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Les cultureux
Les artistes, gardiens
des droits humains ?
Julie Luong · Journaliste
Mise en ligne le 15 février 2022
Nombreux sont les artistes dont l’œuvre met en valeur le respect des droits humains (longtemps appelés droits de l’homme) et leur ambition de garantir à chaque individu des droits inaliénables et universels, quels que soient ses particularités et le pouvoir en place. Dans les sociétés où ces droits sont bafoués, la créativité est toujours le premier ennemi à abattre. Dans celles où ils semblent conquis, il leur faut s’attarder dans les interstices inexplorés de l’injustice et anticiper les menaces.
Photo © Shutterstock
Depuis le milieu du XXe siècle, les artistes se sont souvent posés eux-mêmes en ardents défenseurs des droits humains. Les droits culturels, qui en font partie, garantissent certes leur légitimité à s’exprimer et à rencontrer le public, mais leur engagement ne peut se réduire à une forme d’opportunisme. « Je ne pense pas que l’artiste se sente obligé de s’emparer de la question des droits humains », commente Maryse Hendrix, coordinatrice culture à Amnesty International Belgique. « Seulement, l’artiste est un miroir de son époque. Or, malgré les retours en arrière, au cours du XXe siècle, les droits humains ont tout de même été installés dans nos sociétés comme quelque chose de transcendant et de primordial. »
Un miroir tourné vers l’avenir
Reflet de son temps, c’est aussi à l’avenir que l’artiste, le plus souvent, tend un miroir. Précurseur, visionnaire parfois, prenant le risque de ne pas être compris de son vivant. En témoigne l’intérêt récent pour la dimension politique du travail de certaines artistes comme Niki de Saint Phalle, longtemps perçue comme la créatrice de Nanas gentiment colorées et aujourd’hui érigée en icône féministe, dont l’ambition même constitue une réponse à la violence sanglante du patriarcat. « L’artiste montre une réalité qui n’est pas celle du journalisme. Il y ajoute quelque chose qu’il a en lui, qui est de l’ordre de la créativité, de l’imaginaire et nous montre la réalité non seulement comme elle est mais comme elle pourrait être. Et cela, par rapport aux droits humains, est évidemment extrêmement intéressant », estime Maryse Hendrix.
Car les droits humains, pour universels et transcendants qu’ils soient, sont mobiles et viennent désormais occuper des interstices autrefois ignorés ou laissés à l’abandon. La vivacité renouvelée de la pensée féministe comme les enjeux brûlants liés à la décolonisation en témoignent. « Aujourd’hui, on est en train de prendre de la hauteur et de comprendre que ce qui lie tous les droits humains – droits de l’enfant, droits des femmes, etc. –, c’est la question du rapport dominants-dominés », poursuit Maryse Hendrix. « Avant, on réduisait chaque problème à son enveloppe. Aujourd’hui, on voit qu’il est toujours question de la même chose : l’exploitation de l’homme par l’homme. Et je suis persuadée que l’art, dans ce domaine, fait avancer les choses. »
Grille de lecture
Ces questionnements sont même devenus si cruciaux que l’art contemporain ne peut souvent s’appréhender et se comprendre qu’à travers eux. « Aujourd’hui, les droits humains sont devenus une grille de lecture et un critère de sélection pour nombre de lieux d’exposition et de grandes manifestations comme la Biennale de Venise ou la Documenta de Cassel », commente Jean-Philippe Theyskens, attaché au département médiation culturelle des Musées royaux des Beaux-Arts. « Les œuvres y sont mises en relation avec de grands faits d’actualité et des thématiques qui – au-delà de l’esthétique et de la philosophie – rejoignent les droits humains : l’immigration, la mondialisation, les disparités nord-sud, la place des humains dans les villes, l’attitude à tenir face à l’écologie… On peut considérer que ce sont des thèmes parfois un peu bateau ou un peu larges, mais qui sont sans conteste un moteur d’inspiration pour les artistes. »
Mêlée aux armes et au contexte de guerre actuel, la peinture rouge d’Anish Kapoor se mue en chair à canon.
© Anish Kapoor/DACS/ADAGP/David Levene
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Kamel Mennour (Paris)
Difficile ainsi de ne pas voir dans l’œuvre noire et sanguinolente d’Anish Kapoor à la dernière Biennale de Venise une dénonciation de la guerre et de son horreur. Un message consensuel ? « On pourrait se dire que oui, que tout le monde est contre la guerre… mais ce qu’on voit aujourd’hui avec la Russie et l’Ukraine, c’est que ce n’est pas le cas », estime Maryse Hendrix. Bien sûr, le public de la Biennale de Venise et autres grand-messes de l’art contemporain demeure restreint. Mais la circulation des images – et des polémiques – à travers les réseaux sociaux et les voies d’Internet offre à l’art contemporain et aux questions qu’il pose une vitrine inégalée. « Parfois, la question des droits humains prend tellement de place que l’impact artistique semble moindre », remarque Jean-Philippe Theyskens. « Pour pouvoir comprendre l’œuvre, on peut avoir l’impression d’avoir besoin d’un syllabus, d’une documentation incroyable, qu’on attendrait plutôt d’un journaliste, d’un scientifique, d’un anthropologue, d’un politologue, d’un activiste. C’est à la fois la limite de ces œuvres, qui semblent parfois se cantonner à un pur contenu, mais aussi leur richesse puisqu’elles s’emparent sans limites de toutes ces thématiques. »
Un droit, une oeuvre
Il arrive aussi que les artistes se saisissent de la question des droits humains à travers des enjeux plus spécifiques ou plus locaux. « C’est le cas de Cécile Massart, par exemple, une artiste belge qui s’intéresse aux questions de recyclage du nucléaire », illustre Lyse Vancampenhoudt, guide et chercheuse en histoire de l’art. « Cette question des droits s’exprime notamment dans sa manière de travailler avec les riverains, dont elle considère qu’ils ont le droit de s’exprimer, de poser des questions et de recevoir des informations. »
Les installations de Cécile Massart telle que ces « Colours of Danger for Belgian High Level Radioactive Waste » entendent attirer l’attention sur la perpétuelle incertitude qui plane autour des déchets radioactifs, problématique en lien direct avec le droit à un environnement sain.
© Z33
Cette attention à la participation citoyenne et à la présence dans l’espace public est emblématique du travail de nombreuses femmes artistes et notamment de Françoise Schein, artiste belge de renommée internationale à qui l’on doit notamment l’inscription, sur des carreaux bleus de céramique émaillée, de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 dans la station de métro du Parvis de Saint-Gilles – un travail qu’elle a mené dans de nombreuses stations à travers le monde. En 1993, dans une interview à Libération donnée à l’occasion de l’inauguration de son œuvre dans le métro bruxellois, celle qui se revendique comme une « artiste des droits humains » déclarait : « Moi, je dis que la loi est une œuvre d’art. » Pas de beauté sans justice ou pas de justice sans beauté, le lien entre les deux se tisse et se retisse…
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