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La dangereuse
nostalgie du passé
Vincent Dufoing · Directeur « Projets communautaires » du Centre d’Action Laïque
Mise en ligne le 16 juin 2025
Le véritable défi de la vie commune exige que l’on renonce à un peu de soi pour vivre avec ceux qui ne sont pas nous. »
Il faut bien le reconnaître, Pierre-Henri Tavoillot pose une question essentielle en ces temps troublés : « Voulons-nous encore vivre ensemble ? » Dans une société hyperconnectée mais fragilisée, la pandémie de Covid-19 – point de départ de son analyse – a suspendu les relations humaines tout en prouvant que la vie en commun, même ralentie, persistait. Ce paradoxe l’amène à interroger la nécessité du lien à autrui, convaincu que le désir de collectif et de bonne vie pour chacun demeure vivant.
Son ouvrage, dense et ambitieux, propose une vaste fresque historico-sociologique qui tend parfois à idéaliser le passé. À force d’exalter les temps anciens marqués par le mythe, l’harmonie naturelle ou la transcendance divine, l’auteur flirte avec une lecture du monde qui pourrait séduire les défenseurs des traditions, voire des idéologies réactionnaires. Certes, il rappelle l’importance de l’État, des droits humains, des régimes libéraux et de la laïcité, mais sa nostalgie du collectif d’antan – clanique, tribal, national et souvent religieux – suscite un malaise. La démocratie, selon lui, se révèle décevante : elle affaiblirait le lien social au profit d’un individualisme triomphant, produisant à la fois un « trop-plein de vie » et un « vide existentiel ». Un diagnostic qui peut inquiéter, surtout lorsqu’il suggère que l’exercice démocratique serait source de dépression par sa quête du consensus.
Le problème central de son analyse réside dans sa focalisation sur la seule dimension du « vivre ensemble », qu’il juge plus naturelle hier qu’aujourd’hui. Ce biais théorique l’éloigne de la complexité du monde contemporain. Le propos devient parfois désincarné, et même potentiellement dangereux s’il était lu sans esprit critique. Par exemple, la mise en cause de la fraternité ou la dénonciation d’une « dictature des minorités » pourraient être aisément récupérées.
La seconde partie du livre apparaît plus équilibrée. Tavoillot y explore les causes de la désunion : repli sur soi, solitude, insécurité sous toutes ses formes… Il établit des liens stimulants entre la vie monastique médiévale et l’individualisme moderne, entre la solitude créatrice des penseurs de la Renaissance et l’émergence de l’humanisme. Plus proche de nous, il s’interroge sur les effets du métavers et de l’intelligence artificielle, qu’il compare à une « vie monastique sans Dieu ». Il plaide alors pour une résistance démocratique fondée sur la désobéissance civile et souligne l’émergence d’une « guerre civile idéologique » entre principes, et non entre intérêts.
Mais les alertes reprennent : il qualifie le wokisme d’« idéologie de la discorde », critique le néo-féminisme et le mouvement queer, qu’il juge potentiellement aliénants. Face aux conflits générationnels, il déplore le jeunisme et observe chez certains jeunes une attirance pour l’autorité et la pureté, ce qui n’est pas sans rappeler de sombres chapitres de l’histoire. Sa critique des néo-antiracistes, accusés d’ancrer le racisme en soulignant les discriminations systémiques, mérite d’être lue avec prudence. Quand il avance que le Brexit ou Trump relèvent d’un rééquilibrage démocratique, on ne sait s’il est provocateur ou inconscient.
Tavoillot oppose à l’universalisme une méfiance qu’il relie à l’impérialisme occidental. Il préfère une « guerre civile des civilisations » à l’idée d’un choc global, et aborde l’islamisme sous l’angle du retour au lien communautaire. Là encore, attention : ces passages, isolés de leur contexte, pourraient alimenter les rhétoriques les plus extrêmes.
Heureusement, l’auteur termine sur une note plus constructive en abordant ce qui nous unit encore : partager un repas, une intimité, une discussion, un travail ou un engagement. Il s’alarme des effets du télétravail, de l’IA, de l’écriture inclusive vue comme hégémonique, et du déclin de la vie religieuse. Il en revient à la laïcité, qu’il présente comme une forme de spiritualité citoyenne et un rempart contre les extrémismes. En distinguant ses trois domaines d’action – privé, public et sociétal –, il réaffirme son rôle central dans la construction d’un vivre ensemble respectueux de chacun.
En conclusion, Voulons-nous encore vivre ensemble ? est un ouvrage érudit, riche en pistes de réflexion, mais qui pèche par un excès d’abstraction et une nostalgie problématique. Comme si un extraterrestre tentait de décrire le lien social humain sans en saisir les enjeux actuels. Un livre à lire, oui, mais avec un regard critique et une mise à distance salutaire.
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