La tartine
Médias et religions : pourquoi tant de (dés)amour ?
Vinciane Colson · Journaliste « Libres, ensemble »
Mise en ligne le 26 juin 2024
Ramadan, Noël, Aïd-el-Kébir, Pâque(s), Yom Kippour : qui dit événement religieux dit multitude d’articles et de reportages dans les médias pour nous relater les us et coutumes des familles pratiquantes… ou de celles qui ne le sont pas. Les journalistes ne se contentent plus par exemple de rapporter les moments de partage vécus par les familles musulmanes pendant le ramadan, mais décryptent de nos jours régulièrement les raisons qui poussent certaines personnes d’origine musulmane à ne pas faire le ramadan et les pressions que certains peuvent subir. On sent les médias sur un fil, tentant de trouver l’équilibre entre la couverture respectueuse d’une tradition religieuse et la critique avisée des pratiques.
Illustrations : Cost
« Les médias aujourd’hui sont très mal à l’aise de parler de religions », selon Cécile Vanderpelen-Diagre, historienne et directrice du Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité de l’ULB. « Quoi qu’ils en disent, ils ont des problèmes : on les accuse soit de prosélytisme, soit d’ignorer les aspects positifs des religions. Parler des rituels comme le ramadan, ça reste assez consensuel. Et puis faire un micro-trottoir sur l’Aïd, ça nécessite moins de temps et de connaissances que d’investiguer sur les implications politiques et économiques d’une religion, et c’est moins touchy. »
Mais pourquoi les médias abordent-ils autant ces rituels religieux ? Pourquoi ne pas les laisser dans la sphère privée ? Ne serait-ce pas la preuve de leur amour indéfectible pour les religions ? D’après Frédéric Antoine1, professeur émérite à l’École de journalisme de l’UCLouvain, c’est surtout la preuve que le ramadan, à l’image de Pâques, de Noël ou de la rentrée scolaire, est devenu un marronnier journalistique : « Il y a une sorte de sécularisation dans la manière dont on traite l’actualité des religions dans les médias. On l’aborde selon les mêmes critères que n’importe quelle information. De plus, pour le ramadan, on en parle car pour une majorité de la population, ça reste la découverte de choses pas habituelles. »
Des pratiques plus sociales que religieuses
Et attention à la concurrence entre fêtes religieuses ! Alors que la RTBF, en ce 15 février 2024, premier jour du carême, choisit de faire un duplex dans son journal télévisé sur le crossage, une tradition folklorique séculaire à Chièvres qui se déroule le mercredi des Cendres, plutôt que d’aborder le début du carême, un téléspectateur interpelle et interroge le déséquilibre entre la couverture médiatique du ramadan et celle du carême. Dans un article publié sur ce sujet le 15 février 2024 sur le site de la RTBF, Françoise Baré, responsable éditoriale à la cellule Société, y répond : « Autrefois, l’abbé Pirard travaillait à nos côtés à la RTBF, délégué par l’institution catholique, mais on a évolué vers une sécularisation. C’est désormais la pratique sociale qui compte. Voilà pourquoi à Noël nous parlons des fêtes de famille, des rassemblements, et même, comme lorsque à Noël dernier, le nouvel archevêque est entré en fonction, nous suivons sa messe de minuit, car le contenu de son homélie a une portée politique. Mais nous ne comptons pas faire de sujets miroirs systématiques sur chaque étape du calendrier liturgique car cela ne représente plus la société telle que nous la connaissons aujourd’hui. »2
De l’amour à la défiance
Selon Frédéric Antoine, la nomination de Luc Terlinden en tant qu’archevêque de Malines-Bruxelles en septembre dernier est un bon exemple de cette sécularisation. « Par le passé, les médias y auraient consacré des pages entières. On se serait demandé comment définir le profil de l’archevêque, on aurait fait des supputations sur les candidats potentiels. Et là, quelqu’un est sorti du chapeau sans que les médias se soient intéressés à la question avant. » De l’amour au désamour, voire à la défiance, il n’y a qu’un pas. Les scandales sexuels dans l’Église et la radicalisation violente de jeunes musulmans partis faire le djihad ont poussé les journalistes à une grande prudence vis-à-vis des religions et à se demander constamment : que cache telle ou telle communication émanant d’une institution religieuse ? « C’est un retour de balancier. Le climat n’est pas propice à l’information sur les religions et c’est encore pire quand elle vient des institutions religieuses. Il y a cinquante ans, personne ne suspectait rien du tout. Aujourd’hui, on est dans le positionnement inverse. »
Cette tension constante dans le chef des journalistes entre information et valorisation quand ils parlent de religions ressort aussi du travail mené par Laura Calabrese, professeure à l’ULB spécialisée en analyse des discours. Dans son étude sur la présence de l’islam au sein de la presse francophone belge entre 2014 et 2018, elle écrit que les médias d’information généralistes veulent éviter de devenir les porte-voix de l’une ou l’autre religion… mais « veulent parfois compenser une couverture de faits négatifs avec des reportages de fond ou bien des marronniers pour éduquer le public ou faire entendre une partie peu audible de la société notamment bruxelloise »3. Malgré ces marronniers liés à des festivités religieuses, l’islam apparaît dans la presse majoritairement dans un contexte national ou international de terrorisme islamiste. La majorité des articles analysés relevaient ainsi de trois catégories : « Le regard pédagogique porté sur l’islam en tant que deuxième religion de Belgique, le regard expert qui cherche à dévoiler les causes du djihadisme ou les liens entre islam et terrorisme, et enfin le discours de dissociation qui prévaut dans les périodes post-attentats. »4
Des informateurs religieux en voie de disparition
La présence dans les rédactions d’informateurs religieux, ces journalistes (hyper-)spécialisés qui sont apparus après le concile Vatican II, explique aussi ce micro tendu aux religieux, et en particulier à l’Église catholique, pendant des décennies. Ce qui n’a d’ailleurs jamais existé à un tel niveau pour la laïcité. « Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu à un certain moment une conjonction entre certains médias et la cause de la laïcité », estime Frédéric Antoine. « À l’époque où il existait une presse socialiste, comme Le Peuple ou La Wallonie, il y avait des articles sur ce qu’il se passait dans le milieu de l’action laïque. » Les stratégies de l’Église et de la laïcité semblent également avoir été différentes : alors que la première communiquait (et recevait un large écho) sur la place publique, le choix de la laïcité organisée a été d’opérer avec plus de discrétion.
Ces informateurs religieux partis à la pension, la religion a-t-elle pour autant disparu de nos quotidiens ? Pas nécessairement. Le journaliste a laissé place au chroniqueur. Cartes blanches, opinions, chroniques plus ou moins régulières : la voix des religions reste présente dans les journaux à travers des tribunes ouvertes. La Libre Belgique ouvre par exemple souvent ses pages aux chroniques du prêtre Éric de Beukelaer et a désigné un nouveau spécialiste de l’information religieuse, chargé non plus de reproduire les encycliques du Pape comme ce fut le cas par le passé, mais de les analyser.
La croisade conservatrice du groupe Bolloré
La religion s’insinue aussi de manière plus détournée dans le débat. Le cas du groupe Bolloré en France est symptomatique… et inquiétant. Plusieurs enquêtes réalisées récemment par des médias français ont montré l’offensive idéologique menée par l’empire médiatique. Bien sûr, les messes n’y sont pas diffusées. Bien sûr, le milliardaire breton qui a il y a peu assumé sa foi catholique devant les députés français nie toute influence sur le contenu éditorial de ses médias. Mais de Canal+ à CNews, en passant par C8, les propriétés de Vincent Bolloré relaient par petites touches sa croisade catholique conservatrice. L’émission En quête d’esprit diffusée sur CNews et Europe 1 aborde par exemple l’actualité « d’un point de vue spirituel et philosophique ». Et quand l’avortement y est présenté dans une infographie le 25 février dernier comme « la première cause de mortalité dans le monde », les responsables de la chaîne plaident « l’erreur ». Une « erreur » qui amène à s’interroger lorsqu’on entend le discours anti-IVG tenu pendant l’entièreté du programme…
Plus subtile encore, car plus ludique et en apparence inoffensive, l’émission Bienvenue au monastère diffusée sur C8 a fait polémique en début d’année. Cette téléréalité mettait en scène des personnalités invitées à faire une retraite silencieuse dans un monastère. Interrogée sur Europe 1, la productrice (proche de Vincent Bolloré) estime que c’est une « proposition spirituelle ». « Ce n’est pas une émission religieuse, curieusement. Même si c’est dans un monastère, ça aurait pu être tourné partout ailleurs. L’idée, c’est de se poser des questions existentielles. » Exit donc le religieux. C’est de spiritualité qu’il est question. « Parler de spiritualité, ça évite d’être accusé de prosélytisme », explique Cécile Vanderpelen-Diagre. « C’est néanmoins le côté consensuel, positif de la religion qui est mis en avant. Et le présenter comme ça, c’est un choix politique. » Exit aussi le passif des congrégations représentées dans Bienvenue au monastère. Les deux guides spirituels sélectionnés pour encadrer les participants appartiennent pourtant à la communauté des Béatitudes et à la congrégation Saint-Jean, régulièrement mises en cause pour violences sexuelles. Une information totalement passée sous silence dans l’émission.
Quelle différence par rapport à une tribune religieuse ou philosophique, comme il en existe en Belgique avec les émissions concédées diffusées sur la RTBF ? Le manque de transparence assurément et la vision religieuse très conservatrice, proche de l’extrême droite, défendue : « Bolloré fait entrer les médias audiovisuels dans l’ère du positionnement idéologique et religieux. Est-ce qu’on peut attraper des mouches avec du vinaigre ? Pas impossible », conclut Frédéric Antoine, « car il y a des tas de gens qui consomment ces médias-là et qui ne se rendent pas compte qu’ils intègrent ces messages. »
- Rédacteur en chef de L’Appel, il est l’auteur de Le grand malentendu : l’Église a-t-elle perdu la culture et les médias ?, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.
- Annick Merckx, « Mercredi des Cendres, début du carême pour les chrétiens : pourquoi la RTBF n’en a-t-elle pas fait un sujet ? », mis en ligne sur rtbf.be, 15 février 2024.
- Laura Calabrese, Magali Guaresi et Florence Le Cam, « L’islam dans la presse francophone belge (2014-2018) : analyse discursive et textométrique », rapport de travail, FNRS, 2023.
- Ibid.
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