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Visa pour la nuance

Anaïs Pire · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM

Mise en ligne le 13 octobre 2025

Ulysse et les siens sont du côté des voyageurs, de ceux qui se déplacent. Le douanier les attend. Il est du côté de ceux qui sont là, qui étaient là avant et qui sont bien décidés à y rester après. »

Éminent spécialiste du droit des étrangers, Serge Bodart fait le pari de quitter les chambres d’audience des tribunaux et les auditoires d’université pour évoquer la matière qu’il y a pratiquée pendant plus de trente ans. Dans ce voyage à travers les idées, les faits, mais aussi le droit, il s’entoure de deux guides : Ulysse, figure mythique du « migrant magnifique » et un douanier, gardien anonyme des frontières que le premier traverse. Des personnages pensés tout en nuances, à l’image du propos que le juriste de renom s’attache à formuler dans ce livre lucide et plus important que jamais.

Car de la nuance, c’est bien ce qu’il semble manquer lorsqu’il s’agit de parler de migrations. À l’heure où les démocraties occidentales sont traversées par une obsession de la fermeture et du repli, les politiques et le droit semblent dépassés dans leur tâche de réguler ce phénomène, qui voit les pratiques et les idéologies s’entrechoquer avec une urgence et une férocité que chacun peut constater. Face à cette situation, il faut de la nuance ; s’armer de réflexion sans renoncer à l’action, un défi que relève brillamment l’auteur en mettant les connaissances qu’il a acquises durant sa carrière au service d’un véritable effort de recul quant à celles-ci, pour aboutir à poser les jalons d’un « droit public d’hospitalité revisité ».

Si, comme annoncé par le sous-titre du livre, l’hospitalité et la clandestinité sont largement au cœur du propos de l’auteur, celui-ci va au-delà de ces deux seuls concepts dans son étude des pérégrinations d’Ulysse et des réponses qu’y oppose le douanier. Il passe en revue les mots que nous employons pour parler de ceux et celles qui prennent la route, qu’il rassemble dans la figure d’Ulysse – l’étranger, le migrant, le réfugié, l’allochtone, le colon – afin de les interroger, dans un effort de clarification cher aux juristes comme aux douaniers. Il détaille également les grands modèles qui pensent les frontières, qu’ils postulent le « dedans » contre le « dehors » comme le souverainisme et le droit d’hospitalité, ou qu’ils en appellent à leur suppression pure et simple. Ces développements servent à la fois de prérequis et de démonstration des limites et des échecs de ces modèles théoriques quand ils doivent être appliqués par un douanier, lui, bien réel.

Pour tenter de faire le point sur cette question qui semble elle-même en mouvement perpétuel, dans les discours comme les textes de loi, l’auteur emprunte de nombreuses routes, tantôt philosophiques, tantôt plus techniques, il croise des figures illustres, sinistres ou anonymes (et même des singes), il prend le temps de se retourner sur le chemin parcouru et envisager celui qu’il reste à faire.

Son livre se lit ainsi comme le récit d’un périple loin des simplismes et des idées reçues, avec comme boussole cette volonté de la nuance déjà vantée, mais aussi le projet de rendre leur sens et leur noblesse à la solidarité et aux droits humains ; une préoccupation que chacun, novice ou spécialiste du droit des étrangers, devrait avoir à cœur lorsque la culture politique ambiante tend à en affaiblir les principes mêmes.

migrations bodart

Serge Bodart, Ulysse et le douanier, Réflexions sur l’hospitalité et la clandestinité, Mons, Couleur Livres, 234 pages.

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