cela nous ouvre bien d’autres opportunités de vivre ça autrement. Onon s’écrit beaucoup, elle vient me voir quasi tous les jours. C’est beau. Rêver à un GR20, cela représent bien les difficultés qu’on allait vivre ici et au dehors en tant que couple pour avancer. »

  1. Les termes « justice réparatrice » et « justice restauratrice » (ou « restaurative », de l’anglais restorative) sont souvent utilisés de manière interchangeable, mais il y a tout de même une nuance contextuelle entre les deux : la justice réparatrice met l’accent sur la compensation du préjudice subi par la victime, tandis que la justice restauratrice vise à restaurer les relations et le lien social entre toutes les parties impliquées, NDLR.

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