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Vous dites?
PEUT-ON ÊTRE LAÏQUE ET LIBRE PENSEUR ?
Xavier DELGRANGE
Maître de conférences à l’UCLouvain – Saint-Louis, Bruxelles et à l’Université Libre de Bruxelles, professeur invité à l’Université Jean Moulin, Lyon 3
Mise en ligne le 25 avril 2025
Photo © Shutterstock
Dans la dernière publication du Centre d’Action Laïque, Affirmer la laïcité en Belgique au XX » siècle, Véronique De Keyser et Benoît Van der Meerschen, respectivement présidente et secrétaire général du CAL, me classent dans la « mouvance chrétienne » et me rangent parmi « les opposants chrétiens à la laïcité », sous le prétexte qu’à propos de la question de l’inscription de la laïcité dans la Constitution belge, j’ai commis un article dont ils déduisent que je suis de ceux qui pensent « qu’il est inutile, voire dangereux de tenter de modifier la Constitution puisque la laïcité y est déjà » (pp. 31-32). Cet article est disponible en ligne, si bien que le lecteur curieux pourra vérifier l’exactitude de ces assertions (Cahiers du CIRC n° 4, « Les débats autour de l’inscription de la laïcité politique dans la Constitution belge », juillet 2024, www.circ.usaintlouis.be/la-recherche/home-v3/les-cahiers-du-circ ).
Assigner d’autorité une appartenance à une personne et lui attribuer des convictions en se fondant sur des éléments choisis de son passé (« issu des milieux universitaires chrétiens ») est une violation choquante de la liberté de conscience et de la vie privée. La démarche me semble également en totale contradiction avec les valeurs défendues par le CAL, dont les statuts affirment que la laïcité vise à l’émancipation des citoyens. Je m’enorgueillis d’enseigner à la fois à Saint-Louis et à l’ULB et de m’efforcer constamment de jeter des ponts entre ces deux universités bruxelloises.
Rien d’irrémédiable toutefois à ce différend puisque Véronique De Keyser et Benoît Van der Meerschen m’offrent la possibilité de rappeler, sur le site de « Espace de libertés », les positions que je défends notamment dans l’article cité.
Il faut tout d’abord rappeler qu’en Belgique, la laïcité politique doit être soigneusement distinguée de la laïcité philosophique. Comme l’a relevé ironiquement le Conseil d’État dans un arrêt de 2010, « la Constitution belge n’a pas érigé l’État en un État laïque. Les notions de laïcité, conception philosophique parmi d’autres, et de neutralité sont distinctes ». Faut-il en déduire, avec Véronique De Keyser et Benoît Van der Meerschen, que la Belgique n’est pas laïque ? Certainement pas car le Conseil d’État vise ici la laïcité philosophique, « conception philosophique ». Le Conseil d’État adopte dans le même arrêt une définition de la neutralité de l’État qui comprend les quatre ingrédients de la laïcité politique : deux principes substantiels dans l’ordre des finalités, la liberté de croyance et l’égalité des citoyens ; deux structurels dans l’ordre des moyens, la neutralité de l’État et la séparation des Églises et de l’État. Ces quatre éléments constitutifs de la laïcité politique sont identifiés par l’immense majorité de la communauté scientifique et consacrés en jurisprudence. Michel Leroy, qui se revendique du libre-examinisme qu’il professa longtemps à l’ULB, affirme que « si l’État belge ne se proclame pas laïc, il l’est, et même plus que son voisin du sud et depuis plus longtemps ».
Ensuite, il est erroné de croire que la notion de laïcité politique est d’une clarté univoque. Cette illusion, entretenue par certains en Belgique francophone, laissent totalement pantois les Français, qui s’étripent quotidiennement sur les implications de la laïcité. En tout cas, il n’est mathématiquement pas possible d’affirmer qu’elle est plus claire que la neutralité puisque celle-ci en est une de ses composantes. Or la clarté ne surgit pas du mélange. Il ne serait pas malvenu de l’inscrire au fronton de notre Constitution mais cela ne mettrait pas un terme à tous les débats car on ne parviendra jamais à en dégager une définition unanime et immuable. En outre, ajouter cette caractéristique ne suffira pas à effacer d’autres dispositions constitutionnelles que certains laïques voudraient voir disparaître, comme celles qui garantissent le financement de l’enseignement libre confessionnel ou le salariat des ministres des cultes. Il faudrait pour cela abroger les articles qui prévoient ces interventions étatiques. Un État laïque peut cultiver plusieurs formes de séparation et de neutralité, promouvoir plusieurs conceptions de la liberté et de l’égalité. Et la laïcité organisée n’a pas le droit de jeter l’anathème sur ceux qui professent une autre vision de la laïcité politique que celle qu’elle adopte à un moment donné. Elle n’a pas le monopole de la définition de la laïcité politique, qui n’est pas un dogme mais un principe politique et juridique en constante évolution, qui fait heureusement débat dans une société démocratique. La laïcité philosophique n’a pas l’apanage de la pensée libre, même un catholique peut se déclarer adepte de la laïcité politique et débattre de son contenu, pour autant qu’il n’en travestisse pas les éléments essentiels.
La laïcité me passionne en ce qu’elle conjugue deux valeurs juridiques que j’ai passionnément défendues tout au long de ma carrière, la liberté et l’égalité. Il y a autant de manières de décliner ces principes que d’États laïques, c’est un aveuglement de croire que la France détient le monopole de sa définition. Et je vois beaucoup d’avantages à la manière dont ces valeurs sont conçues en droit belge. L’État intervient positivement pour promouvoir la liberté, notamment convictionnelle. De même, il ne s’arrête pas à une vision formelle de l’égalité mais privilégie sa concrétisation en recourant aux discriminations positives et même aux accommodements raisonnables, et en accordant une attention particulière à la protection des minorités.
La Belgique se distingue de la France par son pluralisme et par le financement assumé d’institutions convictionnelles comme les cultes, la laïcité organisée ou l’enseignement libre. J’y suis personnellement favorable et suis convaincu que cette intervention n’est pas incompatible avec la laïcité politique, pour autant qu’elle respecte scrupuleusement la neutralité de l’État et l’égalité de tous. La laïcité organisée a d’ailleurs, à juste titre, revendiqué le bénéfice de ce financement au même titre que les cultes. Irait-on dire qu’un État qui finance les partis politiques perd sa neutralité ? La Belgique a toutefois été récemment condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour le caractère discriminatoire de son régime de reconnaissance des cultes. Il sera tout sauf simple de réformer ce régime pour en garantir l’objectivité. Cela suppose déjà que l’on s’entende sur ce qu’est un culte et à quelles conditions, notamment de respect des droits fondamentaux, il doit répondre pour pouvoir prétendre à un financement. Faut-il rappeler que la France, en Alsace-Moselle, perpétue un système très proche de celui pratiqué en Belgique, avec la bénédiction du Conseil constitutionnel ?
De même, je trouve que la Ligue de l’Enseignement devrait abandonner son combat pour un réseau unique et la fin du financement de l’enseignement libre. En revanche, elle devrait mettre toute son énergie pour imposer enfin la complète gratuité de l’enseignement obligatoire et, plus généralement, la lutte contre la ségrégation scolaire, terrible négation de l’idéal d’égalité des élèves, qui atteint des sommets en Communauté française. Et tant pis s’il s’avère nécessaire de renforcer le pilotage de l’enseignement au détriment de la liberté des établissements d’enseignement. En ce domaine, il y aurait place pour de l’activisme juridictionnel, pour des actions menées par des parents pour contester les frais imposés dans le cadre des activités d’enseignement.
À propos de la neutralité de l’enseignement officiel, je suis favorable au remplacement intégral des cours engagés de religion et de morale par le cours de philosophie et de citoyenneté, qui devrait monter en puissance et être donné par des enseignants solidement formés. Mais il me paraît évident que ce remplacement nécessite une révision de la Constitution qui, par deux fois, impose l’organisation de ces cours dans l’enseignement obligatoire. Or la Constitution a notamment pour objet de consacrer les libertés fondamentales et de protéger les minorités. La vider de son sens en prônant une interprétation contraire au texte et à son contexte historique est un grave précédent, qui pourrait inspirer d’autres aventures juridiques dramatiques, dans l’ambiance populiste ambiante. En attendant, pourquoi la laïcité organisée ne s’inspirerait-elle pas de sa branche flamande pour assumer, à l’égard du cours de morale, le même rôle que les autorités de culte à l’égard des cours de religion ?
Enfin, je ne suis absolument pas convaincu par la nécessité d’interdire le port de signes convictionnels – en fait, le foulard islamique – dans la fonction publique et en tout cas aux élèves. Dans le dernier ouvrage du CAL, Benoît Van der Meerschen souligne très opportunément que la décision de passer d’une neutralité inclusive – qui se concentre sur le comportement de la personne, son attitude non-discriminatoire, exempte de prosélytisme – à une neutralité exclusive – qui s’étend à l’apparence et prohibe donc les signes convictionnels – doit être l’œuvre du législateur. Et comme la neutralité exclusive est davantage attentatoire aux libertés de ceux sur qui elle pèse, le législateur doit démontrer sa stricte nécessité, qu’elle répond à un besoin véritable et concret, pour reprendre les termes des juges européens. Il faut ajouter dans la balance les évolutions apportées par la Convention ONU relative aux droits de l’enfant de 1989, qui reconnaît l’enfant comme une personne à part entière, douée de droits, notamment de la liberté d’expression. À ce jour, le législateur n’est pas intervenu. Dans la dernière affaire relative au foulard à l’école, la Ville de Bruxelles s’est inclinée devant la décision de justice lui enjoignant d’accueillir des étudiantes voilées. Le CAL a entendu se substituer à l’autorité politique pour imposer la poursuite de la procédure. La Cour constitutionnelle a considéré que, ce faisant, le CAL entendait « transformer la procédure en débat idéologique, bien éloigné des intérêts » des victimes de la discrimination. Et si l’on abandonnait les postures idéologiques pour envisager concrètement la promotion de la liberté et de l’égalité de tous les justiciables ?
Dans l’attente d’une intervention proportionnée du législateur, je m’en tiens à la solution retenue par le Conseil d’État de France en 1989, à l’époque soutenue par les partis laïques et… le CAL, qui considère que la liberté d’expression des élèves n’est pas contraire à la laïcité, pour autant qu’elle ne constitue pas un acte de pression ou ne perturbe pas le déroulement des activités scolaires. J’ai le sentiment que la focalisation sur le foulard occulte les véritables enjeux de la neutralité scolaire, que les enseignants se sentent bien seuls à affronter, notamment la sauvegarde d’un climat scolaire propice à à la transmission de tous les champs du savoir – les sciences de la vie, le phénomène religieux, l’éducation physique, l’éducation affective et sexuelle – et la préservation de la liberté d’expression des enseignants, indispensable à un enseignement de qualité.
Dans leur article, Véronique De Keyser et Benoît Van der Meerschen soulignent que le milieu laïque s’inquiète de la montée des conservatismes religieux et des menaces de l’extrême droite. Mais pourquoi alors vouloir désigner comme ennemis de leur cause des personnes qui, comme moi, partagent ces préoccupations ? La laïcité organisée, pour se mobiliser, a-t-elle encore besoin de désigner à ses troupes des adversaires qu’il faut combattre, ses idéaux ne sont-ils pas suffisamment ancrés pour être portés en toute autonomie ? N’est-il pas l’heure au contraire, n’y a-t-il pas urgence à réunir tous les démocrates préoccupés de liberté et d’égalité pour défendre nos acquis sociétaux contre le travail de sape des populismes ? Tant qu’à réviser la Constitution, pourquoi ne pas commencer par y inscrire certaines victoires de la laïcisation des institutions, comme le droit à l’avortement, à l’euthanasie, au mariage pour tous ? Il devrait encore être possible de trouver la majorité parlementaire requise pour ce faire.
Dans Centre d’Action Laïque, il y a action. À mon sens, le CAL doit mener de front deux combats également légitimes, l’un pour la laïcisation politique de nos institutions, l’autre pour la promotion de la laïcité philosophique. Et si, pour bien distinguer ces deux fronts, il revoyait sa dénomination, ainsi que le suggère Caroline Sägesser, en reprenant le nom que son homologue flamand vient d’abandonner, la Libre Pensée ? Il me semble que cela exprime plus explicitement et élégamment les convictions qui portent ce mouvement. Et l’on pourra penser librement la laïcité, que l’on soit libre penseur ou non…
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