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Le jeu des puissances
en pleine mutation

Karim Benyekhlef · Professeur à la Faculté de droit et directeur du Laboratoire de cyberjustice de l’Université de Montréal

Mise en ligne le 24 juin 2025

Depuis quelques années, l’intelligence artificielle est de toutes les discussions. L’émergence récente des grands modèles de langage (« Large Language Models », en anglais), comme l’américain ChatGPT ou le chinois DeepSeek, a relancé, si besoin en était, ces discussions et, surtout, les risques réels ou fantasmés associés à l’IA. Celle-ci est appelée à pénétrer toutes les sphères et activités de nos sociétés contemporaines et à les transformer de manière radicale si l’on en croit ses promoteurs. Au-delà de cette économie de la promesse, pratiquée largement par les géants numériques et qui annonce des lendemains qui chantent, l’IA occupe une place prééminente dans les choix stratégiques des États.

Illustrations : Marco Paulo

C’est une véritable course à la puissance dans laquelle se sont engagés deux hégémons en matière d’IA que sont les États-Unis et la Chine. Mais l’Europe n’est pas en reste, affirmant son statut de puissance normative Brussels effect »). Le numérique, au sens large du terme, et bien sûr l’IA, se montre alors comme un enjeu tactique dans les rapports de force entre États.

La régulation de l’IA se révèle un angle fécond pour évoquer la rivalité stratégique des États autour de son contrôle. Évidemment, la concurrence entre la Chine et les États-Unis apparaît au premier plan, avec les multiples limites imposées par l’administration américaine (Biden comme Trump) à l’exportation vers la Chine de semi-conducteurs et de circuits intégrés (puces) et autres accessoires utiles à l’élaboration d’outils d’IA. La Chine n’a pas dit son dernier mot puisqu’elle impose également des restrictions sévères à l’exportation vers les États-Unis de terres rares, ingrédients essentiels à l’assemblage d’une kyrielle de produits électroniques, de l’iPhone aux missiles de croisière, en passant par les batteries électriques ou les éoliennes. La volonté de maintenir un avantage technologique ou de le rattraper mobilise les grandes puissances.

La géoéconomie, arme des temps modernes

La situation se complique avec l’Union européenne qui était considérée jusqu’alors comme une alliée stratégique des États-Unis. La géopolitique ne porte pas que sur les frontières, l’affirmation d’une hégémonie régionale ni une domination militaire. Elle comprend également une dimension économique loin d’être négligeable. On évoque alors la géoéconomie. Il s’agit d’une variante de la géopolitique qui promeut la domination économique comme modalité afin de garantir à l’État une prééminence stratégique. L’économie devient dès lors un champ de bataille où l’État cherche à assurer la primauté de ses entreprises dans leurs domaines d’activités respectifs. Le jeu géoéconomique ne se limite pas aux adversaires singuliers, si tant est qu’il y en ait encore au regard du vide idéologique régnant.

Il comprend également la lutte économique entre supposés alliés ou partenaires. La géoéconomie est au cœur de l’action récente des États-Unis, que ce soit par le recours aux sanctions économiques, des atteintes courantes aux principes du libre-échange au nom de la sécurité nationale, le refus de se soumettre aux décisions des panels de l’OMC, des mesures protectionnistes propres à permettre la réindustrialisation, etc. Ces mesures néo-mercantilistes ne sont pas le fruit de la seule administration Trump. Elles caractérisent l’action des États-Unis depuis une vingtaine d’années, même s’il faut bien reconnaître que cette administration est en passe d’accélérer celle-ci.

ia concurrence chine usa

L’État face aux plateformes : un défi westphalien

Or comme certains observateurs le notent, l’administration Trump n’entend pas restreindre ses manœuvres de subjugation à la seule Chine, l’Europe semble également dans le collimateur. L’IA est un produit d’Internet, puisque c’est à partir de la formidable masse de données collectées et stockées par et sur le Web que les grands modèles de langage se sont construits. Le big data a permis le développement d’outils d’apprentissage profond (deep learning). L’irruption des grands modèles de langage a entraîné une surenchère d’initiatives régulatoires, que celles-ci prennent la forme de déclarations, de recommandations, de codes de conduite, de lois ou de projets de conventions internationales.

L’observateur ne manque pourtant pas de noter que l’émergence d’Internet grand public au mitan des années 1990 n’avait pas suscité une telle volonté d’encadrement juridique ni même éthique. L’époque ne s’y prêtait pas. Le mur de Berlin tombait en 1989 et le triomphe du néolibéralisme supposait bien sûr que l’État n’intervienne pas pour brider d’une manière ou d’une autre les innovations induites par Internet. On s’est vite retrouvé avec des plateformes mondiales formidablement puissantes sur lesquelles les États n’avaient que peu de prises, puisque aux États-Unis comme en Europe, ils les avaient exemptées de toute responsabilité pour les contenus qu’on pouvait y trouver.

Ces plateformes dématérialisées, gavées aux données, congédient les frontières et posent un défi premier à l’État westphalien. Dans la tradition westphalienne, la délimitation des frontières internationales permet de consacrer, en premier lieu, le monopole du droit étatique sur un territoire donné. Elle marque la limite d’application du droit étatique. À l’extérieur des frontières nationales, des enjeux de puissance se dessinent – d’ordre militaire, économique, idéologique et technologique – et fondent l’action des États. La circulation de l’information sur Internet constitue dès lors un défi majeur à l’orthodoxie statocentrique. L’État cherche alors à regagner le cyberespace par une volonté de contrôler l’information qui y circule et les infrastructures physiques qui le portent.

L’Europe, shérif sans revolver ?

Après ces années de laisser-faire, l’Union européenne a adopté, dans les dernières années, une série de règlements afin de policer ces univers dématérialisés : le règlement général sur la protection des données, le Digital Services Act, le Digital Market Act et le règlement sur l’IA (AI Act). Ces initiatives éveillent la défiance de l’administration Trump qui entend s’opposer à celles-ci, estimant qu’elles brident injustement leurs champions nationaux (GAFAM). Or au moment où l’IA suscite tous les espoirs et les convoitises, il est hors de question que les normes de l’Union européenne ralentissent la course des GAFAM. D’autant que ces derniers se présentent dorénavant aux États-Unis comme un rempart contre la puissance chinoise et le meilleur moyen d’assurer la sécurité nationale. Il convient dès lors, avancent ces plateformes, d’éviter toute régulation qui pourrait amoindrir leur marge de manœuvre.

Et nuire, ce faisant, à la sécurité nationale, puisqu’elles seraient alors moins en mesure de faire face à la concurrence chinoise. Pour autant, et illustration supplémentaire de son incohérence, l’administration Trump n’abandonne pas les poursuites antimonopolistiques intentées contre Google, Meta et les autres. Mais les normes européennes ne sont pas du goût de l’administration. Par exemple, dans la foulée de l’affaire Snowden, de l’adoption du règlement général sur la protection des données de l’UE et de décisions de la Cour européenne de justice, le Congrès des États-Unis avait mis en place le Privacy and Civil Liberties Oversight Board avec pour responsabilité d’assurer le respect et la mise en œuvre des droits de protection des données personnelles des citoyens européens dont lesdites données sont exportées vers les États-Unis.

L’administration Trump a congédié tous les membres de cet organisme et a bien précisé qu’elle ne se pliera à aucune de ces règles européennes. Elle a adopté, le 21 février 2025, une directive dont l’intitulé laisse peu de doute sur ses intentions : « prévenir l’injuste exploitation de l’innovation américaine et imposer des droits de douane en rétorsion ». Et sont visés explicitement les instruments normatifs de l’Union européenne énoncés ci-dessus.

Cyberguerre : la nouvelle ligne de front

On note donc que la régulation de l’IA, et du numérique plus généralement, devient, dans le présent contexte, un thème central du débat public national et mondial. Cette régulation d’une technologie en progression révèle des enjeux géopolitiques majeurs pour les États. Un enjeu d’abord commercial : qui saura le mieux monétiser cette technologie et assurer son avance technologique ? Un enjeu politique : quelles seront les entreprises (nationales) qui contrôleront cette technologie et, par conséquent, les discours et les pratiques induits par celle-ci ? Un enjeu militaire : quel est l’État qui saura le mieux tirer un avantage militaire de cette technologie ? L’Europe, dépourvue de capacité industrielle et d’entreprises numériques à vocation planétaire, entend peser par le recours à la régulation (Brussels effect). Les efforts récents l’attestent. L’Union européenne semble croire que cette action normative saura pallier son important déficit industriel en matière numérique. Pourtant, comme le souligne l’économiste Élie Cohen, l’abandon par l’Europe de sa souveraineté industrielle au profit des États-Unis et des GAFAM ne saurait être compensé par un activisme normatif, puisque, « l’usage intelligent de la norme doit être appuyé par un pouvoir industriel, par une commande publique et par un contrôle du marché ». Il est donc clair qu’« être une puissance normative (ne) permettra (pas) à l’Europe de construire une puissance industrielle et technologique »1.

Reconquérir les claviers

Un découplage numérique se met en place entre l’Europe et les États-Unis, puisque ces derniers ne sont plus un partenaire fiable. Tout à leur lutte d’affirmation de leur prééminence technologique, les États-Unis pratiquent une géoéconomie offensive et parfois brutale. Cette posture géoéconomique est confortée par la position prépondérante des États-Unis dans le système financier international et la dollarisation de celui-ci, qui leur permet de contrôler les chaînes de valeur et une portion appréciable du commerce mondial dès lors que le dollar est utilisé dans une transaction ou qu’une composante made in USA se retrouve dans le produit ou l’outil transigé. Il revient donc à l’Europe, si elle en est capable, d’assurer sa souveraineté en bâtissant des plateformes, des centres de données et toutes les infrastructures nécessaires à son autonomie numérique. Les fondations technologiques d’Internet continueront de servir à tous les acteurs, mais les Européens auront tout intérêt à cesser de se reposer exclusivement sur les plateformes et les logiciels américains. Autrement, il est clair que les vulnérabilités européennes ne feront que s’exacerber, puisqu’on ne saurait confier à de tiers compétiteurs la tâche de développer les nouveaux outils d’IA et toute l’infrastructure y afférente. Cette autonomie apparaît d’autant plus nécessaire que la Chine a montré de formidables capacités en matière d’IA, notamment avec DeepSeek, un grand modèle de langage développé en code ouvert pour une fraction du prix des modèles américains comme ChatGPT ou Gemini. Le temps est compté. Le logiciel de l’après-guerre est maintenant obsolète. Les reconfigurations géopolitiques actuelles rappellent l’adage réaliste, oublié par une Europe idéaliste, selon lequel les États n’ont pas d’amis, mais seulement des intérêts

  1. Sophy Caulier, « Numérique : “Depuis ses débuts, l’Europe est ouvertement hostile à l’émergence de champions” », mis en ligne sur lemonde.fr, 11 septembre 2022.

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