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Quand la tech
sert la
domination masculine

Lucie Barridez · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM

Mise en ligne le 21 octobre 2024

Ainsi, la tech ne sera plus « patriartech », un outil du patriarcat et du capitalisme, mais un instrument de libération et de mutation. Un outil qui nous permettra de construire un monde meilleur et non le meilleur des mondes. Et vous, quelle est votre protopie ? »

« Patriartech ». Encore un terme pompeux, pensez-vous ? Pour en découvrir la signification, mais surtout sa portée, plongez-vous sans plus attendre dans l’essai du même nom de Marion Olharan Lagan, professeure et « repentie » de l’entreprise Big Tech Amazon. Vous y apprendrez tout de l’histoire de l’essor technologique, révélant une fois de plus comment le monopole exercé par une petite catégorie d’hommes blancs, riches et assoiffés de pouvoir conduit rarement à une société plus épanouie et égalitaire.

Comme dans beaucoup d’autres domaines, les femmes et autres minorités ont été invisibilisées dans leur contribution au développement technologique, jusqu’à être exclues des sphères de gouvernance et d’innovation. Longtemps, elles ont été reléguées au rôle de collaboratrices des « grands hommes de sciences ». Ensuite elles ont dû dépendre de la volonté de leurs « maîtres » pour faire connaître leurs découvertes et productions, ou de la considération des chercheurs en histoire capables de discerner les biais de genre dans la recherche. Le résultat ? Leur rôle et la richesse de leurs découvertes scientifiques ont été ignorés, faisant d’elles les victimes d’une « injustice épistémique », comme le nomme la philosophe Miranda Fricker.

Aujourd’hui, l’univers de la tech semble avoir pris le pli de l’inclusivité. Pourtant, Marion Olharan Lagan nous montre que ces efforts restent superficiels. En France, le secteur de l’informatique ne compterait ainsi que 12 % de femmes. Dans les grandes entreprises comme les GAFAM – Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft –, elles sont surtout présentes dans les domaines de la communication, du marketing ou des services clients. Et elles sont souvent exposées à la violence sexiste et institutionnelle, comme en témoignent les nombreux cas de harcèlement.

Pendant ce temps, les hommes à la tête des plus grosses industries de la tech comme Meta, X et Amazon font du monde leur terrain de jeu. Ils exploitent tout sur leur passage, pratiquement sans aucune limite : nos ressources terrestres et vitales, nos données personnelles, notre temps, notre libre arbitre, notre agentivité, et finalement tout ce qui participe à notre autonomie. Ce faisant, ils pérennisent la reproduction de leur capital et imposent implicitement leur volonté ainsi qu’une vision du monde empreinte de domination masculine caractéristique du patriarcat.

C’est ainsi que Marion Olharan Lagan définit le concept de « patriartech » : « l’alliance des outils les plus invasifs de nos vies privées et d’une oppression structurée depuis des siècles pour servir la domination d’un tout petit groupe ». Bien que cette définition puisse donner l’impression de flirter avec les idées complotistes sur le contrôle de l’humanité par une élite, il n’en est rien. Marion Olharan Lagan démontre avec rigueur et étayement l’intersection du capitalisme, du patriarcat et de la tech comme modèle de domination.

Utilisant l’historicité comme méthode, elle met très justement en lumière les tensions qui ont jadis façonné le développement technologique et qui agissent encore aujourd’hui. Son objectif n’est autre que de réactiver l’agentivité du lecteur ou de la lectrice au moyen de la connaissance de ce qui l’aliène. La généalogie qu’elle esquisse se clôture par une invitation à l’utopie, à l’instar de la philosophe Donna Haraway pour qui l’important est « les histoires qui fabriquent des mondes et les mondes qui fabriquent ces histoires ». L’autrice imagine alors la « protopie » d’un monde où la tech est un instrument de libération à l’égard de la domination patriarco-capitaliste et de mutation, laissant lecteurs et lectrices à leurs rêveries, mais encore relativement impuissant.e.s face aux défis monstrueux à relever.

Marion Olharan Lagan, Patriartech. Les nouvelles technologies au service du vieux monde, Marseille, Hors d’atteinte, 2024, 256 pages.

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