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Que reste-t-il de la contre-culture ?

Par Julie Luong · Journaliste

Mise en ligne le 18 décembre 2024

De 1965 à 1975, la contre-culture conquérait les États-Unis, entre lutte pour les droits civiques, émergence de la musique rock, mouvement hippie et guerre du Viêtnam. Au-delà de cet héritage nostalgique, les artistes ont-ils encore la capacité de proposer une vision du monde à rebours des logiques dominantes ?

Photo © Pickel-Shot/Shutterstock

 

Souvent utilisé pour nommer toute pratique contestataire ou marginale, le terme de « contre-culture » désigne au sens strict un mouvement qui a émergé aux États-Unis aux alentours de 1965 pour s’achever dix ans plus tard. « C’est la seule période pour laquelle le terme se justifie pleinement, explique Christophe Den Tandt, professeur en culture anglo-américaine à l’ULB. Mais il existe une sorte de préhistoire de la contre-culture à partir de la fin du xixe siècle, notamment en littérature américaine, avec des gens comme Jack London et une scène littéraire qui se constituait alors sous la forme d’une avant-garde ou, pour reprendre les termes de Bourdieu, d’une scène de “production restreinte”, avec des cercles d’artistes séparés de la vie sociale. On pourrait même en ce sens remonter jusqu’au milieu du xixe avec des personnalités telles que Melville ou Walt Whitman, c’est-à-dire au romantisme. »

Une conjoncture unique

Après la Seconde Guerre mondiale, dans une société paradoxale, à la fois prospère économiquement et très corsetée d’un point de vue social, apparaissent de nouvelles forces politiques et culturelles qui s’agrègent progressivement. « On assiste simultanément au mouvement des droits civiques des Afro-Américains, au développement du rock ’n’roll avec bientôt le phénomène Beatles, mais aussi au mouvement littéraire de la Beat Generation avec des gens comme Allen Ginsberg ou Jack Kerouac. Ce mouvement va préfigurer très concrètementle mouvement hippie, y compris sur le plan personnel puisque Ginsberg deviendra par exemple un grand ami de Bob Dylan », détaille Christophe Den Tandt. Un cocktail d’énergies incandescentes qui émerge par ailleurs dans des conditions historiques très particulières avec la guerre du Viêtnam et une mobilisation massive de la jeunesse contre l’envoi de soldats américains sur le terrain, les jeunes hommes étant directement exposés à ce risque. « Il y a en réalité à ce moment-là un faisceau de facteurs historiques qui ne s’est jamais reproduit », résume Christophe Den Tandt.

Le City Lights Bookstore, librairie-maison d’édition indépendante et lieu historique officiel ayant publié le poème « Howl » d’Allen Ginsberg a toujours pignon sur rue à San Francisco.

© Nito/Shutterstock

La conjoncture unique qui a présidé à la naissance de la contre-culture aux États-Unis – et à ses multiples déclinaisons en Europe – explique pourquoi cette période a laissé une empreinte durable dans l’imaginaire, sur les productions et pratiques culturelles – empreinte fortement colorée de nostalgie, y compris pour les générations qui n’ont pas vécu cette époque mais d’une certaine manière « s’en souviennent ». « Ce qui a alimenté cette nostalgie, c’est notamment l’existence de ressources en ligne », commente Christophe Den Tandt. À travers les images d’archives et les enregistrements surgis du passé, c’est comme si la contre-culture continuait de vivre en dehors de son pouvoir de contestation et de ses promesses révolutionnaires, rendue en quelque sorte inoffensive par le passage du temps, reléguée dans le champ de ce qui fait rêver mais qui n’adviendra plus. « Ce qui alimente la nostalgie est aussi qu’en musique, il existait alors un rapport très étroit entre la technologie et l’esthétique », relève Christophe Den Tandt. « En 1967, avec sa guitare, son ampli et ses deux ou trois pédales d’effet, Jimi Hendrix était à la pointe de la technologie. Et cette dernière déterminait presque intégralement la musique qu’il pouvait jouer. Aujourd’hui, jouer de la musique rock est donc quasi devenu un geste patrimonial ou muséal. »

L’expérience humaine

C’est à l’historien et sociologue américain Theodore Roszak que l’on doit le terme de « contre-culture », qu’il employa pour la première fois en 1969 dans son ouvrage intitulé The Making of a Counter Culture. Roszak considérait alors que la contre-culture représentait une réponse face à la « technocratie », décrite, ainsi que le résume l’universitaire Frédéric Rondeau, professeur à l’université du Maine, comme « un vaste impératif culturel imposant une conception scientifique, technique et industrielle, non seulement à l’organisation de la société, mais à toutes les sphères de la vie »1. La vision technocratique estime en quelque sorte que les besoins vitaux de l’homme peuvent être comblés par une organisation efficace de la société, organisation elle-même régulée par des experts. À l’inverse, la contre-culture se distingue par son désir de remettre l’expérience humaine au cœur de la société, y compris dans ses dimensions pulsionnelles, hasardeuses, improductives.

« La contre-culture offre donc une forme de réponse à la société américaine de l’époque », résume Frédéric Rondeau. « Face au développement rapide des médias de masse, elle crée la free press et les médias alternatifs ; constatant l’industrialisation galopante, elle propose des expériences communautaires (retour à la nature, communes) ; s’opposant à la guerre au Viêtnam, elle promeut le mouvement pacifiste ; rompant avec la tradition et la morale petites-bourgeoises, elle prône la libération sexuelle et l’usage de drogues ; dénonçant les privilèges accordés à la majorité blanche, elle cherche à mettre en valeur les minorités (Black Panther Party, “Chicanos”, Amérindiens, mouvements homosexuels) ; se détournant du christianisme, elle s’intéresse à la spiritualité orientale ; enfin, luttant contre la technocratie, elle préconise la création, les happenings et l’improvisation. »2 Un mouvement d’expérimentation qui, rappelle Christophe Den Tandt, « se voyait comme un mouvement révolutionnaire et avait l’ambition de fonder une société entièrement nouvelle ».

Toute culture est-elle contre ?

Aujourd’hui, nous avons souvent tendance à penser que toute culture est par définition « contre », en ce sens qu’elle s’opposerait au pouvoir ou en proposerait à tout le moins une critique plus ou moins subtile. Mais cette vision des choses, précise Christophe Den Tandt, est très récente. « La situation s’est inversée à partir du milieu du XIXe siècle et du mouvement romantique. À compter de ce moment, on attend des artistes qu’ils contestent le pouvoir et qu’ils vivent dans une sorte de monde parallèle. C’est ce que Bourdieu décrit dans Les règles de l’art. Mais avant ça, l’art était très proche du pouvoir, à la fois religieux et politique. Pensons à Molière ou à Mozart. Ce qui ne signifie pas que cela empêchait toute forme de subversion… mais cela limitait quand même les possibilités ! Par ailleurs, après la Seconde Guerre mondiale, la culture populaire va devenir un facteur social, politique et esthétique qu’on ne peut plus ignorer : soudainement, la société est obligée de se mettre à l’écoute de pratiques culturelles auparavant considérées comme n’ayant aucune importance… »

Les sixities représentent en ce sens une période tout à fait singulière, durant laquelle la production musicale et culturelle « parvient à mettre entre parenthèses ces mécanismes de pouvoir et de censure de l’industrie », poursuit le spécialiste. « Plusieurs musiciens ont décrit ce phénomène : s’ils ont réussi à prendre le pouvoir par rapport aux patrons des maisons de disques, c’est que ces derniers ne parvenaient plus à suivre l’évolution de cette musique tellement novatrice. Littéralement, ils ne savaient plus quoi en faire, mis à part donner libre cours aux artistes eux-mêmes… Ça a été le cas dans la seconde période des Beatles, par exemple. Frank Zappa en a très bien parlé : cela ne le gênait pas d’être face à des directeurs de maisons de disques très traditionnels puisqu’eux ne cherchaient pas à intervenir tandis que des gens plus jeunes auraient souhaité avoir leur mot à dire ».

Au milieu des années 1960, les Beatles et d’autres artistes anglo-américains ont propulsé la pop et la culture hippie au cœur de la contre-culture.

© Lenscap Photography/Shutterstock

Et le monde numérique créa Taylor Swift

Les possibilités de production et de diffusion artistiques offertes par Internet, les réseaux sociaux et les technologies numériques pourraient laisser penser que la culture peut aujourd’hui plus que jamais contrer le pouvoir et ses mécanismes de sélection. « Le contexte de la musique numérisée devrait en principe être une sorte de paradis puisque toute la scène alternative peut désormais s’alimenter de ces nouvelles possibilités technologiques », avance Christophe Den Tandt. « Or ce monde a créé des grandes vedettes planétaires comme Taylor Swift, qui correspondent tout de même à une vision très fortement standardisée de la pratique culturelle. Bien sûr, d’un autre côté, il devrait être possible d’utiliser ce type de moyens de production et de diffusion pour former une culture alternative, s’il n’existait pas une extrême fragmentation de la production musicale… » Comme si, avec la surproduction de contenus culturels, la marge avait cessé d’être un espace identifiable et difficile d’accès pour devenir un lieu facile d’accès mais insituable, englouti dans une masse de propositions plus ou moins stéréotypées.

Manipulation 4.0

Nul n’ignore ainsi que lors des dernières élections présidentielles américaines, des personnalités comme Taylor Swift, Katy Perry ou Bruce Springsteen se sont prononcées en faveur de la candidate Kamala Harris et surtout contre Donald Trump. Mais est-il encore permis à ces grandes stars de l’industrie musicale d’être « contre » ? « Il faut se rendre compte que depuis une dizaine d’années déjà, la droite et l’ultradroite américaine ont essayé de se constituer en nouvelle contre-culture, autour de l’idée que le conservatisme en est l’incarnation », souligne Christophe Den Tandt. Et cette nouvelle contre-culture s’est notamment formée à travers des réseaux et des communautés de gamers. Or ce positionnement n’est pas sans lien avec le fait que les voix politisées qui se prononcent aujourd’hui pour le camp progressiste sont des artistes très consensuels. » Une inversion des pôles aux conséquences politiques palpables.

La droite et l’ultradroite américaine ont essayé de se constituer en nouvelle contre-culture, et les voix politisées qui se prononcent aujourd’hui pour le camp progressiste, comme Taylor Swift, sont des artistes très consensuels.

© Ascannio/Shutterstock

  1. Frédéric Rondeau, « Contre-culture », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, mis en ligne sur ressources-socius.info.
  2. Ibid.

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