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Les cultureux
Quand les jeunes (re)prennent la parole
Mehdi Toukabri · Journaliste multimédia
Mise en ligne le 23 mai 2025
Organisé deux fois par an par la Ligue des droits humains (LDH) dans le cadre du projet « Jeunes et politique », un affrontement d’idées est réalisé entre jeunes de différentes écoles secondaires bruxelloises. Le but : se mesurer verbalement les uns aux autres sur des sujets brûlants. La particularité de l’exercice réside dans la contrainte imposée : chacun doit défendre une position qui ne reflète pas forcément son opinion personnelle. Avec trois thématiques axées sur l’univers carcéral, cette édition propose aux jouteurs une plongée dans l’art du plaidoyer et du libre examen.
Photo © Ligue des droits humains
L’atmosphère est électrique. Après une dernière répétition en petit comité avec les animateurs qui les chapeautent, les jeunes ont investi la salle de spectacle de l’Espace Magh ce 24 mars. Sur scène, deux longues tablées parsemées de micros attendent leur premier orateur. En face, une cinquantaine de jeunes, répartis au sein du public, chuchotent entre eux. Çà et là, des rires nerveux éclatent. Le trac est à son apogée. « Je suis très stressé, car je passe en tout premier. Mais je pense que dès que j’aurai récité mon texte, ça ira mieux », explique Reda, 18 ans et élève à l’Institut Saint-Louis. À ses côtés, Rayan, 17 ans et étudiant de la même école, est plus serein : « Personnellement, je suis très décontracté, je suis sûr que ça va aller, je suis très confiant par rapport à mon texte. » Pour ces jouteurs d’un soir, ce débat ne rime pas avec un simple événement scolaire, mais bien avec un véritable exercice grandeur nature de démocratie.
Un entraînement intensif pour une épreuve d’éloquence
La préparation des jeunes n’aura duré que trois journées. Encadrés par des animateurs de l’ASBL Association jeunesse pour la libre expérience (AJILE, ex-Confédération parascolaire), de la Fédération de centres d’information et de documentation pour jeunes (CIDJ) et par des professionnels du milieu des droits humains, ils ont pu s’exercer à la maîtrise de sujets complexes, mais aussi à l’affûtage de leurs arguments. Pour cette édition de mars 2025, trois questions en lien avec le monde carcéral sont imposées aux participants. Pour chaque thématique, les groupes sont formés au hasard : le premier est pour, l’autre est contre. « C’est un espace où les jeunes ont pu apprendre à argumenter, à prendre position, mais aussi à expérimenter sur ce que c’est de prendre la parole en public », commence Carla Gillespie, coordinatrice chez AJILE. « Grâce au coaching qu’on leur propose, ils apprennent à défendre une idée avec rigueur et logique, même si elle les dérange. Cela les oblige à sortir de leur zone de confort et à comprendre le raisonnement de l’autre. »

Dans le cadre du projet « Jeune & Politique », les élèves sont invités à découvrir l’art de l’argumentation comme outil citoyen.
© Ligue des droits humains
L’objectif de la joute n’est pas de sortir vainqueur, mais d’acquérir des compétences précieuses et emplies de libre-examen. L’exercice permet de « prendre de la distance, de ne pas s’enfermer dans un point de vue, dans une vérité, mais justement de s’ouvrir à toutes les vérités qui existent pour essayer de faire de nous des citoyens qui soient vraiment éclairés ». Et Carla Gillespie, également membre du jury, de poursuivre : « Ce qui est intéressant, c’est que ce ne sont pas eux qui ont choisi s’ils étaient pour ou contre. Ils n’ont pas servi leur cause. Cela les oblige à s’ouvrir à l’autre, à s’ouvrir à une manière différente de voir le monde. »
Des arguments affûtés, un plaidoyer tranchant
Reda, le premier orateur, s’avance : « Notre équipe est présente devant vous pour répondre à la question suivante : faut-il privilégier le port du bracelet électronique par rapport aux peines de prison en Belgique ? Nous avons constaté qu’en Belgique, il y a 12 700 prisonniers pour seulement 11 000 places disponibles. Chaque cellule comporte un lit superposé et un lit au sol. Les prisonniers passent vingt-deux heures par jour à trois dans moins de 20 m². » La deuxième oratrice de l’équipe enchaîne : « Les droits de l’homme sanctionnent la Belgique pour traitement inhumain. Notre pays préfère entasser des gens en prison comme des sardines dans une boîte plutôt que de penser à leur bien-être. » L’introduction terminée, une présentation des jouteurs est réalisée par Reda et sa comparse. L’équipe adverse en fait de même. La joute peut commencer.

© Ligue des droits humains
Le premier jouteur de la soirée prend la parole. Défendant fermement son point de vue, Reda ne lâche pas ses adversaires des yeux. « Pour nous, le bracelet électronique est la meilleure peine à privilégier. Pour cela, je vais prendre un témoignage très concret. Fabien, patron d’un restaurant, est condamné pour vol à main armée et trafic de stupéfiants à de nombreuses reprises. Il a réussi à aménager sa peine et s’est très bien réinséré dans la société. Tout cela grâce au bracelet électronique qui lui a permis de reprendre un train de vie sain, au lieu d’être en prison à poireauter sans aucun objectif. Ne pourrait-on pas offrir une chance aux condamnés plutôt que de les jeter en prison et de leur coller l’étiquette des pourritures de la société ? Savez-vous qu’en défendant cette position, vous détruisez le désir de changement de nombreux détenus dans tout le pays ? »
L’équipe adverse, les « contre », riposte immédiatement : « Pour commencer, posons une question simple : qu’est-ce qu’une peine alternative ? Ce sont des peines prononcées par le juge à titre principal pour remplacer la peine d’emprisonnement. Je souhaite, ici, parler de liberté. Le bracelet électronique est-il vraiment une liberté ? Non, il est quasi identique à la prison. On a des horaires stricts comme en prison et un périmètre limité également. Exemple pour l’horaire : si un jour je rate mon bus – imaginez un retard de quinze minutes –, ces quinze minutes sont additionnées pour le prochain jour. Est-ce vraiment ça, la liberté ? Est-ce vraiment compter les minutes ? » Les arguments s’échangent et fusent jusqu’à la conclusion et la fin de la manche.
La joute verbale comme outil démocratique
La joute désormais terminée, la pression retombe pour les jeunes Bruxellois. Pendant que la salle se vide de son public, Rayan regarde la scène, les yeux scintillants. « J’ai vraiment pris beaucoup de plaisir. Ça m’a rappelé mes années de théâtre lorsque j’étais en début de secondaire. C’est important pour moi d’avoir vécu ce moment, parce que grâce à cela, mon élocution s’est améliorée. Je pense que le fait d’avoir travaillé l’argumentation permet justement de développer notre esprit critique et de faciliter un peu les décisions qu’on devra prendre plus tard en société. »
Resté sur scène, Olivier Boutry échange avec les autres membres du jury. Fier du bon déroulement de l’événement, l’animateur à la Ligue des droits humains est convaincu de son impact positif sur les participants. « Lorsque l’on réalise des animations dans les écoles, on constate que les jeunes ont très peu l’occasion de pouvoir donner leur avis et qu’ils n’ont pas forcément en tête que, dans une démocratie, les citoyens ne doivent pas être tout le temps d’accord. L’idée de cette rencontre de joutes verbales a toujours été de donner la parole aux jeunes, de faire en sorte qu’ils puissent saisir certains enjeux de société, ici liés aux droits humains. Ils ont aussi leur mot à dire. »
Et le président du jury du soir de conclure : « La plupart sont en fin de secondaire. Dans peu de temps, ils vont entrer dans la vie active. Ils ont aussi le droit de dire qu’ils ne sont pas d’accord avec certaines politiques publiques, d’aller à un conseil communal, etc. Nous n’avons pas la prétention de les former à l’argumentation. Nous souhaitons qu’ils en aient quelques notions. Le projet se fait en plusieurs étapes, avec notamment des experts qui discutent à bâtons rompus avec les jeunes pour justement décloisonner cette espèce de savoir démocratique. Et pour que les jeunes, qui ont parfois peur de prendre la parole, la prennent ou la reprennent. »
Jeunes & Politique
Le projet « Jeunes & Politique », organisé deux fois par an par la Ligue des droits humains, s’adresse aux jeunes de 5e et 6e secondaire de différentes écoles de Bruxelles.
La prochaine édition aura lieu le 15 octobre 2025.
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