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L’art pour tous,
la grande illusion ?

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 18 décembre 2024

Parfois, l’on considère que seules les personnes les plus cultivées ont accès à l’art. Une large partie de la population ne bénéficierait que de produits culturels dont l’enjeu est plus commercial qu’artistique. Le grand art serait-il alors une affaire d’élite ?1

Photo © Jo Pix/Shutterstock

Faut-il avoir étudié l’histoire de l’art pour être sensible à l’art ? C’est naturellement faux, même si cette discipline possède l’intérêt indéniable de mettre en évidence que de multiples critères ont tour à tour été utilisés pour juger une œuvre : la ressemblance à l’original, l’intensité des émotions qu’elle provoque, la réflexion qu’elle suscite. Aujourd’hui, ces critères sont aussi divers que les œuvres qu’il s’agit d’évaluer.

Il semblerait néanmoins que, dans la plupart des cas, ce que l’on considère comme art demeure lié à un processus. L’enjeu de celui-ci serait, pour peu qu’on y réfléchisse, de nous faire passer de la réalité à la réalisation. Non seulement l’artiste « réalise » une œuvre, mais il suscite aussi la réalisation en un autre sens : par son travail, on « réalise » que la réalité représentée est de telle ou telle sorte, car notre attention est attirée sur certains détails. Paul Klee disait ainsi que « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible »2. L’art aurait selon lui pour tâche de faire voir, il pousserait à prendre conscience de certains aspects du réel. En bref, il changerait notre perception du monde.

Des murs aux murmures

Selon cette vision des choses, l’art est une sorte de révélation. Mais celle-ci se distingue de celle de la religion. Pour peu que l’on mette à part l’art sacré, l’art ne révèle pas quelque chose qui est censé exister de toute éternité, mais seulement quelque chose qui est possible. L’art profane est un témoignage dont la logique est plutôt allusive que conclusive. L’art, en attirant l’attention sur les dimensions en puissance (les souvenirs, les attentes) dans le présent, convoque l’imaginaire et la possibilité que les choses puissent être autrement. À ce titre, comme le montre le philosophe John Dewey, l’art joue un rôle majeur pour nous sortir d’habitudes liberticides. Il serait le levier d’un changement possible, et introduirait un jeu dans le réel. Le peintre René Magritte l’exprime d’ailleurs très bien. Pour lui, il faut libérer la pensée prisonnière des habitudes. Il faut créer de la non-coïncidence en présentant la réalité de telle sorte que l’on ne puisse s’en contenter, faire tomber les murs pour faire résonner de nouveaux murmures.

L’art est alors l’auxiliaire de la liberté, de ce besoin fondamental qu’à l’humain de ne pas s’enfermer dans quelque chose. On ne s’étonnera donc pas que l’art puisse parfois se lier à des mouvements révolutionnaires. On dit souvent que c’est l’opéra de Daniel-François-Esprit Auber, La Muette de Portici, qui aurait finalement conduit les Belges à se révolter et à poser les bases d’un État indépendant.

Mais ce caractère émancipateur de l’art est à double tranchant. Si l’art fait voir autre chose, il peut aussi permettre à certains pouvoirs idéologiques de construire l’image d’une réalité qui leur sert. L’art de propagande nous détourne du réel, non pour nous émanciper, mais pour nous enfermer dans des fantasmes de pouvoir. La moralité est que l’art ne doit pas être pris pour argent comptant. On raconte que Zeuxis avait si bien dessiné des raisins sur un mur que des oiseaux fonçaient dessus, victimes de l’illusion. Ne faisons pas de même avec certains récits ou certaines œuvres.

Quand l’art se veut universel, il arrive qu’il se perde dans les mirages de l’accessibilité.

© Smeilov Sergey/Shutterstock

Des arts contre les déserts

La qualité d’une œuvre se mesure probablement à sa capacité à augmenter le sens du réel en libérant les possibles. Mais l’artifice qui vise à réduire, à appauvrir le réel, peut se faire passer pour de l’art. L’esprit critique doit alors mettre en balance l’œuvre et le monde pour juger si l’imaginaire auquel nous ouvre l’art tend à se substituer à la réalité ou lui donne une sorte de profondeur.

Le fait de pouvoir imaginer avec un regard critique une pluralité de possibles pour une situation est un droit fondamental. Mais dans les faits, le stress ou le manque de temps peuvent nous empêcher de mettre une réalité en perspective. Lorsque nous sommes accaparés par des préoccupations diverses, nous ne sommes pas sensibles à l’art et à l’imaginaire auquel il ouvre. Pour continuer à voir le monde autrement et imaginer d’autres possibles, il existe au moins deux solutions : favoriser l’accès à l’art et contrer l’emprise du prosaïque.

D’un côté, on peut donner le goût de l’art en général en permettant à des personnes qui n’ont pas accès à certaines formes de culture d’aller voir des spectacles variés. On peut faire descendre l’art dans la rue et lui donner une dimension conviviale plutôt qu’élitiste. On peut favoriser l’expression de tout un chacun en organisant des cours de théâtre, des lieux d’échanges culturels, des ateliers d’écriture, etc.

D’un autre côté, on peut s’attaquer à ce qui nous détourne de l’art en limitant le temps de travail, et en repensant la société. Face à notre environnement qui tend à se réduire à une composante fonctionnelle, et qui finit par placer l’humain dans un désert de sens, on peut ménager des espaces de rencontre et, de la sorte, préparer le terrain d’une mise en perspective.

Quand on prône « l’art pour tous », il ne faut pas viser un art de seconde zone, mais plutôt cette fonction émancipatrice de l’art qui nous introduit à un jeu de l’imagination avec le réel. Cette fonction est accessible à tous, mais elle dépend d’une forme de disponibilité liée à la politique culturelle en place et à des conditions de vie favorables.

  1. Le thème de la Semaine de la pop philosophie, saison XVI, qui s’est tenue à Marseille en octobre 2024 nous a inspiré cet article, NDLR.
  2. Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, 1998.

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