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Patrice Spinosi

Oui, l’État de droit est intangible et sacré !

Propos recueillis par Catherine Haxhe · Journaliste

Mise en ligne le 13 octobre 2025

Les temps sont rudes pour les défenseurs de la démocratie. En mai dernier, une lettre ouverte de neuf dirigeants européens attaquant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme était signée par notre Premier ministre, Bart De Wever, soutenue par les partis de la majorité. Lancée par deux responsables européennes, l’Italienne d’extrême droite Giorgia Meloni et la Danoise sociale-démocrate Mette Frederiksen, cette lettre mettait en cause la politique migratoire européenne. Cela constituait une atteinte évidente à l’État de droit, tout comme les pressions politiques inacceptables sur la justice, les alliances problématiques avec des régimes européens d’extrême droite et surtout la remise en cause de la séparation des pouvoirs.

Photo © Alexandre Rotenberg/Shutterstock

Depuis Montesquieu, nos démocraties reposent sur un principe intangible : la séparation des pouvoirs. Dans De l’esprit des lois (1748), il théorisait cette répartition face aux monarchies absolues, formulant un principe révolutionnaire : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » C’est exactement sur ces agissements que Patrice Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation en France, fonde le propos de son dernier ouvrage, Menace sur l’État de droit. On dit de ce défenseur des libertés fondamentales qu’il fait bouger les lignes, et il serait l’avocat le plus puissant de l’Hexagone. Rien de moins !

On doit certainement vous poser la même première question, mais c’est vous qui l’aurez voulu ! Dans la première phrase de votre premier chapitre, vous nous annoncez la couleur et nous dites que l’État de droit a un défaut : il est quasi impossible à définir. Alors qu’est-ce que l’État de droit ?

C’est effectivement compliqué de définir l’État de droit car c’est une notion qui est assez immatérielle et qui ne parle pas forcément aux citoyens. Raison pour laquelle je réponds en creux en nous demandant donc ce que c’est qu’un État sans droit. Eh bien, un État sans droit, c’est un État où les libertés ne sont plus garanties, où par exemple, en sortant de ce studio, parce que j’aurais dit du mal du gouvernement, des gens pourraient m’attendre en me demandant des comptes, pour peut-être me poursuivre disciplinairement ou pénalement. C’est un État où du seul fait d’être en opposition avec mon voisin, qui est en très bon terme, lui, avec le chef de la police, je pourrais me retrouver du jour au lendemain en garde à vue, accusé de quelque chose que je n’aurais peut-être pas fait, mais de toute façon, je n’aurais pas les recours qui me permettraient de faire valoir mon innocence. Et ce n’est pas une fiction, ce n’est pas une dystopie. Il y a déjà un certain nombre d’États européens qui ne sont plus des États de droit, comme la Hongrie de Viktor Orbán et, au niveau international, sans aucun doute les États-Unis de Donald Trump.

état de droit spinosi

Patrice Spinosi, Menace sur l’État de droit, Paris, Allary, 2025, 242 pages.

En épigraphe de votre livre, vous citez Bruno Retailleau : « L’État de droit, ce n’est pas intangible ni sacré. » Et J. D. Vance : « Les juges n’ont pas le droit de contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif. » Et encore Jordan Bardella : « Aujourd’hui, ce n’est plus le gouvernement des juges, c’est la tyrannie des juges. » Toutes ces déclarations parviennent-elles peu à peu à nous faire croire que l’État de droit serait obsolète ?

C’est toute la difficulté de cette notion d’État de droit. Personne, en réalité, ne nous dit « ce que je vous propose, c’est une société sans droits ». De la même manière, personne ne nous affirme « ce que je vous propose, c’est une société sans démocratie ». Tout le monde présente sa propre définition de la démocratie, en prenant en compte, d’ailleurs, les populistes. Il faut bien comprendre ce qu’est le populisme. Le populisme, c’est l’opposition, instrumentalisée par des politiques, entre la volonté du peuple et une élite qui accaparerait le pouvoir. Si ce sont des populistes de droite, ce sera plutôt l’élite intellectuelle et administrative. Si ce sont des populistes de gauche, ce sera plutôt l’élite financière et économique. Mais le danger, il est bien là : il y a aujourd’hui un certain nombre de personnes qui cherchent à se faire élire et qui, au nom de cette élection, ne sont plus prêtes à admettre une quelconque contradiction. Or selon moi, la démocratie, c’est aussi le droit de ne pas être d’accord, c’est le droit de pouvoir être en minorité et de ne pas être tyrannisé par la majorité. Ils considèrent qu’à partir du moment où ils sont élus, toute opposition à leur action est illégitime, ce qui amène des populistes à déclarer que l’État de droit n’est pas inviolable et sacré, comme Bruno Retailleau (le ministre français de l’Intérieur, NDLR) ; ce qui amène le vice-président américain à dire que les juges qui sont contre l’élection de Donald Trump ne sont pas légitimes ; ce qui amène Jordan Bardella, quand Marine Le Pen est condamnée, à annoncer que nous sommes entrés dans la « tyrannie des juges ». Ils décrédibilisent les contre-pouvoirs et c’est en cela qu’ils sont dangereux.

On dit de ce populisme qu’il n’est pas une idéologie, mais qu’il finit tôt ou tard par se greffer sur une idéologie souvent illibérale. C’est ça, le danger ? Une fois au pouvoir, les promesses tombent à l’eau ?

Oui, il y a là derrière une autre tyrannie, cachée évidemment. Mon livre n’est pas un livre politique, c’est un livre qui part du point de vue juridique. Je ne voulais surtout pas faire un ouvrage qui puisse être repris par un camp ou par un autre. Je considère que l’État de droit appartient à la République, indifféremment que l’on se revendique de droite ou de gauche. Un ouvrage qui soit lisible par tous, pour que chacun puisse prendre conscience des risques du vote populiste. Pourquoi ? Aujourd’hui, il y a un très grand nombre de personnes qui se sentent délaissées par la démocratie telle qu’elle a toujours existé et qui ne s’y retrouvent plus. Les populistes leur disent : « Nous, on vous propose autre chose, on va faire tomber les murs. » Et pour cela, ils vont remettre en cause les fondamentaux de notre démocratie et donc l’État de droit.

Patrice Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation en France, est un ardent défenseur de l’État de droit.

© Pierre Louis

Vous dites aussi que lorsque le parti au pouvoir est remplacé par un autre, toutes ces mesures sont difficilement annulables par la suite.

Oui ! Le problème, c’est qu’il reste toujours quelque chose de cette action des populistes. Le trumpisme ne mourra pas tout de suite après Trump s’il s’en va. On voit bien que Donald Trump a nommé un certain nombre de juges à la Cour suprême lorsqu’il était dans son premier mandat. Ces juges, aujourd’hui, lui servent pour pouvoir assurer son second mandat. De la même manière, la Pologne qui est restée pendant dix ans sous le coup d’une démocratie illibérale, dont les élections ont inversé la tendance l’année dernière, demeure bloquée. La démocratie reste très fragile. Elle est en convalescence. Tous les juges qui ont été nommés par les partis populistes sont encore en place. C’est très compliqué de se remettre d’une période de populisme. C’est pour cette raison que j’ai écrit ce livre, je veux prévenir les gens qui se disent qu’on pourrait le tenter.

En France aussi, il y aura peut-être des nominations difficilement réversibles comme au Conseil constitutionnel que vous évoquez. Deux nouveaux membres seront élus en 2028 par le parti qui sera au pouvoir, puisque la nomination est politique. Si c’est par un parti populiste ou d’extrême droite, les juges seront donc d’extrême droite ?

Exactement. En France, le Conseil constitutionnel est en première ligne pour la défense de l’État de droit. Mais si demain, un parti populiste fait voter des lois susceptibles de porter atteinte à l’ensemble des droits des citoyens, ceux qui ont vocation à neutraliser cette loi seront du même avis. C’est exactement ce qui se passe aux États-Unis avec la Cour suprême. On voit bien comment, très rapidement, en quatre ans, en tout cas en France, l’un des bastions de la défense de l’État de droit peut être pris par le gouvernement populiste avec une majorité qui serait inversée et donc une Cour constitutionnelle qui validerait tout ce que ferait le gouvernement populiste.

Si l’on repense à cette invective de Steve Bannon, ancien conseiller de Donald Trump, « Flood the zone with shit » (« Inondez la zone de merde »), dans toute cette mésinformation, comment faire entendre la voix de la raison ?

Il faut réconcilier les Européens au sens large et l’Occident avec l’État de droit. Celui-ci s’est fait une mauvaise réputation parce qu’il s’est lui-même phagocyté. Trop de normes, un excès de droit… On a développé beaucoup trop de législations et, aujourd’hui, il n’a plus la mobilité qu’il devrait avoir. Il est compliqué, il ne parle plus aux gens. Le narratif n’est pas le bon. Quand vous êtes malheureux et que l’époque ne vous va pas, vous irez plus naturellement vers ceux qui vous disent « on va tout changer » que vers ceux qui vous déclarent « écoutez, ça ne va pas très bien, il va falloir faire de gros efforts et se battre ». Parfois, j’ai envie de nous décrire comme les enfants gâtés de la liberté. Nous avons reçu la liberté, la liberté d’aller, de venir, de parler, de faire ce que l’on veut. Notre génération n’a pas dû se battre. La démocratie libérale dans laquelle nous vivons aujourd’hui, elle a été construite, mise en place, après la Seconde Guerre mondiale, par ceux qui avaient constaté les horreurs qui pouvaient advenir lorsque, justement, on vivait l’époque de l’Europe des nationschacun pouvait faire ce qu’il voulait chez lui et où les libertés n’étaient pas suffisamment garanties. C’est ça qui est en jeu en réalité actuellement. C’est cette liberté dans laquelle nous avons toujours grandi et à laquelle nous sommes totalement habitués et qui est remise en cause par les populistes. Il ne faut pas se tromper à cet égard.

C’est-à-dire que voter pour les populistes, c’est croire à tort, à très court terme, qu’on verra son quotidien s’améliorer. À ces gens-là, j’annonce que ce n’est pas vrai. À moyen terme, le populisme se retournera contre vous. Vous ne ressortirez pas indemne du populisme. Nous avons quand même beaucoup remis en cause la stabilité économique, on pourrait au moins éviter de remettre en cause la liberté, cette garantie exceptionnelle dans laquelle nous vivons actuellement et dont nous ne nous rendons plus compte. C’est ça, le sens de mon livre : chérissez la liberté, elle est précaire, elle est rare et elle est fragile. Ayez l’esprit critique pour analyser chaque phrase dite. En introduction, vous évoquiez cette lettre signée par Bart De Wever, mais quand on voit la Belgique, qui est un pays qui a toujours été fondamentalement attaché aux libertés, qui a une proximité géographique et idéologique avec la défense de la Cour européenne des droits de l’homme, mettre son nom sur cette lettre, cela crédibilise l’action des populistes qui peuvent dire : « Regardez, même les Belges sont d’accord avec nous ! » C’est ça, ce que j’appelle un « populisme du centre, de lâcheté », celui aujourd’hui de nos dirigeants, qui sont républicains, mais perméables aux idées du populisme et qui font le lit de partis qu’ils prétendent combattre. Et c’est bien ça, le danger, c’est pour cela que nous, citoyens, nous devons être réactifs et non dupes.

Et puisque nous échangeons pour un article de presse, évoquons aussi la liberté d’expression et le pluralisme dans les médias. Ce que l’on remarque, c’est qu’assez systématiquement, les populistes s’attaquent non seulement à l’autorité judiciaire, mais également aux médias.

Les médias sont un contre-pouvoir au populisme, parce que ce sont des lieux de la pensée, de l’opposition. Et le populisme ne veut pas ça, il ne souhaite pas être contredit, il veut n’avoir que son propre discours qu’il forge lui-même. On voit bien que les populistes, comme le gouvernement de Donald Trump, ont un rapport à la vérité qui est très particulier. Le populiste réinvente sa propre vérité et, pour ce faire, il a besoin de médias qui le suivent et surtout qui ne s’opposent pas à son contre-discours de vérité.

Je voudrais soumettre à votre réflexion la cinquième étude de la Fondation belge « Ceci n’est pas une crise », qui révèle que les Belges sont demandeurs d’un pouvoir fort. 69 % des sondés voudraient un dirigeant fort qui incite directement le peuple à un rejet de tous les contre-pouvoirs, de toute représentation de toutes les élites. Ce score est 4 points plus élevé qu’en 2023 et 17 points plus élevé qu’en 2020 lors de la première édition de ce sondage. Qu’est-ce que cela vous évoque ?

Les chiffres que vous donnez sont effrayants et très parlants. Oui, les gens veulent une figure forte. Parce qu’ils ont peur, parce qu’ils sont perdus. Le but de ce livre, c’est d’expliquer à ces gens pourquoi c’est une fausse bonne idée. Car ils s’apprêtent à voter pour des personnes dont ils pensent qu’elles vont améliorer leur quotidien, alors que l’Histoire, comme le droit comparé, montre que ce n’est pas le cas. Et je ne parle ici que d’atteinte à nos libertés, à ce qui fait qu’on est susceptible de pouvoir penser et de se déplacer sans entrave dans nos pays.

Vecteur central de la protection des libertés en Europe, la Cour européenne des droits de l’homme est aujourd’hui la cible de multiples attaques politiques, y compris de certains dirigeants européens.

© Skorzewiak/Shutterstock

On pourrait évoquer aussi les problématiques économiques. On ne va pas s’enrichir avec le populisme, personne ! Non, ça ne fonctionne pas. Les études qui ont été menées sur 47 formes de populisme sur l’ensemble du XXe siècle le prouvent. Elles démontrent que systématiquement, à moyen terme, cela aboutit à une dégradation de la situation économique. Donc c’est vraiment choisir la solution à court terme, et prendre un risque très important à moyen et à long terme de remettre en cause des fondamentaux. Et ça, je pense que c’est véritablement un comportement que, pour nos enfants, nous ne pouvons pas adopter sans réfléchir. On ne s’engage pas que pour nous-mêmes, on engage l’avenir des générations qui nous suivent. À ce titre, cela justifie au moins une vraie forme de réflexion que je ne peux que matérialiser en proposant humblement aux gens de lire mon livre et d’échanger. Souvent, on a dit qu’on ne devait pas parler de politique, que « les goûts et les couleurs »… mais non, il le faut, c’est urgent.

Vous êtes l’avocat des combats autour des libertés. Vous vous êtes beaucoup battu pour le droit des prisonniers, par exemple. Vous ne voulez plus vous battre seul ?

Oui, à un moment, il y a un besoin urgent d’expliquer aux gens, de leur donner ma vérité, de leur dire : « Écoutez, ne vous trompez pas, voici les raisons qui doivent vous pousser à ne pas tomber dans le piège des populistes. » Mais bien sûr, les citoyens ne doivent pas être seuls dans l’aventure. Ils doivent être soutenus par les femmes et les hommes politiques qui prétendent être des démocrates : ils doivent faire le bilan et chercher à repenser l’État de droit. Il faut que nous, les représentants de cette génération défendant l’État de droit, nous sachions communiquer de façon différente, que nous soyons capables de parler aux jeunes, d’adapter les formes d’expression et de compréhension pour sauver notre démocratie et nos libertés.

À écouter

Libres, ensemble · 28 juin 2025

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