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Résister :
c’est possible et urgent !

Propos recueillis par Vinciane Colson · Journaliste « Libres, ensemble »

Mise en ligne le 7 août 2025

Salomé Saqué a fait de la résistance son combat quotidien. Dans son livre Résister, devenu un phénomène littéraire avec près de 300 000 exemplaires vendus, la journaliste décrypte les stratégies de l’extrême droite. Elle en dévoile les dangers et nous appelle à résister, individuellement et collectivement. Pour elle, résister, c’est avant tout refuser de céder au découragement, comme le disait Jean-Paul Sartre.

Photo © Jacob Lund/Shutterstock

Dans ce livre, vous rappelez avec beaucoup de faits précis en quoi l’extrême droite n’est pas un courant politique comme les autres. Qu’est-ce qui en fait un courant à part ?

L’extrême droite s’inscrit en faux contre la démocratie, elle est un danger majeur pour les droits humains. On peut avoir beaucoup de désaccords politiques, mais généralement, dans les démocraties récentes, on était quand même d’accord sur le fait que la démocratie est le meilleur modèle, même s’il doit être amélioré. On était d’accord aussi sur le fait que les droits humains, bien qu’ils n’aient jamais été totalement respectés nulle part, étaient une boussole. L’extrême droite met ces deux grandes fondations en danger.

Le livre se cible sur la France, tout en montrant qu’il existe une poussée de l’extrême droite à l’international. Avec ce qu’il se passe actuellement aux États-Unis, êtes-vous encore plus inquiète ?

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Salomé Saqué, Résister, Paris, Payot, 2024, 144 pages.

Effectivement, aujourd’hui, j’ajouterais une partie sur Donald Trump et sur les liens qu’il entretient avec les extrêmes droites européennes. Il ne faut pas croire que ça concerne uniquement les Américains et que nous, peuples européens, n’aurions rien à voir avec ça. Donald Trump et Marine Le Pen se soutiennent mutuellement ; il l’a soutenue notamment lors de sa condamnation. Ce serait une grande erreur de regarder les Américains avec une forme de snobisme, en se disant que ça ne pourra jamais nous concerner. Il y a une différence de degré entre ce qu’il se passe aux États-Unis et ce que proposent les extrêmes droites européennes, mais pas une différence de nature. J’en appelle vraiment à observer la situation aux États-Unis pour comprendre qu’une fois que l’extrême droite est au pouvoir, on ne sait pas quand elle va en partir. Donald Trump parle très sérieusement de briguer un troisième mandat alors que c’est totalement illégal. Ça devient aussi beaucoup plus compliqué de résister parce qu’on assiste aux États-Unis à une destruction méthodique de la démocratie ; les oppositions ont des difficultés à exister et beaucoup de personnes se retrouvent en danger. Quelles que soient vos opinions politiques, lutter contre l’extrême droite, c’est tout simplement dire que vous voulez rester en démocratie.

En 2016, Maria Katasonova, la fan no 1 de Marine Le Pen en Russie, rêvait d’une alliance entre Poutine, Le Pen et Trump. L’ancienne candidate à l’élection présidentielle a toujours admiré les leaders de Moscou et de Washington.

© ID1974/Shutterstock

Revenons sur la condamnation de Marine Le Pen1. Trump et Poutine lui ont marqué leur soutien, mais des personnalités politiques françaises, comme le Premier ministre, se disent également troublées par cette décision. Le Rassemblement national, lui, parle de « dictature des juges ». Pourquoi ces réactions sont-elles inquiétantes ?

On a bien sûr le droit de contester une décision de justice en démocratie. C’est précisément pour ça que la procédure en appel existe, mais là, la rhétorique qui est utilisée par le RN est une rhétorique anti-justice. Quand on parle de « dictature des juges », on remet en cause la justice en tant que telle, dans son fonctionnement, et c’est ça qui est particulièrement inquiétant. Les menaces dont font l’objet les juges qui ont prononcé cette condamnation sont aussi préoccupantes. L’une d’entre eux est actuellement sous protection policière. Sa photo a été diffusée sur tous les médias d’extrême droite et par une très grande partie de comptes de militants de ce courant sur les réseaux sociaux. Elle a vraiment une cible dans le dos. En démocratie, le jugement d’une responsable de parti politique n’est pas censé provoquer ce type de réaction. Ça peut aussi avoir un effet dissuasif sur la procédure en appel qui va a priori avoir lieu en 2026, donc avant l’élection présidentielle, puisque toute la question de l’inéligibilité va se poser

Ce n’est pas démocratique que d’exercer une telle pression sur le système judiciaire. Il faut rappeler que toute cette procédure judiciaire est parfaitement légale. Il n’y a pas eu d’entrave démocratique. Les juges ont appliqué une loi qui a été votée par les représentants du peuple à l’Assemblée nationale. Encore une fois, je ne dis pas qu’on ne devrait jamais contester la justice, mais la manière de le faire ici est dangereuse. Le Rassemblement national a parlé de « juges rouges » ; ce n’est pas anodin comme expression, ça s’inscrit dans une tradition de l’extrême droite à travers le monde de s’en prendre aux contre-pouvoirs. Quand Donald Trump évoque des « juges corrompus », c’est exactement la même logique, il s’attaque très concrètement à démanteler la justice. C’est ce qu’ont pu faire aussi certains régimes d’extrême droite dans l’Est de l’Europe. Leur rhétorique, c’est de dire : les juges sont un obstacle à la démocratie… alors qu’ils font partie intégrante de la démocratie.

L’enjeu est devenu « pour ou contre le fait que Marine Le Pen soit candidate » au lieu de discuter des faits dans lesquels elle est impliquée, en l’occurrence d’avoir été « au cœur d’un système » qui a détourné plus de 4 millions d’euros d’argent public européen. Ce qui est fou, c’est qu’on ne parle quasi plus de ça aujourd’hui. On parle avant tout de cette inéligibilité et du fait que ce serait un complot politique. Ce type de rhétorique est très dangereux parce qu’elle brise la confiance entre le peuple et les institutions démocratiques – dont fait partie la justice. Ce qui est très pernicieux, c’est qu’ils disent faire cela au nom de la démocratie, au nom de l’État de droit, alors que leur rhétorique amène précisément à abîmer ces derniers. C’est pour ça que l’information est si importante. Il faut exposer ces stratagèmes et cette rhétorique, montrer ce qui se cache derrière et rappeler ce qu’est la justice. Rappeler que tout est légal, mais que le RN demande à être au-dessus des lois. Et ça, c’est l’apanage des régimes autoritaires. La loi doit être la même pour toutes et tous, c’est la base dans une démocratie.

Vous décrivez la bataille culturelle menée par l’extrême droite, qui se divise en bataille médiatique, sémantique et numérique. « Si en deux ans le nombre de bulletins pour l’extrême droite a explosé, la victoire la plus écrasante ne se déroule pas dans les urnes, mais dans les esprits », écrivez-vous. Parce qu’on a rendu publiquement recevables des idées qui ne l’étaient pas il y a dix ou vingt ans ?

Oui, il y a deux grands axes dans la manière dont l’extrême droite mène ses batailles culturelles. Le premier, c’est d’élargir la fenêtre d’Overton, c’est-à-dire la fenêtre de ce qui est acceptable. En ayant fait entrer dans le champ médiatique et politique des idées encore plus radicales que celles du Rassemblement national, comme celles portées par Éric Zemmour et d’autres personnalités publiques qui ont eu voix au chapitre dans l’espace médiatique, on rend le RN presque modéré. C’est ça, la fenêtre d’Overton : tout le champ médiatique et politique se décale vers l’extrême droite. Certaines thématiques ont pris une place croissante dans l’espace public ces dernières années, comme l’insécurité et l’immigration. Ça ne signifie pas qu’il ne faut pas en discuter, mais on en parle beaucoup plus qu’avant et avec un biais très xénophobe. Cette grille de lecture s’est imposée. Ils ont aussi réussi à faire entrer dans le champ médiatique et politique des concepts complotistes, comme celui du « grand remplacement », au point que le Premier ministre français, François Bayrou, va parler de « submersion migratoire », faisant d’une certaine manière référence à ce concept-là. Des responsables politiques ont également été directement interrogés, sur des chaînes du service public, sur ce qu’ils pensent du « grand remplacement », comme si c’était une opinion, un concept parmi d’autres. Ça, c’est une victoire de l’extrême droite. Il y a aussi l’irruption d’un vocabulaire comme le « wokisme », le « droit-de-l’hommisme » et l’« islamo-gauchisme ». Ces qualificatifs n’ont pas été forcément inventés par l’extrême droite, mais elle les a popularisés. Ces concepts très flous visent à décrédibiliser toute lutte pour les droits humains et la démocratie. On ne sait pas exactement ce que ça veut dire, mais ça permet de disqualifier quiconque essaie de s’opposer à eux. Enfin, il y a tous les faits divers qui vont être montés en épingle et traités avec une grille de lecture raciste, xénophobe. Encore une fois, je ne dis pas qu’il ne faut pas en parler, je dis juste que ces faits divers vont prendre une place dans l’espace médiatique qui éclipse tout le reste. Et ça, c’est une stratégie de l’extrême droite et des médias de Vincent Bolloré. Ils font émerger certains sujets, qui vont être sortis par un média, commentés par un autre, puis une chaîne du groupe va interroger un responsable politique sur la question. On va se retrouver avec des polémiques montées de toutes pièces par un groupe médiatique.

L’extrême droite est donc parvenue à imposer des thèmes et un vocabulaire. Mais aussi à semer le doute ?

Oui, c’est l’un des autres axes de cette bataille culturelle : le complotisme et les fausses informations. Ça, c’est vraiment le trumpisme. Steve Bannon, ancien conseiller de Donald Trump, disait déjà en 2019 que la stratégie à adopter avec les médias, c’est d’« inonder la zone de merde », « flood the zone with shit ». Les trumpistes bombardent tellement de fausses informations, il y a tellement de vérités parallèles qui se créent, que l’on sème le doute. La post-vérité est vraiment symptomatique de l’extrême droite. Tout le monde ne va pas adhérer à cette vision de la société ultra-complotiste, parfois complètement délirante dans le cas du trumpisme, mais ça va brouiller le débat. La vérité est relativisée et à la fin, on ne sait plus ce qui est vrai. Hannah Arendt soulignait déjà que le danger dans les régimes autoritaires, c’est de faire en sorte que plus personne ne sache quoi croire, et que quand on n’arrive plus à accéder à une vérité commune, on ne parvient plus à penser ni à s’organiser collectivement. C’est vraiment une stratégie de l’extrême droite qu’on retrouve aussi en Europe et qui m’inquiète énormément.

Selon Salomé Saqué, décrédibiliser la lutte pour les droits humains et la démocratie fait partie des stratégies déployées par l’extrême droite.

© Clémentine Schneidermann

Ça passe par des attaques incroyablement fortes envers les journalistes, les chercheurs, les universitaires et tout individu qui essaie de diffuser le savoir. Les méthodologies scientifique et journalistique sont très attaquées. Toute personne qui produit un savoir qui contrecarre leur vision du monde va être qualifiée d’« extrême gauche », de « militante ». On a eu des scènes assez hallucinantes dans l’espace médiatique français ; je pense par exemple à une séquence où le journaliste Patrick Cohen est face à Éric Ciotti, un ténor des Républicains, mais qui s’est allié à l’extrême droite. Ils sont en train de discuter de la possibilité ou non pour la SNCF de mettre des affiches de promotion du livre de Jordan Bardella dans les gares. Patrick Cohen sort des faits issus du règlement de la SNCF. Et Éric Ciotti lui dit : « C’est votre opinion. » C’est ça, la force de l’extrême droite : les faits deviennent des opinions et les opinions deviennent des faits. C’est vraiment un danger qui est, je pense, complètement sous-estimé. J’attire l’attention sur le cas de X qui a encore beaucoup d’influence en Europe et qui est une machine à divulguer de fausses informations et même à faire de l’ingérence dans certaines élections. C’est totalement assumé par Elon Musk qui a fait campagne pour la dirigeante d’extrême droite en Allemagne. Avec mon livre, j’essaie de dire : voilà le danger auquel nous faisons face, voilà les stratégies qui sont utilisées, tentons de résister parce que c’est une question de survie démocratique.

Vous nous appelez à ne pas rester dans l’inertie ?

Oui, je pense qu’il y a deux attitudes face à ce qui se passe. Il y a celles et ceux qui adhèrent réellement au projet du monde discriminant, violent, masculiniste de l’extrême droite. Ces personnes-là, je ne sais pas si je pourrai les convaincre. Ensuite, il y a toute une masse de personnes qui, je pense, ne se rendent pas compte de l’ampleur du danger. C’est à ça que sert le livre : les faire sortir de la non-connaissance de ce qui est en train de se passer, des mouvements à l’œuvre et de la manière dont ça va les affecter

Et après, il y a une troisième partie que j’essaie d’atteindre aussi avec ce livre, ce sont celles et ceux qui ont conscience du danger, mais qui sont pétrifiés. On le voit avec le trumpisme, il crée des phénomènes de sidération. Je constate autour de moi des personnes qui se replient sur elles-mêmes par peur et sentiment d’impuissance. Or je pense que nous sommes encore extrêmement puissants, nous, celles et ceux qui se battent pour rester en démocratie et qui estiment que les droits humains valent le coup d’être respectés. Nous avons des moyens d’action très forts ici en Europe ; nous ne sommes pas encore sous un régime trumpiste. Que ce soit à une échelle individuelle, dans la cellule familiale et la vie professionnelle, ou à une échelle collective, dans le monde associatif, syndicaliste ou politique, il y a encore énormément de leviers d’action. Nous avons presque le luxe de pouvoir agir sans prendre d’énormes risques, ce qui n’est déjà plus le cas aux États-Unis. On le voit aujourd’hui avec des chercheurs américains qu’on essaie d’interviewer, mais qui ont peur de parler, peur des représailles. Moi, je peux encore le faire.

En juin 2024, le RN a remporté l’élection européenne, en terminant largement en tête du scrutin. Galvanisé par ce succès, Bardella se voyait déjà en haut de l’affiche aux législatives qui ont suivi en France. Un pari raté qui a néanmoins donné des sueurs froides aux Français.e.s.

© Obatala Photography/Shutterstock

Mais il y a des menaces qui pèsent sur vous, sur d’autres journalistes, sur des avocats.

Oui, on est déjà menacé. C’est compliqué, mais nous ne sommes pas en dictature. On a effectivement des entraves et c’est pour ça qu’il est urgent de réagir. Mais on a encore la possibilité de se mobiliser. Je pense que la France en est le meilleur exemple. Lors des élections législatives de juin 2024, quand j’ai eu l’idée d’écrire ce livre, je croyais que nous allions basculer dans un régime d’extrême droite. Je pensais que c’était fini, parce que le RN avait remporté les élections européennes. Mais il y a eu un détournement de l’Histoire, une mobilisation sans précédent des citoyens. De nombreuses personnes se sont mises à parler à leurs proches, à communiquer sur les réseaux sociaux, certaines sont même allées faire du porte-à-porte. Des influenceurs se sont mis à partager des posts pour rappeler de manière très informative le danger que ça pouvait représenter, pourquoi il fallait se mobiliser. Quelque chose s’est passé du côté de la société civile, avec des conséquences. Ce ne sera pas suffisant sur le long terme, mais ça montre bien qu’on n’est pas impuissant. Tout le monde au début s’est demandé pourquoi je publiais ce livre après les élections. Je l’ai fait précisément car je pense qu’il faut agir, discuter, débattre et créer des endroits où on partage l’information quand nous ne sommes pas dans une urgence électorale. Consolider la démocratie et former des réseaux associatifs, du tissu humain, c’est un processus qui est très long. J’ai essayé de donner toutes les pistes qui me semblaient fiables, des méthodes pour reconnaître l’information vérifiée et pour tenter de développer soi-même son esprit critique. Ça concerne beaucoup l’information, parce que je suis journaliste, donc c’est ce que je connais. Mais c’est l’un des très nombreux axes de résistance potentielle, et les personnes qui nous lisent ont forcément un moyen d’action, dans leur famille, leur vie professionnelle, leur entourage, leur quartier. Il y a, depuis la publication de ce livre, des centaines de personnes qui sont venues à ma rencontre me donner de nouvelles idées. Nous avons besoin de cette intelligence collective. Je pense que personne n’a la solution, le bon programme pour empêcher l’extrême droite d’arriver au pouvoir. En revanche, ensemble, chacune et chacun avec nos idées, notre savoir, nos connaissances, nos compétences, on peut vraiment y faire obstacle. Mais pour ça, il faut que l’on comprenne que c’est possible, et que c’est urgent.

Quel message avez-vous envie d’adresser plus particulièrement aux jeunes, qui peuvent être un peu désespérés par le monde qui les entoure ?

Je précise d’emblée une petite chose : si vous avez des problèmes de santé mentale, s’il vous plaît, allez vous faire aider par des professionnels de santé, c’est extrêmement important. L’urgence n’est pas de s’engager ni de lutter contre l’extrême droite si on va soi-même très mal. Si l’on se trouve dans un état de désespoir, mais qui n’est pas un état d’urgence de santé mentale, je pense que l’une des meilleures manières de combattre ce désespoir et la peur qu’on peut ressentir, ça reste l’action. En tout cas, c’est comme ça que ça fonctionne de mon côté. Il y a quelque chose de très joyeux, de très réconfortant à s’impliquer dans la société dans laquelle on vit, à se dire qu’on a une capacité d’action. À titre personnel, je trouve que ça fait beaucoup de bien d’avoir le sentiment d’agir et de s’entourer de personnes qui, elles aussi, ont envie de protéger la société et la démocratie. Il y a quelque chose de très beau dans le collectif, qui donne beaucoup d’espoir pour la suite.

  1. Le 31 mars 2025, Marine Le Pen a été reconnue coupable de détournement de fonds publics et condamnée à quatre ans d’emprisonnement dont deux ans ferme, aménageable sous surveillance électronique, à 100 000 € d’amende et à cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire.

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Libres, ensemble · 3 mai 2025

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